Lumbung s’il vous plaît – Un retour de la Documenta

« L’art s’est dissout dans la vie. Au lieu de commander de nouvelles œuvres aux artistes, nous avons souhaité montrer le processus présidant à leur émergence. Et nous avons demandé à des artistes et des collectifs d’amener ces pratiques à Kassel. »

Quatrième de couverture du catalogue de la Documenta XV, 2022.

Sans doute une exposition d’art contemporain qui cherche à se déployer loin des spéculations du marché de l’art contemporain mondialisé est-elle une bonne nouvelle. Cependant cette déclaration du collectif artistique curatorial ruangrupa – « nous » – basé à Djakarta, et des cinq commissaires d’exposition invités de la Documenta  2022 de Kassel (18 juin – 25 septembre), ouvre-t-elle vraiment sur une nouvelle promesse esthétique et politique ?

Dès ses débuts, en 1955, et sous l’impulsion de son créateur le peintre, architecte et curator allemand Arnold Bode, la Documenta a été cet événement culturel exceptionnel qui vient à la rencontre d’une ville – Kassel dans le land de Hesse – pour s’y inscrire, s’y installer, et surtout, proposer les formes et les pratiques artistiques les plus représentatives de son temps.

Défaire l’institution depuis l’institution : est-ce possible ?

Ce texte fait suite à une visite de deux jours au sein de cette édition 2022 de la Documenta XV, c’est une promenade réflexive allant au gré des lieux traversés – quoique non exhaustivement – pour prendre la mesure de ce que ces propositions variées engageaient individuellement ou collectivement, l’autrice de ces lignes ayant eu par ailleurs l’opportunité d’accompagner, de l’intérieur, les 100 jours de la Documenta X de 1997, celle-là frappante dans son ambition rétro-perspective de donner une place à l’histoire de cette ville du centre de l’Allemagne, tout en dégageant, au sein des orientations et pratiques artistiques des années 1960 à nos jours celles qui lui semblaient conjoindre le plus ambitieusement la question esthétique et le propos politique, tandis que des invités – artistes et intellectuels de toutes disciplines, se succédaient dans la vaste « Documenta Halle » pour échanger avec le public.

À quelques semaines de la clôture de cet événement d’envergure internationale, qui eut très tôt son scandale, une accusation d’antisémitisme – ce point de non-retour par excellence du consensus démocratique allemand – pour un mural indonésien qui s’en trouva par là « décroché », certaines œuvres semblent avoir disparu (le cinéma itinérant Kino caravane sis sur la Karlswiese, devant son palais baroque), tandis que d’autres se sont « fatiguées ». L’offre cependant restait abondante, entre lieux d’exposition, événements, films, concerts.

Appréhender la Documenta c’est d’abord la vivre, marcher dans cette ville presque entièrement détruite pendant la Deuxième Guerre mondiale et reconstruite après 1945 – on y expérimenta la première zone piétonne d’Allemagne de l’Ouest – forte d’un passé proche très industriel mais aujourd’hui paupérisée, surtout à ses marges où les usines abandonnées côtoient une zone fluviale désormais assoupie après avoir connu une activité portuaire intense, et ce malgré des entreprises encore florissantes, telle la firme Hübner qui fournit un vaste « panel » de pièces mécaniques pour les bus et les voies de chemins de fer et des éléments de plasturgie pour l’activité industrielle. En ce début de mois de septembre caniculaire, la ville, surtout du côté du musée national des frères Grimm – célébrités locales dont elle s’enorgueillit – paraît brûlée par trois mois de soleil vif, entre des espaces qui furent verts et qui sont jaunes, et où, de loin en loin, apparaissent des restes presque incongrus de Documentas antérieures, tel ce pic géant The Pickaxe de Claes Oldenburg fiché aux bords de la Fulda depuis 1982.

Le catalogue, édité chez Hatje Cantz n’étant pas à portée de bourse de chacun, un flyer ou fascicule gratuit permet de s’orienter entre tous ces lieux d’exposition. Celui-là s’adresse à tous : d’abord aux enfants mais aussi à leurs parents et, surtout, aux « non-sachants ». Il ne faut pas heurter leur sensibilité mais leur proposer des phrases simples, permettant « d’être compris du plus grand nombre ». Les mots considérés comme difficiles sont explicités et soulignés d’une couleur immédiatement reconnaissable. Il n’y a rien à lire d’utile dans ce flyer, simple outil de localisation : là vous trouverez des collectifs d’artistes ; ici vous pourrez venir en chaise roulante sans difficulté ; les toilettes sont accessibles aux personnes handicapées. Un flyer inclusif et merveilleusement bienveillant. Vide.

La manifestation d’art contemporain, elle, obéit à un double mouvement de déplacement. D’un côté il s’agit de dessiner une autre géographie des pratiques artistiques mondiales : l’Afrique, l’Australie et l’Amérique du Sud (encore que non-exhaustivement, concernant ces pays et continents) et surtout le sud-Est asiatique (Thaïlande, Corée du Sud, Vietnam) avec, au centre et en invitée d’honneur, l’Indonésie, pays dorénavant dynamique économiquement, plutôt que l’Europe, la Chine, la Russie ou les États-Unis. Une bonne nouvelle en somme, si l’on songe au régime d’invisibilité auquel l’Occident impérial avait jusqu’ici soumis bon nombre de pays non-occidentaux. Mais il est vrai qu’entretemps les acteurs du marché mondial de l’art se sont aussi diversifiés, rendant tout simplement possible cette proposition d’une géopolitique de l’art différente.

En fait, un premier collectif a fait appel à un commissariat de personnalités qui ont fait appel à d’autres, et ainsi de suite, constituant de la sorte une manière de réseau informel de connaissances et de subjectivités. Une place est accordée aux conflits du Moyen-Orient (Palestine, Irak, Kurdistan), mais les absents notoires sont la Russie et son Extrême-Orient, l’Océanie, la Birmanie et les Philippines, ou encore le Yémen, sans compter, en réalité, bon nombre de pays d’Afrique.

La Documenta XV est par ailleurs sous le signe du lumbung. Le lumbung, ou grenier à riz, est, dans l’archipel indonésien, marqué par la diversité formelle la plus grande, cette modeste architecture vernaculaire en matériaux légers exprimant la vitalité culturelle du monde agricole sud-est asiatique. Mais ici, dit-on, c’est, plus qu’une image ou une forme : une « valeur ».

Le deuxième décentrement, concerne les œuvres mêmes. L’exergue du catalogue énonce ce qui s’éprouvera au fil des lieux d’expositions traversés : il n’y a presque rien à voir d’autre dans ce qui s’expose que la documentation d’un certain nombre de pratiques sociales collectives, celles-ci portant la marque de la germination même de l’art, et issues pour certaines – surtout en Afrique (ici le Mali et le Niger) – de traditions populaires réelles et très vivantes.

Comment « voir » quand il n’y a rien à voir ?

Quant aux espaces muséaux, ils ont été transformés soit en « espaces de workshop » – permettant à des spectateurs d’éprouver par eux-mêmes in situ ces pratiques – le lieu d’exposition conservant alors quelquefois la trace de l’action collective passée comme une preuve de ce qui fut, soit en espace d’archives et de documentation. Mais alors, que voit le spectateur arrivant dans l’après-coup de ces actions concrètes, et surtout, comment peut-il voir ? Cette question pratique, tout à la fois intellectuelle et sensible, s’éprouve à chaque instant du parcours car le dispositif, s’il s’est pensé comme une mise en crise des œuvres instituées, n’a pas développé une autre forme réellement opérante de relation au visiteur moyen : celui-ci est convié à découvrir le plus souvent des ensembles hétéroclites à l’approche parfois absconse, disposés dans l’espace sans muséographie adéquate, amené à la lecture de documents dont le sens ne se livre pas aisément, et, le temps visuel des archives et le geste du chercheur n’étant pas ceux du visiteur de passage, malgré son appétit à voir et à comprendre, ce dernier se retrouve dans la situation difficile du glaneur d’un sens qu’il découvre comme il peut, ramassant, au gré de son errance et dans des espaces souvent labyrinthiques, des bribes forcément partielles d’actions qui, tel un membre fantôme, manquent à leur être-là. Des miettes dont le visiteur-Poucet suit le chemin erratique où elles luisent plus ou moins.

Ainsi le Friedricianum, ce bâtiment qui date de la fin du XVIIIe siècle et symbole même de la Documenta depuis ses origines – puisque c’est l’un des plus anciens musées d’Europe – est-il devenu un « tiers-lieu », une « école » d’un type nouveau, « à destination de tout un chacun ». Placé sous le signe « de l’amitié et du changement », pour « que soit enfin abolie la séparation entre l’art et la vie » et afin que spectateurs et participants « mangent, boivent, dorment ensemble », ce qui s’y expose est avant tout collectif parce que « le collectif est une alternative aux institutions », le but que se sont donné les commissaires de la Documentaire XV n’ayant pas été de bouder ces lieux organiques de la Documenta mais de les faire exploser de l’intérieur.

Parmi les très nombreuses propositions, celle du collectif Siwa, « un programme nomade d’échanges entre des artistes et penseurs entre la Tunisie, Bagdad et Paris ». Siwa présente « L’économat à Redeyef », un travail collaboratif initié par des chercheurs français avec des habitants de la ville de Redeyef, cité du centre-ouest de la Tunisie située dans le bassin minier de Gafsa et qui, considérée comme l’un des plus importants gisements de phosphate au monde, est aujourd’hui vouée au chômage et à la déshérence dans un paysage aride qui fut remodelé par l’exploitation intensive de cette substance destinée aux engrais agricoles.

Redeyef est un lieu exemplaire pour ce qu’on appelle aujourd’hui « l’inter-sectionnalité » : point de départ de la révolution tunisienne en 2008, cette région désertique habitée originairement par une population semi-nomade, a subi depuis le tournant du XXe siècle la triple violence de la présence coloniale – le site a été ouvert sous Protectorat français et son exploitation eut très largement recours au travail forcé –, de l’exploitation économique de la main-d’œuvre ouvrière – les conditions de travail, sous le régime autoritaires de Ben Ali malgré les luttes et les grèves répétées y furent particulièrement désastreuses – et du désastre écologique – la pollution au phosphate de toute cette région entraîne cancers et malformations dans la population captive du bassin minier. Ici, les documents exposés, de différentes natures – séquences de films, dessins amateurs, documentation filmée donnant la parole à des mineurs désormais au chômage qui ont participé aux ateliers du collectif Siwa, bande sonore, environnement mobilier et d’objets, photographies, – semblent plutôt édulcorer la question politique et économique ainsi que l’histoire édifiante de Redeyef, plutôt que la porter à son point d’incandescence. La très grande dissémination spatiale de ces objets de nature très différente – voire même la reconstitution anecdotique de certains d’entre eux, tel le salon de thé de l’économat de Redeyef – rompt l’attention du spectateur sollicité par trop d’éléments à la fois, tandis que le cœur battant de la contestation politique s’évide, dilué dans des paroles d’habitants qui, intimidés par la situation de l’interview, peinent à rendre réellement compte de leur situation sociale pourtant tragique dans un contexte extrême entre les affres de la pauvreté et celles de la pollution.

Plus convaincant est l’ensemble audiovisuel déployé autour des « Archives de la lutte des femmes en Algérie ». Ici plusieurs écrans structurent l’espace d’exposition. D’un côté, sur un double moniteur, la parole de militantes algériennes alternant leurs témoignages avec des documents d’archives. L’une a vécu la période de l’Indépendance, l’autre, beaucoup plus jeune, celle du Hirak. Elles évoquent la nécessité de la lutte et la difficulté de la faire advenir et jugent leur action à l’aune du Code de la famille – qui entérine l’inégalité des femmes dans tous les actes juridiques de la vie – et des mentalités masculines qu’il faudrait commencer par changer. De l’autre, un écran de télévision qui donne accès à des archives audiovisuelles rares de mobilisations féministes entre 1988 et 1993, cette période durant laquelle une brève ouverture démocratique du régime algérien avait permis à de nombreux collectifs et associations de femmes d’exister légalement.

La « Documenta Halle », n’a pas échappé non plus à cette « explosion de l’intérieur », prônée au Friedricianum, ici sous les espèces du skate board. Le bâtiment en dénivelé, réalisé en 1992 par les architectes Jourdan & Müller à  l’occasion de la Documenta IX, épouse la pente naturelle de la colline qui conduit vers la Fulda. Il s’ouvre d’abord sur des œuvres dont l’appréhension par le spectateur est plus classique : d’abord des installations à partir d’objets récupérés, qui relèvent de la sculpture autant que de l’environnement, et dont la charge esthétique tient essentiellement aux matériaux dont ils sont composés – couteaux de cuisine usés à force d’être aiguisés, chaînes de vélo –, puis plusieurs espaces consacrés à la censure à Cuba (réduit à ce seul aspect alors que l’art collectif et urbain y est exercé depuis la Révolution), pour arriver, au fil du parcours, vers ce qui s’expose en contrebas de la vaste halle : une piste de skate board, taguée comme dans la vraie vie et sur laquelle pointent des projecteurs qui émettent une lumière tournoyante comme dans une discothèque. De fait la jeunesse urbaine s’y presse. Sont-ce des figurants, des visiteurs adolescents, des jeunes de Kassel qui viennent y passer quelques heures ? Et que signifie cette construction ?

La piste de skate board entend transformer l’espace mort et élitaire du lieu d’exposition en un espace urbain vivant. Les graffitis, eux, reconstituent le geste révolté des graffiteurs.

Mais de quelle subversion un graffiti réalisé dans une institution et à demande, signe fétichisé, est-il encore porteur ? 

Cette piste est due au collectif thaïlandais Baan Noorg. On lit dans le catalogue qu’il s’agit d’une association à but non lucratif, qui cherche « à faciliter les interactions sociales et écologiques », « promouvoir les pratiques interculturelles », et « la rencontre de différentes communautés engagées dans la culture suburbaine, les mythes et les rituels ». Pour Baan Noorg, la piste de skate board est une intervention dynamique permettant de faciliter les échanges de savoirs entre Kassel et le lieu d’origine du collectif, Nongpho. On peut surtout regretter ne rien apprendre du pays dont vient ledit collectif, la Thaïlande, deuxième plus grande économie d’Asie du Sud-Est après l’Indonésie, et dont le régime politique, une monarchie constitutionnelle autoritaire et corrompue, tient les rênes d’une société sous contrôle.

Qui dit décentrement géopolitique dit aussi décentrement urbain. La Documenta XV investit des lieux nouveaux : une piscine, un grand local désaffecté de la toute-puissante firme Hübner, une église – St. Kunigundis (sainte Cunégonde), la première en Allemagne à avoir été réalisée en béton précontraint en 1925 – ; le club de location des bateaux de Kassel aux bords de la Fulda ; voire un vestige de tourelle médiévale qui fut un lieu de torture, Rondell, etc.

Les limites de l’hétérotopie

Ce décentrement géographique n’est pas le propre de cette Documenta. Mais elle a accentué la tendance à rechercher des espaces autres dans cette ville qui en offre beaucoup, ces hétérotopies n’étant auparavant que très rarement thématisées comme telles. En effet, si le décentrement est de règle, ce qui s’expose, dans ses modalités comme dans ses contenus, frappe par son extériorité au lieu d’accueil.

Aucun lieu n’est neutre et le white cube lui-même procède d’une histoire qui raconte celle du statut de l’œuvre dans le circuit marchand de l’économie mondialisée de l’art contemporain. Dans le cas présent la relation des œuvres à un lieu non muséal est plus délicate encore car ce qui s’offre, avec les murs et au-delà des volumes architecturaux, c’est l’histoire d’un usage et les vicissitudes d’un bâtiment au fil des époques. On ne saurait faire l’économie de cela. Qu’induit alors, pour le sens des œuvres, cette sortie hors espace strictement muséal ? Cette dimension est-elle en outre réfléchie par les commissaires ? On peut prendre deux exemples : Atis resistans / Ghetto biennale, collectif de sculpteurs haïtiens, a été installé dans l’église St. Kunigundis dont on vient de parler, et, de fait, les figures réalisées en matériaux de récupération (os, crânes, tissus, éléments métalliques divers), qui revendiquent un ancrage dans la culture populaire, en particulier vaudou, évoquent une dimension « religieuse » ou, en tout cas, cultuelle qui paraît d’abord résonner de façon congruente avec « l’esprit des lieux ». Pourtant c’est justement ici qu’il aurait fallu s’arracher à ce qui ressemble à un poncif occidental dans l’appréhension de la culture caraïbe et trouver un autre lieu qui ne rabatte pas ces propositions formelles – dont la matérialité violente raconte les déchirements de la société haïtienne contemporaine –, sur la seule dimension dite « spirituelle ». Pour rendre ces œuvres opérantes, les vivifier dans leur choc culturel avec un Occident capitaliste et « phalliquement » producteur de rebus – rebus eux-mêmes constitutifs de ces sculptures agressivement sexuelles –, il eût sans doute été nécessaire de les exposer dans un contexte réellement urbain et « moderne », bref ! de les arracher à leur statut d’icônes inquiétantes au lieu de les enfermer dans une église avec laquelle elles consonent.

Il en va de même avec une œuvre qui semble au premier abord prendre acte de la configuration réelle d’un lieu singulier, Rondell, cet ancien cachot et reste de rempart médiéval au bord de la Fulda, investi par l’artiste vietnamienne Nguyen Trinh Thi. Elle propose à une petite dizaine de spectateurs à la fois, étendus sur une plateforme construite à mi-hauteur d’une cave voûtée circulaire, une poétique de l’ombre et du souffle. Mais ce qu’engage l’œuvre, n’est pas ce régime d’associations libres que suscite spontanément son travail chez le spectateur non averti : l’ambition de Nguyen Trinh Thi, journaliste et ethnologue, nous dit-on, est « politique » : il s’agit d’une critique du régime communiste nord-vietnamien des années 1960-1970. Une référence qui apparaît pour le moins inattendue rapportée à la géographie et à l’histoire spécifiques de ce Rondell – et vient consoner, là encore (comme dans le cas de la censure à Cuba, pays assiégé), avec les « valeurs » occidentales convenues, l’agression américaine et ses désastreuses conséquences humaines et écologiques étant laissée hors-champ.

Quant au collectif d’artistes et de militants indonésiens Taring Padi qui a investi l’ancienne piscine de l’Est et son parc, il reste absolument extérieur au génie du lieu, son histoire comme son architecture, en une forme de rencontre demeurée malheureusement improductive. On le regrette d’autant plus que les vicissitudes du bâtiment ne pouvaient manquer d’intéresser ce groupe de vrais militants politiques de gauche fortement engagés dans leur pays. La piscine de l’Est (Hallenbad Ost) fut de fait, entre son ouverture en 1930 jusqu’à sa privatisation à la fin des années 1990, traversée par les bouleversements de la société allemande. Inaugurée dans une ville en pleine croissance au moment où la République de Weimar finissante avait élevé l’hygiène et le sport au rang de valeurs, offrant le service de ses baignoires « populaires » aux franges d’une population ouvrière qui n’avait pas les moyens de s’offrir un logement avec salle de bains – elles sont rares à l’époque, même dans l’hygiénique Allemagne –, elle se développe comme une société communale par actions, la première de ce type. Bombardée durant la Seconde Guerre mondiale, elle sera, dans la foulée de sa reconstruction en 1949, largement modernisée pour répondre aux goûts nouveaux de l’après-guerre dans une Allemagne de l’Ouest en pleine croissance économique, avec sauna, solarium, espaces de repos et jardin. Puis, les goûts changeant au cours des années 1990, elle subit la désaffection et bientôt une série de ventes et de rachats. Un groupe d’architectes y a récemment installé, outre leurs bureaux, deux luxueux cabinets médicaux, et un espace culturel dont profite l’actuelle Documenta XV.

Les œuvres les plus directement politiques

Taring Padi, collectif de Yogakarta en Indonésie, présente les œuvres les plus directement politiques de cette Documenta. Les ensembles exposés – affiches, peintures et bois gravés, mais aussi wayang kardus, ces figures de carton peint – sont les archives réelles conçues par le collectif au fil des années 1990 pour les différentes luttes sociales qu’il a menées contre le régime du président Suharto. Les affiches puisent dans une imagerie à la fois populaire et religieuse, mais aussi dans l’esthétique des comics et dans celle des bois gravés des années 1930 (Clément Moreau, Franz Masereel) ou des murals mexicains de la même époque. Le récit, passionnant, est celui d’une lutte politique sans cesse recommencée, de dénonciation de scandales et d’accidents miniers, sur fond d’accaparement de terres, de corruption coloniale et de collusion entre le pouvoir d’État militarisé et les appétits occidentaux et leurs formes néocoloniales. Ici, le principe de l’accumulation visuelle vient servir un propos dénonçant le pouvoir tentaculaire. Malheureusement, le spectateur occidental placé devant ces images, n’en maîtrise pas les codes visuels et très imparfaitement les références historiques et sociales. Or rien dans le lieu d’exposition, ne vient l’éclairer sur le contexte de ces luttes, ni sur leurs tenants et aboutissants. Aussi en est-on réduit à des hypothèses et à un déchiffrement des affiches comme autant de hiéroglyphes, tandis que nous échappe le sens de ces luttes avec lesquelles on ne peut non plus se sentir en phase quoique les mêmes problématiques se rencontrent en Occident – qu’il s’agisse du scandale de l’exploitation du lithium sur les terres agricoles les plus fertiles de la Serbie ou celui de la mine d’or de Skouriès dans le nord de la Grèce. Détachées de leur contexte, livrées au public de Kassel sans explication, ces images ont tout simplement perdu leur aura et leur efficace politique. Elles s’exposent dans l’espace de la piscine transformé en espace muséal, comme des « œuvres d’art » – ce qu’elles n’ont pourtant jamais été ni prétendu être, le dispositif même obligeant à les envisager sous ce jour biaisé.

On peut d’ailleurs s’interroger ici brièvement sur le sens réel de la polémique suscitée par l’affiche dudit collectif, intitulée La justice du peuple et qui, présentée devant le Staatstheater dans les premières semaines de la Documenta, avait été rapidement taxée d’« antisémitisme » – mobilisant toutes les autorités (jusqu’au chancelier fédéral) rivalisant d’indignation et forçant la directrice, Sabine Schormann à la démission. N’était-ce pas plutôt que le climat politique allemand et européen, fondé sur un pacte consensuel criminalisant toute action politique radicale de gauche comme « terroriste », ne saurait supporter un propos qui dévoile crûment les soubassements économiques et politiques troubles de nos « démocraties libérales » ? Par ailleurs le vandalisme de bon ton à l’encontre du collectif palestinien The Question of Funding n’a, lui, suscité aucune réaction, fût-ce au nom de la liberté d’expression…

Sur la pelouse de l’ancienne orangerie du comte Karl von Hessen, une sorte de tente faite de ballots de vêtements usagés se dresse, en un autre geste assurément politique. D’abord, cette structure, due au collectif d’Afrique de l’Est The nest Collective forme un intéressant et savoureux contraste avec l’architecture baroque de l’orangerie. De quoi s’agit-il ? The Nest Collective, habitué des propositions multimédia, s’affirme « comme un pôle de convergence permettant à l’africanité urbaine consciente d’elle-même, de réémerger au sein des grandes villes de l’Est africain ». C’est le propos de l’installation Return to sender, qui aborde frontalement la question des envois de vêtements usagés dans les pays d’Afrique. À l’intérieur de la tente un écran diffuse une série d’entretiens avec des chercheurs et artistes africains qui évoquent cette économie-monde destructrice à la fois de la fierté des Africains – placés en situation d’éternels assistés auxquels on offre ce dont on ne veut plus soi-même – et de la planète, dans une association judicieuse entre écologie et racisme. Les chercheurs expliquent, en effet, que ce geste pseudo-humanitaire du don vient ruiner les économies locales africaines noyées sous cette abondance textile à vil prix, tandis que les vêtements eux-mêmes, de piètre qualité, sont mis au rebut sans avoir rempli le but pseudo-charitable poursuivi par leurs donateurs. Ici les ballots ont littéralement fait le voyage aller-retour, revenus en Europe par le biais de la Documenta XV.

The nest collective, sur la Karlswiese, Documenta 15.

Cependant de même que, selon la célèbre formule de Bertolt Brecht, une photographie des usines Krupp ne dit rien de la condition des ouvriers qui y travaillent, ni cette tente de vêtements usagés, ni les personnes interviewés ne thématisent la première des exploitations ayant présidé à cette « humiliation » des populations africaines : absents, ouvriers et ouvrières qui ont produit la matière première de ces vêtements, escamotés, ceux et celles qui les ont cousus et fabriqués, ces Pakistanais  paupérisés des banlieues industrielles anglaises, ou ces femmes et enfants du Bengladesh. On peut alors regretter que cette installation n’ait pas été l’occasion de tirer le fil de ces exploitations et humiliations successives pour en dévoiler l’os, comme le cinéaste Luc Moullet dans Genèse d’un repas (1978), qui remontait les circuits économiques du système capitaliste mondialisé à partir du thon et de la banane présents dans son assiette.

Mais la Documenta n’est pas non plus, quant à son rapport aux œuvres, aussi radicale qu’elle prétend l’être en matière de pratiques, et elle ne dédaigne pas d’exposer des objets plus « classiquement » visuels, films, installations, voire peintures. L’exhumation de pépites cinématographiques par exemple – dont certaines ont été présentées en 1986 au festival de cinéma de Leipzig, sous l’égide du duo belge et palestinien Subversive Film. Se vouant à la restauration et la remise en circulation de films oubliés le duo, qui a rencontré au Japon l’ancien leader de la Fraction armée Rouge japonaise Masao Adachi, s’attache à présenter cette production documentaire due à des cinéastes nippons présents sur le sol libanais depuis les années 1970 et qui ont documenté les exactions quotidiennes commises en territoire palestinien par l’armée d’occupation israélienne.

Ou Ikkibawikrr. Derrière l’incongruité de l’onomatopée, ce collectif sud-coréen développe une réflexion à la fois politique et visuelle sur les traces de l’histoire marquant les paysages. Dans « tropic stories », présenté dans l’Ottoneum, le musée d’histoire naturelle de la ville, un dispositif à deux écrans déroule, au fil de plans brefs rythmés par une musique électronique, différents lieux d’occupation japonaise dans le Pacifique. L’hubris guerrière et impérialiste nipponne s’y raconte au fil de plans très composés présentant des sites miniers et guerriers aujourd’hui abandonnés et des mémoriaux qui paraissent les signes vides d’une mémoire absentée, face au bleu étale d’une mer vécue par le tourisme comme la destination tropicale par excellence. Des dessins, de loin en loin, restituent aussi ce que la trace ne montre pas. Ils donnent sens aux restes illisibles, pour raconter l’empire guerrier et son désastre en même temps qu’en quelques mots soigneusement pesés, sortes d’intertitres minimaux.

Enfin, il nous faut évoquer ici les grandes peintures prêtées par le musée national de Melbourne (Australie) du peintre militant Richard Bell. En complément de la tente pour le droit des aborigènes qu’il a plantée devant l’entrée du Friedricianum, ses peintures, qui décomposent les images photographiques dont il s’inspire pour constituer des scènes politiques de la condition aborigène en Australie, en grands à-plats de couleur proches d’un Henri Cueco, peintre engagé du groupe contestataire des Malassis en 1968, frappent par leur densité colorée.

La parole des collectifs

Plus généralement, quelques invariants s’étant dégagés au fil des espaces parcourus autant que des pages du catalogue, ils permettent d’éclairer le sens que les commissaires ont donné à cette présence des collectifs, et ceux-ci, à la façon dont ils considèrent leur action. Les lignes qui suivent sont directement inspirées de leurs paroles et déclarations.

Le collectif, ainsi que nous l’avons déjà vu sous les espèces du lumbung, c’est la matrice même de cette Documenta, le symbole de toute pratique collective. À la Documenta XV, le collectif est là où s’origine la résilience des personnes singulières et des communautés, là où s’échangent possiblement les récits, les mythes, les pratiques ancestrales et rituelles. Le collectif fait mieux encore : il ouvre à la création d’espaces de discussion, il donne voix aux périphéries de toutes sortes, il affirme la diversité ethnique et de genre. Car le collectif est bienveillant par nature, comme toute écologie indigène et comme le sont les praticiens traditionnels, forcément connectés aux philosophies ancestrales qui sont elles-mêmes une antidote à la société contemporaine, quoique possiblement à même de se mettre en lien avec le monde actuel, ne serait-ce que pour le soigner. Le collectif, c’est aussi la promesse de l’horizontalité, elle-même trans-locale, car ce qui permet de l’étendre au delà des continents c’est la connexion, au sein d’un réseau artistique forcément solidaire, marqué par les valeurs de générosité et d’hospitalité. 

C’est sans doute aussi la raison pour laquelle les différentes propositions de cette Documenta manifestent une sorte de liquidité, de fluidité bienveillante, superficielle, glissante. Ce qui s’expose, se dissémine, s’éprouve, ne veut ni marquer ni influencer, mais accompagner tendrement. A l’exception de Taring Padi, l’analyse sociale ne vise ni une dénonciation ni une transformation sociale mais apparaît plutôt comme un ensemble informel de stratégies de résistance locales. En l’absence d’une orientation politique claire, l’action semble n’avoir d’horizon que les valeurs du care : bienveillance philosophique, internationalisme de la mise en réseau, principe de la rencontre, spiritualités.

C’est ici la limite de cet exercice de décentrement s’appuyant sur de la toute puissance d’un Réseau mondialisé. Car que vaut cet appel à l’altérité si, transnational et intercontinental, voire transgenres, il ne s’attaque pas réellement – et ce malgré ses déclarations d’intention – à la question des classes ? À quelle catégorie sociale appartiennent les commissaires de cette exposition, et à Kassel même, à quelle catégorie de spectateurs s’adressent-ils sinon à la classe cultivée et majoritairement blanche, c’est-à-dire au public habituel de ce genre de manifestation, à l’exception bien sûr des « gens  du crû » plus mélangés car venant voir un événement de leur ville ?

En fait, la Documenta XV avance comme un aveugle plein de sollicitude. Si l’accumulation brouillonne des collectifs, la somme des bienveillances et des inclusions ne dessine pas un horizon politique consistant ni réellement internationaliste, accordons-lui cependant d’avoir su orienter notre regard et, au-delà de ces rhétoriques du care qui sont le symptôme même de la faiblesse politique des alternatives au capitalisme, de dessiner la géographie possible des questionnements du monde à venir. Et de ses insuffisances même tirons la leçon pour imaginer d’autres futurs esthétiques et politiques plus radicaux et conséquents. 

Claire Angelini

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