
Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision du progrès. Cette notion est-elle toujours pertinente ? Si oui, comment permettre le retour d’une ambition de progrès dans le débat public, et sous quelles conditions ? Comment la mettre en œuvre dans ce XXIe siècle de violentes convulsions ?
Voici la contribution d’Henri Sterdyniak, cofondateur des Économistes atterrés.
Le progrès, c’est la décroissance…
Les pays industriels ont atteint un niveau de production qui n’est ni soutenable dans la durée, ni généralisable à toute la planète… Il faut accepter la décroissance, réinventer nos manières de produire et de consommer, changer nos objectifs individuels et sociaux, ne plus se donner comme objectif de produire plus mais d’obtenir un niveau de satisfaction équivalent en consommant moins et autrement. Tous les couples production/consommation doivent devenir « renouvelables », sans prélèvement sur des ressources naturelles épuisables, sans émission de gaz à effet de serre.
Certes, le terme décroissance masque que la croissance de la consommation des pauvres doit être permise par la forte décroissance de la consommation des plus riches (mais en France on est vite parmi les plus riches de la planète), que demeure la possibilité de la croissance des biens immatériels (activités culturelles). De sorte qu’on peut toujours proclamer : « la croissance persistera, mais son contenu sera bouleversé ». Mais le terme marque volontairement la rupture nécessaire.
On ne peut dire, comme Nicolas Sarkozy : « la décroissance n’est pas possible car beaucoup de besoins ne sont pas satisfaits », car l’humanité n’a pas le choix, car la croissance capitaliste ne satisfait pas les besoins essentiels. L’objectif ne doit plus être la hausse du PIB matériel, mais sa baisse à bonheur constant.
La décroissance est un humanisme. Elle impose d’aller vers une société de sobriété et de simplicité, une société plus égalitaire pour répartir la pénurie et éviter les consommations ostentatoires. D’aller vers une société socialiste, au sens où l’évolution économique ne sera plus dictée par les objectifs de profit des grandes entreprises capitalistes, mais socialement choisie, dans la cadre d’une planification écologique.
La décroissance suggère de promouvoir le localisme (pour économiser les transports), de retrouver les saisons (les pommes du champ voisin plutôt que les mangues), d’encourager la récupération et l’autosuffisance, de lutter contre le gaspillage, l’obsolescence programmée des appareils durables, le renouvellement imposé par la mode.
Elle impose de modifier nos consommations alimentaires ; de réduire la consommation de viande car l’élevage des bovins produit de grandes quantités de GES ; de consommer plus de légumes et de fruits secs (lentilles, pois chiches) ; de réduire les importations de tourteaux en incitant les agriculteurs à reprendre des cultures fourragères ; d’arrêter l’artificialisation des terres agricoles.
La décroissance impose de changer de mentalité, de renoncer à la frénésie de consommer, d’acheter des produits nouveaux, de suivre la mode. La société actuelle est une société de gaspillage et il y a de la marge pour réduire les dépenses superflues. Reste à ce que ce soit bien cette marge qui est utilisée.
La société doit interdire les comportements polluants gaspilleurs, comme la Formule 1, les SUV, les jets privés mais aussi le tourisme lointain. Les biens ostentatoires doivent être ridiculisés. Les inégalités de revenus et de statuts doivent être réduites ; un salaire maximum et un revenu maximum introduites.
La publicité doit être réduite et contrôlée. Les innovations technologiques, les nouveaux produits doivent être filtrée par une Autorisation de mise sur le marché (AMM) selon trois critères : utilité, pollution, possibilité de généralisation à toute la population. Il faut développer l’économie circulaire, la récupération, la réparation. De plus en plus de biens doivent passer d’une propriété individuelle à un usage collectif. Certains produits, certains services doivent devenir gratuits : les crèches, les cantines scolaires, les transports collectifs urbain… La production doit être orientée vers la satisfaction des besoins essentiels.
Les produits émetteurs de GES ou polluants doivent être sinon interdis, du moins frappés de lourdes taxes. Pour éviter que ces taxes pèsent surtout sur les ménages plus pauvres, leur mise en place doit s’accompagner de mise en place de prestations compensatrices pour ceux-ci.
La question de la pauvreté persistante dans les pays riches ne se résoudra pas en augmentant massivement le revenu des plus pauvres, si dans les plus pauvres, on met 50 % de la population. Elle se résoudra par la baisse du niveau de vie des ultra-riches, mais aussi des riches et même des classes moyennes. Elle se résoudra par un changement des modalités et des modes de vie.
La réorientation de la production passe par un bouleversement du fonctionnement des entreprises, qui doivent passer d’un modèle centré sur la croissance et le profit à un modèle centré sur la sobriété. Pour certaines entreprises, la décroissance doit devenir un objectif (comme pour celles qui produisent des produits du tabac). Les entreprises doivent être gérées par des associations d’usagers en plus des apporteurs de capitaux, des salariés, de la direction. Les inégalités de statuts et de salaires devront être limitées pour promouvoir le travailleur collectif.
Cela suppose que l’emploi soit socialement garanti. Chacun doit avoir le droit à un emploi ou à une formation rémunérée par un salaire. Dans cette optique, il faudra réduire le temps de travail marchand et ne pas reculer l’âge de la retraite. Beaucoup devront passer des activités productives de biens matériels à des activités relationnelles qui devront être socialement reconnues : éducation, culture, santé, prise en charge des jeunes enfants et des personnes âgées, emplois verts…
Dans ce cadre, il faut remettre en question l’utilisation du PIB comme indicateur. Celui-ci ne mesure que la production, marchande et non-marchande. Il a l’avantage de mesurer aussi le total des revenus et le total des dépenses. Mais, il ne dit rien sur les inégalités ; rien sur l’utilité de la production (une catastrophe, un embouteillage augmente le PIB) ; rien sur la pollution, la ponction sur les ressources naturelles. Il faut donc s’en méfier et le compléter.
La décroissance n’est pas une société de « croissance sans croissance ». L’équilibre macroéconomique doit être repensé : moins d’investissement privé mais plus d’investissement public ou socialement décidé, moins de consommations privées, mais plus de dépenses publiques ou socialement décidées. Moins d’emplois marchands, plus d’emplois non marchands.
La décroissance est-elle compatible avec le progrès scientifique, avec un certain dynamisme économique ? Certaines activités de recherche restent indispensables comme la recherche médicale. Certains progrès techniques restent utiles s’ils permettent d’économiser les efforts de l’homme au travail et les ressources naturelles utilisées pour produire.
Une certaine perte de productivité devra être acceptée. L’agriculture biologique est, d’un certain point de vue, moins productive. Dans beaucoup de professions, il faudra améliorer les conditions de travail, diminuer les cadences. Refaire en France des productions qui se font en Chine signifiera une hausse des prix.
Certains ne peuvent être heureux que par des activités ostentatoires et gaspilleuses. Les consommateurs d’aujourd’hui sont drogués à l’innovation. Ils devront être désintoxiqués. Mais, les valeurs actuelles des individus de nos sociétés sont systémiques : elles ont été suscitées et stimulées par le système et, en retour, elles contribuent à le renforcer. Une éthique personnelle différente, comme la simplicité volontaire, doit infléchir la tendance et saper les bases imaginaires du système. Il faut changer nos désirs et changer le système.
La transition écologique et sociale est indispensable. En même temps, elle se heurte à la résistance des classes dirigeantes, aux réticences des classes moyennes, aux craintes de tous devant les changements nécessaires. Il faut renoncer au modèle de la croissance infinie. Des catastrophes et des pénuries seront-elles nécessaires pour convaincre (ou plutôt obliger) les pays, les entreprises, les individus de changer de modèle ? L’utopie maintenant, c’est la société socialiste, sobre, solidaire.
Henri Sterdyniak
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