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Jean-Michel Galano : « Les progrès sectoriels ne valent que par l’usage qu’on en fait »

Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision du progrès. Cette notion est-elle toujours pertinente ? Si oui, comment permettre le retour d’une ambition de progrès dans le débat public, et sous quelles conditions ? Comment la mettre en œuvre dans ce XXIe siècle de violentes convulsions ?

Voici la contribution de Jean-Michel Galano, philosophe.

Quand on cherche à s’interroger sur la notion de progrès, force est de constater qu’il y a un avant et un après Jean-Jacques Rousseau. La façon dont il l’a problématisée en 1749 dans le Discours sur les sciences et les arts a fait époque et demeure pour nous le point de départ de toute réflexion solide.

En effet, Rousseau dégage l’idée de progrès du modèle de la progression, arithmétique ou géométrique, qui en faisait quelque chose de simple, de quantitatif et d’irrécusable : la vie des humains est une vie sociale,  le devenir de l’humanité est historique et non pas linéaire, il n’est pas le développement d’un germe ni  le passage de l’ombre à la lumière comme le croyaient les « Aufklärer ». Il se pourrait même que ce soit tout le contraire.

En effet, et voici l’essentiel, ce n’est pas parce qu’il y a eu dans le domaine des sciences et des arts une spectaculaire accumulation de progrès, indéniables mais sectoriels, qu’on peut à bon droit parler « du » progrès en général. Les vrais philosophes, et Jean-Jacques en est un, se méfient de ces « hypostases », généralisations, globalisations abusives dans lesquelles ils savent reconnaître de funestes facilités de pensée. Funestes, parce qu’elles poussent à l’inaction et à la paresse d’esprit.

La liste des exemples qu’il fournit à l’appui de sa thèse peut de nos jours peut prêter à sourire : les progrès de la médecine nous auraient rendus « efféminés », tout comme ceux de l’habillement ; nous aurions perdu avec le développement des produits de luxe et d’embellissement de la vie quotidienne notre « virilité » ; les méchants et les méchantes auraient désormais à leur disposition tout un arsenal de fourberies raffinées ; les livres auraient développé à l’excès l’imagination et les passions, aux dépens des plaisirs simples de la vie…

Plutôt que de nous laisser aller à une moquerie facile, qui d’ailleurs donnerait raison à Jean-Jacques, essayons plutôt de voir ce qui est en question. Et ce qui est en question, c’est la dénonciation d’un oubli. Les milieux intellectuels de son époque, éblouis par l’abondance des nouveautés techniques qu’ils avaient sous les yeux, ont oublié l’essentiel. Et l’essentiel, c’est que les progrès sectoriels ne valent que par l’usage qu’on en fait, qu’ils sont porteurs de possibilités contradictoires que seuls des choix raisonnés, et donc politiques, sont susceptibles d’arbitrer dans un sens favorable aux humains. Tout progrès est artificiel, à la différence des évolutions naturelles et des progressions linéaires des mathématiques. C’est un produit.  Il n’a pas de nature, mais une ou plusieurs fonctions, établies en références à des normes. Une norme est un choix. Une norme est toujours d’ordre qualitatif  Même le choix de valoriser la quantité par rapport à la qualité est un choix qualitatif, un choix de norme ! Si nous nous attelons à la recherche, puis à la production, puis à la commercialisation de tel matériau nouveau, de tel médicament, de tel perfectionnement d’un logiciel…, c’est bien parce qu’une norme, en l’espèce une certaine idée du « mieux » ou du « souhaitable », fonctionne.

Souhaitable pour qui ? Nous vivons incontestablement dans une société où il y a énormément de conflits de normes, souvent entre le souhaitable et le possible, le possible et le nécessaire, le long terme et le court terme, le juste et le profitable… : les moyens techniques de vivre en bonne santé plus longtemps existent, et dans une certaine mesure ils sont mis en œuvre. Mais en même temps, l’impératif de rentabilité à court terme s’impose aux industriels et aux financiers comme une norme impérative. Vivre plus longtemps soit, mais à condition de produire plus longtemps, de consommer moins de services publics et davantage de marchandises.

Ce conflit de normes est fécond. Il permet de corriger et parfois d’inverser les logiques du marché capitaliste, d’introduire, sinon un « déjà-là du communisme », du moins un élément de mixité dans l’économie. Il permet de comprendre que chaque pas en avant, chaque découverte technique ou scientifique, confronte la société à des choix de gestion, d’utilisation et d’évaluation, donc à un besoin sans cesse renouvelé d’appropriation critique et de démocratie.

A contrario, on peut s’apercevoir que dans les cas, trop fréquents, où le conflit de normes n’existe pas, le progrès n’est plus normé que par la loi du profit immédiat et prend la forme d’une standardisation et d’une prolifération malsaine et répétitive, où l’on retrouve, mais de façon pathologique, les progressions linéaires de la nature : étirement cancéreux du tissu urbain, monotonie des tâches aux cadences épuisantes,  uniformisation des modes de vie, enrégimentement idéologique…

Il est tentant de voir dans cette face sombre la vérité « du » progrès, qu’il faudrait alors comprendre comme le contraire de ce qu’il paraît être : une longue décadence. Ce fut le cas de Pasolini, dont le thème essentiel, notamment dans ses romans Ragazzi di vita et Una Vita violente, cherche à montrer le tragique du déclassement historique vécu par un peuple oublié d’une croissance économique régie par le capitalisme. Ce fut aussi le cas de Heidegger, dont la réflexion sur « l’essence de la technique, qui n’a rien de technique », a souvent été réduite à un rejet très réactionnaire et « décroissantiste » du progrès en général.

Pourtant, si l’on y regarde de plus près, la critique heideggerienne possède un contenu fort : la dénonciation d’une logique d’accumulation quantitative qui n’est plus celle de la satisfaction des besoins humains, mais qui se développe sans fin et se nourrit d’elle-même. Quand Heidegger déplore que les centrales hydroélectriques enlaidissent les fleuves dans le seul but de produire toujours plus d’électricité, que nous n’habitions plus des maisons mais des machines à habiter, et que d’une façon générale la production, la commercialisation, la conception elles-mêmes ne soient plus au service de l’humain, mais subordonnent au contraire l’humain à leur propre prolifération, il met l’accent sur un bouleversement bien réel, celui d’une production normée par le profit et non par l’utilité sociale.

Et certes, Heidegger conclut à propos du régime politique souhaitable pour, si cela est encore possible, maîtriser cette prolifération : « … je ne suis pas convaincu que ce soit la démocratie » : rien ne nous empêche d’être convaincus du contraire !

Car enfin, c’est bien une logique de profitabilité à court terme qui a produit l’étalement urbain, le saccage des milieux naturels et le conformisme généralisé ! Ce que Heidegger perçoit à sa façon, à travers une grille de lecture passéiste, est-ce autre chose que « les eaux glacées du calcul égoïste » dans lesquelles le capital noie non seulement les espèces naturelles, non seulement  les constructions culturelles du passé, mais plus encore toutes les constructions que rend possibles les progrès scientifiques et technologiques ?

Car le capitalisme, Marx l’avait dit bien avant Schumpeter, ne fait pas que détruire : il construit aussi, selon ses propres normes. Ne lui laissons pas le monopole du progrès ! Les grandes mutations qu’ont connues les sociétés européennes et notamment la nôtre depuis 1945, salarisation, tertiarisation, urbanisation, féminisation, scolarisation, consommation de masse, ont toutes été des contradictions réelles. Chacune peut être interprétée, et n’a pas manqué de l’être,  comme un progrès ou comme une régression. Ne faut-il pas plutôt y voir un enjeu nouveau ? Réussir le travail y compris dans ses nouvelles composantes, la libération de la femme, la ville, l’école, l’accès au bon et au beau, rien de cela ne se fera sans des luttes qui ne sont pas seulement entre l’ancien et le nouveau, pas seulement entre les « riches » et les « pauvres » (où sont les cadres, les professions dites intellectuelles?), mais entre une croissance axée sur le profit et une croissance centrée sur l’humain, c’est-à-dire  sur le quantitatif et l’intensif, avec tout ce que cela implique en termes de circuits courts, d’accès à l’information, de partage et d’investissement dans la formation des êtres humains.

Jean-Michel Galano

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