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Frank Burbage : « La dogmatique néolibérale exige de transformer en profondeur les sociétés »

Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision du progrès. Cette notion est-elle toujours pertinente ? Si oui, comment permettre le retour d’une ambition de progrès dans le débat public, et sous quelles conditions ? Comment la mettre en œuvre dans ce XXIe siècle de violentes convulsions ?

Voici la contribution de Frank Burbage, philosophe.

Des brèches, dans la noirceur des temps

« Il se peut que croire en ce monde, en cette vie, soit devenu notre tâche la plus difficile » (1)

Imaginons qu’une république riche de ses vertus démocratiques parvienne à garantir effectivement l’égal accès des enfants et des adultes à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. Ce serait à l’évidence et fort simplement dit, un progrès, au regard des situations qui prévalent actuellement, y compris dans les pays les plus riches, et très inégalitaires. Qui contesterait le fait ou la valeur de ce pas en avant, ou s’en inquiéterait – sauf à revenir au temps ou à l’idée d’une exclusive aristocratique, réservant à quelques excellents la vie d’une humanité épanouie ?

On a fait ou refait ce rêve de progrès, au sortir de la Seconde guerre mondiale, de ses violences extrêmes, dans les ruines des mondes et des destins à jamais brisés – tissant et retissant d’autres rêves plus anciens, élargissant la revendication des libertés politiques de celle des droits économiques, sociaux, culturels, eux aussi de haute nécessité. De tels « mots-principes » sont inscrits dans la Constitution du 27 octobre 1946, et dans son Préambule – pièces majeures du bloc constitutionnel français, aujourd’hui encore. Comme le droit d’obtenir un emploi, de n’y être jamais lésé – du fait de sa couleur, son genre ou sa personne. Comme le principe de participation des travailleurs, par la médiation de leurs délégués, « à la détermination de leurs conditions de travail, ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Autant de progrès possibles, autant de principes si rarement mis en œuvre ou si fréquemment déjoués.

Il y a loin toutefois de ces espoirs et de ces combats pour tel ou tel progrès, précisément assigné et pensé, à la considération plus générale et plus englobante de ce qui constituerait, au centre ou aux marges d’une histoire désormais globale, le progrès. Les tours et les ruses de la langue et de la grammaire nous égarent en effet souvent, de même que les dogmatiques optimistes qui peuvent leur être associées : « travaillez, peinez, souffrez, il en restera toujours quelque chose ! » (2). S’agit-il de nommer un progrès, ou ce progrès, en indiquant de manière précise des conditions déterminées de référence comme de signification ? On définit alors et on circonscrit un certain état ou une certaine étape des choses, bien mieux que lorsqu’on use de cet article qu’on dit « défini » et qu’on s’imagine que le progrès est quelque chose qui se laisserait rencontrer ou même penser. On croit en Dieu, disait Nietzsche, parce que l’on croit à la grammaire, et notamment à cette grammaire des articles définis et des substantifs insistants, qui nous attachent sans qu’on y prenne garde à la métaphysique des grandes choses. Il nous arrive ainsi de diviniser la nature, ou l’humanité même (3) ; l’histoire sans doute aussi, et avec elle, le progrès. Que reste-t-il du progrès, lorsqu’on se garde de diviniser l’histoire et lorsqu’on trébuche dans les ruines des optimismes défaits ?

Des équivoques persistantes

Or justement, les complications de l’histoire se mêlent à celles de la langue. Marx déjà s’y était rendu attentif, au rebours d’une interprétation par trop unilatérale ou abstraite des réalités du monde (4). Depuis l’explosion moderne du commerce mondial et la refondation de l’économie par Adam Smith et ses successeurs, la dynamique du progrès a en effet été revendiquée et mise au centre des politiques les plus libérales. Les capitalismes nouveaux (commerciaux, industriels, financiers) se sont tous voulus et se veulent aujourd’hui encore progressistes, en butte d’ailleurs souvent à de vives résistances (et déjà contre les enclosures dès avant la révolution industrielle) qu’il est d’autant plus difficile de qualifier de conservatrices ou de réactionnaires que certaines s’arc-boutent sur la défense des droits et des biens communs, fragiles et précieuses conquêtes populaires. Dans De la richesse des nations Adam Smith lui-même reconnaît et valorise cette passion qu’il tient pour fondamentale, propre à l’humanité, soutenue par les lumières scientifiques et technologiques comme par le jeu proprement infini de la rivalité sociale : l’aspiration non seulement à conserver mais aussi à améliorer sa condition. Passion « progressive » qui alimente selon lui – et ceux-ci l’alimentent en retour – la création des richesses et le ressourcement perpétuel du capital : en libérant le commerce et plus généralement le travail, la production et l’échange des biens et services, des vieilles tutelles monarchiques ou corporatives ; en reconnaissant à la vie sociale une certaine autonomie et cette capacité d’auto-détermination que l’on sait aujourd’hui précieuse et que l’on revendique même, au nom des libertés individuelles et collectives. On peut penser à ce qui s’est joué dans les Provinces-Unies au XVIIe siècle et à ce qui s’y est expérimenté d’une toute nouvelle tolérance religieuse et morale, et d’une capacité de circuler (personnes, biens, idées) qui pour n’être pas celle de tous est néanmoins offerte à beaucoup ; ou dans les alliances décisives que le mouvement populaire de la Révolution Française a un temps un temps tissé avec certaines fractions de la bourgeoisie, ou même de l’aristocratie, désireuses à leur manière d’un changement profond des mœurs et des lois, et qu’il ne serait pas absurde de dire « progressistes ». Nous vivons l’opacification néolibérale de ces brouillards. Très rares sont ceux qui dans le champ social et politique contemporain se revendiquent d’une position conservatrice. Et ce n’est pas par simple dissimulation ou couverture tactique. Car la dogmatique néolibérale exige de transformer ou même de révolutionner en profondeur les sociétés qu’elle assujettit, jusque dans leurs règles de droit, aux forces du marché. Dominer alors, cela signifie réformer ou même révolutionner – au nom du progrès justement. L’actuelle présidence française et les puissances qu’elle sert font feu nourri de ce mobilisme perpétuel, brutalement érigé en intérêt général, et très enclin à liquider les bases de toute sûreté sociale.

L’idée de progrès apparaît ainsi ployable en plusieurs sens, comme la compréhension du temps et de l’histoire qui vient s’y articuler, aux prises avec cette « grande transformation » dont Polanyi nous aide aujourd’hui encore à penser l’émergence : comment contenir la puissance productive mais aussi formidablement destructive qu’engendre cette économie « désencastrée » qui impose désormais sa loi au monde ? comment discerner ce qui dans ce mouvement de croissance économique généralisée contribue ou même contribuerait à de vraies richesses ? On n’est pas seulement confronté ici à la question d’un meilleur usage ou d’une réallocation sociale des richesses produites mais à celle de leur nature même : où sont et quelles sont les véritables richesses, celles dont la production, la distribution et l’usage permettraient de satisfaire des besoins aussi variés que perfectibles ? Il y a là à l’évidence un champ de bataille social et politique, mais aussi un foyer d’hésitation qui habite et brouille la définition même de progrès.

Pour les biens communs : quelles nouvelles frontières ?

Ce ne sont pas seulement les hommes, ou les plus accablés d’entre eux, qui souffrent, qui craquent ou qui meurent aujourd’hui : c’est la Terre toute entière, dans la multitude de ses pays, de ses paysages et de ses mondes habitables, humains ou non humains, toujours entrelacés. La surchauffe permanente des appareils productifs, la pression tentaculaire des flux commerciaux ou financiers, épuisent des cadres de vie – sous-sols ou fonds marins y compris – que l’on croyait pérennes et davantage résistants, réifiés et pillés comme autant de « ressources » valorisables, désertifiés parfois. Ce retournement destructeur des forces réputées productives prend d’autres formes que celles instituées et pratiquées par les anciens empires coloniaux. Il se continue bel et bien, d’autant plus puissamment que l’alliance du capitalisme et de la dictature (la Chine nouvelle donnant ici le ton) prive des peuples entiers d’une prise sur leur histoire et leur impose des vies de quasi-servitude.

Les intérêts proprement humains viennent se mêler ici à d’autres, dont il importe, mais dont il ne va pas de soi, de prendre bonne mesure : dira-t-on ces intérêts du vivant ou des vivants ? ou encore des milieux de vie dotés d’une habitabilité durable et partageable ? au-delà des descriptions factuelles, quel type de droits, directs ou indirects leur associera-t-on ? de quelle manière les politiques publiques, mais aussi les investissements privés, peuvent-ils faire leurs les régulations ou les obligations nouvelles qui leur seraient dédiés ? comment l’ensemble des mœurs – et pas seulement celles des classes supérieures – peuvent-elles se transformer, par l’invention de modes de production et de consommation moins destructifs ?

S’il apparaît si difficile d’accueillir cette nouvelle donne c’est aussi parce que la dynamique des luttes ouvrières et plus généralement salariales s’est traditionnellement adossée – à juste titre – à des justifications principalement humanistes. L’hypothèse héritée de Marx aura été celle d’un prolétariat d’autant plus capable de porter haut les droits et les intérêts humains qu’il subit au plus profond leur déni et leur dégradation permanente. Cet humanisme-là, que l’on pourrait dire exclusif, ou anthropocentré, touche ici ses limites : on conçoit mal une déclaration et une garde vigilante des droits fondamentaux à hauteur des défis du moment présent, qui ne soient pas à la fois celles des peuples de la Terre et celles des vivants qui la peuplent – et peut-être même, au-delà, de la Terre elle-même. Point n’est ici besoin de recourir à des fictions et à des fantasmagories incertaines, en allant prêter aux choses les traits d’une supposée personne. Il suffit de reconnaître la variété des cultures, la diversité humaine des mondes et des manières d’habiter – c’est-à-dire aussi de nommer, de penser et d’entrer en relation avec les parties non-humaines de la Terre. De faire droit aussi à la multitude et à la fragilité des habitats, en prenant conscience des effets pervers induits par les dispositifs partiels de « protection » : lorsqu’il s’agit de laisser faire partout ailleurs, comme si le soin accordé à une partie (une espèce, un territoire) exemptait d’un souci pour le tout. Appréhendées sous cette perspective, les réflexions contemporaines sur de « développement humain », ou sur le « développement durable », ou encore sur les « indicateurs de richesse » et sur les nouveaux « biens communs », sont autant d’occasions de faire bouger les lignes et les frontières – et décisives si l’on cherche à dégager les comptabilités nationales ou internationales de la tyrannie des appropriations marchandes, ou du dogme, quasi théologique en réalité, de la « destruction créatrice ».

Il y a là non seulement le fil des anciens rêves, mais la vitalité des nouveaux. Celui aussi des luttes, et un espoir maintenu, malgré les vents contraires et les déchirements d’un « côté gauche » si souvent perdant, miné par les rivalités partisanes ou personnelles et par l’incapacité de s’unir vraiment, et durablement. Ce n’est pas le peuple qui manque ici ou les peuples, qui ne ménagent pas leurs forces. Plutôt une capacité proprement politique à faire front et à dépasser les si mauvaises querelles.

Disons autrement : un temps viendra peut-être où l’on cessera d’opposer la question sociale et la question écologique, la question écologique et la question sociale ; on ouvrirait ainsi, à défaut de progrès, des brèches dans la noirceur des temps.

Frank Burbage

(1) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, pp. 72-73.

(2) Leibniz, dans son opuscule De l’origine radicale des choses (1697), en a, au seuil du siècle des Lumières, énoncé le principe quasi schumpétérien : « On peut dire, en somme, que les afflictions temporairement mauvaises, sont bonnes par leur effet, comme seraient des raccourcis vers une plus grande perfection ? (…) Cette destruction même, ou cette submersion, fait progresser vers quelque conséquence supérieure de façon à ce qu’en quelque sorte nous gagnions au dommage » (in Œuvres, Aubier-Montaigne, Paris 1972, p.344-345). Et l’on retrouve cet optimisme dans les textes que Mandeville annexe à sa Fable des abeilles (1714) à propos en particulier de la pollution de la ville de Londres – juste prix à payer, soutient-il, pour sa florissante productivité. Comme si l’on pouvait toujours compter sur le retournement, somme toute, du mal en bien.

(3) Voir en particulier : Nietzsche, Le gai savoir, § 109, : « Quand toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous obscurcir ? » ; in Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1967, p. 126.

(4) Voir notamment : Marx, Manifeste du parti communiste, 1ère partie « Bourgeois et prolétaires » (Éditions Sociales 1976, p. 35) : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux ».

Retrouvez ici les autres contributions à l’enquête de Commune sur le progrès

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