Vingt ans après nos voisins belges, nous envisageons enfin d’ouvrir le débat sur la fin de vie. La France fut le dernier pays de ce que l’on nommait alors Europe de l’Ouest à abolir la peine de mort : souhaitons qu’elle ne soit pas le dernier à autoriser l’euthanasie et le suicide assisté.
Deux clivages s’installent dans ce débat : réformateurs contre conservateurs d’une part, et défenseurs des soins palliatifs contre défenseurs de l’encadrement de l’euthanasie d’autre part. Et ces deux clivages ne se superposent qu’en partie.
Pour le premier, la France retrouve là son éternel conservatisme sociétal qui en 2013 a mené le pays au bord de l’émeute pour autoriser le mariage pour tous. Rappelons que le Royaume-Uni, alors dirigé par un gouvernement conservateur, l’a adopté en quelques semaines, précisément entre son adoption par notre Assemblée nationale et sa confirmation par notre Sénat. Et que d’autres pays, de tradition encore plus catholique que nous (Espagne et Irlande par exemple) l’ont adopté sans accroche, s’étonnant de l’hystérie collective qui régnait chez nous. La Manif Pour Tous ne prédisait-elle pas la fin de la civilisation ? Ses partisans doivent être aussi dépités que Paco Rabane qui avait prédit la fin du monde en 1999.
Pourquoi la France se met-elle autant en émoi sur ces sujets sociétaux ? Pourquoi est-elle à ce point incapable de regarder ce qui se fait chez ses voisins et de s’en inspirer, autant que nos voisins s’inspirent de certaines de nos avancées ? Peut-être faut-il y voir notre peur ancestrale de perdre notre identité. Tout le paradoxe de celui qui se sent si fort d’être ce qu’il est et qui redoute de disparaître s’il évolue.
Quant au second clivage, celui qui oppose les défenseurs des soins palliatifs à ceux de l’encadrement de l’euthanasie, il paraît encore plus incompréhensible.
Que le développement des soins palliatifs soit une priorité, tout le monde en convient. Davantage de structures, un enseignement renforcé dans le tronc commun des études de médecine, une spécialité reconnue et valorisée : autant de pistes de travaux – et cette liste n’est pas exhaustive – qu’il faut sans plus tarder mettre en œuvre. Que le Gouvernement ait demandé à la Cour des Comptes un rapport sur les soins palliatifs en France en même temps que s’ouvre ce débat laisse espérer que ce point de vue sera aussi pris en considération. Mais empêcher que le débat sur la fin de vie ne soit ouvert avant que l’offre de soins palliatifs soit jugée satisfaisante laisse perplexe. Et laisse même imaginer une petite dose de mauvaise foi.
Tout d’abord, à partir de quel niveau d’améliorations la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), pour ne citer qu’elle, considérera-t-elle que cette offre est satisfaisante ? A-t-on jamais vu une spécialité médicale se féliciter d’être valorisée comme elle pense devoir l’être ? Rien n’empêche d’avancer « en même temps » sur la fin de vie et sur les soins palliatifs.
En outre, les praticiens de soins palliatifs ne peuvent feindre d’ignorer que si la loi Claeys-Leonetti permet d’accompagner certaines personnes en fin de vie, elle en laisse d’autres sur le bord du chemin. La sédation profonde et continue jusqu’au décès n’est en effet une option que pour les malades en phase toute terminale, dont le pronostic vital est engagé à terme de quelques jours. Et même pour ces patients, quiconque a travaillé à l’hôpital ne peut feindre d’ignorer que ladite sédation profonde et continue est bien souvent rendue un peu plus profonde pour être un peu moins continue et pour aboutir un peu plus vite au décès. Les confrères qui lisent ces lignes savent qu’il ne s’agit que de quelques milligrammes de plus d’un certain agent qu’il est inutile de nommer ici. Quelques milligrammes de plus qui font la différence entre un décès rapide, au moment choisi par le patient, en présence de ses proches s’il le souhaite, et une agonie dont la durée est imprévisible et qui se conclut le plus souvent dans l’isolement d’une chambre d’hôpital. Quelques milligrammes de plus qui sont le plus souvent injectés à l’initiative d’un médecin seul, voire d’un infirmier, sans encadrement, sans concertation collégiale. Quelques milligrammes de plus qui font la différence entre un acte médical accepté par loi et un homicide volontaire.
Par ces deux clivages, le débat sur la fin de vie s’apparente à celui qu’a connu notre pays il y a bientôt cinquante ans sur l’avortement, débat que d’autres pays connaissent à nouveau aujourd’hui. Les conservateurs prédisaient – quelle constance ! – la fin de notre civilisation. On opposait à l’avortement des solutions d’abandon et d’adoption. En fait, on interdisait aux femmes de choisir de donner ou de ne pas donner la vie. De même, cinquante ans plus tard, on prétend interdire à des personnes adultes et en pleine possession de leurs moyens intellectuels de choisir de poursuivre ou de ne pas poursuivre une vie qui à leurs yeux n’a plus de sens et dont la médecine sait qu’elle n’a pas les moyens de restaurer ce sens.
Pro-vie versus pro-choix, pourrait-on résumer. Même si dans cette formulation importée des États-Unis, l’appellation pro-vie recouvre en réalité une interdiction imposée par des personnes qui ne sont pas directement concernées à d’autres qui le sont mais qui se trouvent en situation de faiblesse ou de vulnérabilité : femmes dans un système où dominent les hommes, ou personnes malades dans un système où dominent les médecins.
Bruno Boniface, psychiatre
