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Aymeric Monville : « Et si l’idée de progrès pouvait être sauvée ? »

Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision du progrès. Cette notion est-elle toujours pertinente ? Si oui, comment permettre le retour d’une ambition de progrès dans le débat public, et sous quelles conditions ? Comment la mettre en œuvre dans ce XXIe siècle de violentes convulsions ?

Voici la contribution d’Aymeric Monville, philosophe et éditeur.

« Fanal obscur » des Lumières ou extinction des feux ?

« Ce fanal obscur […] cette idée grotesque qui a fleuri sur le terrain de la fatuité moderne »,

c’est ainsi que Baudelaire, avec une éloquence que lui envieraient nos « néo-réacs » contemporains, caractérise le progrès. Le poète tonnait alors contre l’Exposition universelle de 1855 et surtout en un siècle, celui de Marx et de Hugo, où tout le monde a le mot « progrès » sur les lèvres.

On retrouve la même idée dans Mon cœur mis à nu :

« Théorie de la civilisation.

Elle n’est pas dans le gaz [comprendre « l’éclairage au gaz », — A.M.], ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes . Elle est dans la diminution des traces du péché originel ».

Il fallait en effet, à l’époque, un vrai non-conformisme et même un certain culot pour s’attaquer non pas directement aux Lumières mais à son symbole vivant, l’éclairage, au gaz en l’occurrence, invention alors récente et qui sortait peu à peu Paris des coupes-gorges et autres cours des miracles.

Une « grande barbarie éclairée au gaz », c’est toujours du Baudelaire, à propos des Etats-Unis, pays qu’il tient pour collectivement responsable de la mort d’Edgar Poe. Henry Miller parlera d’ailleurs de ce même pays comme d’un « cauchemar climatisé » symbole de la science sans conscience.

Ces imprécations, aussi férocement iconoclastes soient-elles, nous prouvent néanmoins que le refus du progrès, quand il est formulé clairement, ne peut cacher qu’il a partie liée avec quelque chose de religieux : le progrès ne peut effacer les traces du péché originel, car l’idée de la Chute est théologiquement, dogmatiquement, réaffirmée.

Les journaux intimes attestent, à cette époque, du tournant « catho tradi » de Baudelaire qui, après le coup d’Etat de Napoléon le petit, désespère désormais du peuple et s’abreuve à la pensée contre-révolutionnaire de Joseph de Maistre.

Notons tout de même que cette religiosité baudelairienne peut se targuer de s’élever au-dessus de la basse superstition et d’une croyance, elle aussi religieuse, au progrès : ainsi de Victor Hugo, visé dans ce passage, avec ses tables tournantes, ses esprits frappeurs et sa foi dans un avenir béat pour l’humanité qui lui fit dire — c’est resté célèbre tellement cela nous fait rire (jaune) aujourd’hui — que l’aviation allait permettre la fin des conflits.

Philippe Muray (1945-2006), le père spirituel des « néo-réacs » contemporains (notamment regroupés autour du magazine Causeur), avait déjà repris à son compte, dans Le XIXe siècle à travers les âges, la critique du « stupide XXe siècle », dada lui-même enfourché en son temps par Léon Daudet, de l’Action française.

La critique du progrès, on le comprend, est une aubaine pour les classes dominantes et les intellectuels qui trouvent cette domination honorable : l’homme pécheur doit triompher de l’homme naturellement bon, et autres naïvetés rousseauiennes. Naïvetés qui, soit dit en passant, avaient tout de même permis de formuler le contrat social et l’affirmation du principe de souveraineté populaire.

Je n’ai pris là que des exemples, parmi les plus éloquents, de contempteurs du progrès, mais il serait aisé de démontrer que cette attitude est devenue aujourd’hui, après trente ans d’arasement néo-libéral, la chose du monde la mieux partagée.

***

Et si l’idée de progrès pouvait être sauvée? Je pense que ce ne serait possible qu’à condition de la tirer définitivement de toute religiosité, dans un esprit laïc radical. Loin des imprécations baudelairiennes mais aussi de la superstition hugolienne.

Pour cela, je pense qu’il ne faut pas hésiter à mettre les pieds dans le plat et à dire que le progrès est bassement quantifiable : il fallait tant d’heures pour produire un quignon de pain au Moyen-Âge, il faut pour cela quelques secondes aujourd’hui. Point.

Tout le reste est subjectif, nous amène à des discussions interminables sur les « besoins », sur l’essence de l’homme dont un tant soit peu de marxisme nous rappelle que tout ce qu’on peut en dire, de cette essence de l’homme, c’est qu’elle n’est, au fond, que « l’ensemble des rapports sociaux », c’est-à-dire ce que nous en faisons, ce que nous en décidons, démocratiquement, indépendamment des mythologies et des dogmes.

Les forces productives peuvent échapper à notre contrôle ?

Impossible, par définition, puisque les forces productives, on l’oublie trop souvent dans le marxisme, impliquent les capacités humaines, et non simplement le progrès de l’outil.

C’est l’outil qui peut échapper à notre contrôle, mais le progrès, c’est celui des forces productives contrôlées, donc par les êtres humains. Ni plus ni moins.

Ce progrès, bassement quantitatif, à défaut de sauver les peuples du péché originel, peut déjà les sauver de la famine.

Entre le « fanal obscur » des Lumières fustigé par Baudelaire et l’extinction des feux, le « circulez il n’y a rien à voir », rien à espérer, j’ai bien envie de rappeler que le feu a été domestiqué il y a 400 000 ans, qu’il est intrinsèquement liée à l’idée d’humanité et que la flamme n’est pas éteinte.

Aymeric Monville pour Commune

Retrouvez ici les autres contributions à l’enquête de Commune sur le progrès

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