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Paris saccagé ? Partie II

De quoi #SaccageParis est-il le nom ?

Paris, de plus en plus sale ? Ses avenues souillées par des aménagements disgracieux ? Ses belles frondaisons massacrées ? Les bancs publics de jadis arrachés ? Le mobilier urbain en déliquescence ? Deuxième volet d’une contre-enquête subjective, nécessairement subjective, sur le mouvement #SaccageParis, menée par un Conseiller de Paris soutien de la majorité municipale.

Lire le premier volet de « Paris saccagé ? »

Paris est la ville la plus dense d’Europe. L’Île-de-France est la région la plus riche de l’Union, la plus peuplée du pays et c’est la première destination touristique mondiale. La capitale est donc un gigantesque carrefour de flux. Ce nœud de passages et d’activité s’en trouve dès lors profondément marqué : usures des routes, des trottoirs, des infrastructures, accumulation de détritus ménagers, commerciaux, alimentaires et industriels, travaux incessants, constitution d’amas de gravats ou de déchets, engorgement des flux, mutations fréquentes des aménagements et des signalétiques, dépérissement de certains équipements, blocages logistiques… 

Qui prétendra que ces dysfonctionnements sont évitables dans une mégalopole occidentale ? N’est-il pas prévisible qu’une capitale vivante comme Paris, où 3000 tonnes de déchets sont collectées quotidiennement, comporte toujours une dimension bruyante, saturée et en perpétuelle recomposition ?

« Non finito »

« Une ville de plus de deux millions d’habitants et par laquelle passent plusieurs millions de personnes par jour ne peut pas ressembler à une bonbonnière pimpante, le vouloir serait même inquiétant ! », concède la philosophe Catherine Kintzler, engagée dans le mouvement virtuel #SaccageParis. « D’où une certaine désinvolture que je prenais pour de l’élégance et de la générosité, et qui au cours du temps s’est révélée proche du déni. »

« Il y a toujours eu une certaine négligence, un certain « non finito » dans la rue parisienne », ajoute cette habitante de la capitale par ailleurs animatrice du site Mezetulle. « Je ne me suis jamais offusquée d’un papier par terre, même si je m’abstiens d’en jeter ! ». Mais Catherine Kintzler dit toutefois percevoir une aggravation de la situation, dénonce un « tapis d’ordure » quotidien, les bâches de couverture d’un marché qui se promènent dangereusement pendant plusieurs jours, ou encore la disparition des fameuses grilles d’arbres « Davioud ».

Rue de la Verrerie et rue des Mauvais garçons (IVe arrondissement)

Paris, ville sale depuis sa fondation ?

Alors, la saleté de la capitale, résurgence d’une antienne ou véritable dégradation ? La problématique de la propreté de Paris n’est pas une nouveauté. Dans son reportage sur #SaccageParis, BFMTV rappelle que Jacques Chirac, maire de la capitale à partir de 1977, avait lui-même maille à partir avec la colère de ses administrés sur le sujet.

« On sait très bien que ça a toujours existé, il y aura toujours des gens qui saliront des rues », constate Luc Lejeune, éboueur parisien récemment retraité. D’après lui, les rats parisiens ne relèveraient pas plus que les poubelles qui débordent d’une irruption récente. « Il y a une vingtaine d’années, dans le XIVe près de l’atelier, je me souviens en contrebas, sur toute la largeur de la voie ferrée : que des rats, sur cent mètres ! ».

« Dans le métier il y a une citation », affirme ce syndiqué à la CGT : « Ton canton n’est jamais terminé. On travaille en canton, en morceau de quartier dans chaque arrondissement. Et même les chefs le disent : quand tu as fini, tu es bon pour recommencer, parce que ce qui a été nettoyé est déjà sali à nouveau. » Autant dire que les professionnels du secteur sont sceptiques quant à la possibilité d’assurer dans l’agglomération une propreté constante — dont certains voudraient aller chercher d’improbable exemples en Suisse ou au Qatar.

Sous la droite, Paris déjà « saccagé » ?

En ce qui me concerne, né en 1984 et ayant vécu mon enfance à Paris, je me souviens parfaitement de mes dix ans, habitant le boulevard de Strasbourg dans le Xe arrondissement. La ville était alors solidement tenue par la droite et pourtant, rentrant de l’école, je devais parfois enjamber une personne allongée sur le seuil de mon immeuble : la municipalité avait fait implanter un réceptacle à seringues pour les usagers de drogue à l’angle des boulevards de Strasbourg et Saint-Denis. Ce matériel potentiellement dangereux jonchait le trottoir. Je n’étais ni satisfait de la situation ni horrifié : c’était ainsi, voilà tout. Une chose est sûre, les difficultés à « gérer » les consommateurs de drogue à ciel ouvert, elles non plus, ne datent pas d’hier dans la capitale.

Photographier une poubelle qui déborde pour mettre en cause l’élu de son choix : une technique éprouvée

Un compte saccagiste, @mtwit75, pointait en 2014 la saleté de son quartier (le Ier arrondissement de Paris), en s’en prenant à l’époque à son Maire LR Jean-François Legaret. Depuis quelques années, ce sont Anne Hidalgo et sa majorité qui sont pourtant devenues les principales cibles de ce compte corbeau, très actif dans la campagne de similitantisme sur l’état de la capitale. Avant même l’apparition du mot-dièse, @mtwit75 ciblait de façon particulièrement harcelante élus et collaborateurs de la majorité municipale, notamment les hommes gays.

Le cyberharcèlement, un outil politique comme un autre ?

J’ai compté de la part de ce compte @mtwit75 plus de deux cent tweets mentionnant mon nom ou ma photo entre septembre 2018 (soit avant que je sois élu et avant la campagne #SaccageParis) et janvier 2022. Parmi sa très riche production me concernant : vol de photos privées, montages, captures d’écran de mes comptes personnels, harcèlement de mes proches, insinuations, propos diffamatoires (accusations de bénéficier d’un emploi de complaisance, d’un logement social, d’avoir bénéficié de « promotion canapé »), etc. Marc [le prénom a été changé, NDLA], twitto parisien opposé à #SaccageParis, nous déclare avoir également fait l’objet de harcèlement par des saccagistes, notamment auprès de son employeur.

Sollicitée, une avocate parisienne spécialisée dans la défense des citoyens faisant face à des violences sur les réseaux sociaux explique : « Pour que le délit de cyberharcèlement soit caractérisé, il appartient à celui qui dépose plainte de rapporter la preuve 1) de propos ou comportements répétés ; 2) de la diffusion via un service de communication au public en ligne, notamment ; et 3) conséquemment, d’une dégradation des conditions de vie du plaignant se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale. » Ce dernier élément est essentiel. « L’élément concernant l’altération de votre santé doit quand même être évoqué au stade de la plainte, ne serait-ce que pour que le parquet soit convaincu de la nécessité d’ouvrir une enquête. En effet, bien que la fréquence des messages soit élevée, cette caractérisation sera un point central pour l’autorité judiciaire. » Lorsque je lui montre les quelques deux cent captures de messages de @mtwit75, pas d’hésitation : « Évidemment au regard de ces éléments, les deux premières exigences ne posent pas de difficultés. »

Vue d’une campagne de cyberharcèlement d’un collaborateur de la Mairie de Paris par une escouade de comptes trolls en septembre 2020. Quelques mois plus tard, les mêmes comptes s’investiront avec les mêmes méthodes dans le mouvement #SaccageParis.

De fait, d’après les calculs de @Gasber75, twitto engagé contre #SaccageParis, la confondatrice du site du même nom et membre du bureau de l’Union Parisienne (lire le premier volet de notre enquête) a publié sur le sujet plus de 100 000 tweets en deux ans, soit une moyenne de 140 tweets par jour.

Quand des saccagistes critiquent d’autres saccagistes

A contrario, certains comptes participant à #SaccageParis sont plus modérés. Ainsi, l’un d’entre eux souligne-t-il la « totale mauvaise foi » d’un anonyme qui utilise une photographie d’une allée jonchée de détritus sans préciser que le cliché est pris juste au moment de la fermeture du marché hebdomadaire et juste avant le passage des équipes de propreté.

D’autant que, comme le note un travailleur de la propreté interrogé par BFMTV, « la saleté appelle la saleté ». Un amoncellement qui se constitue dans un caniveau devient une sorte de poubelle officieuse, et les passants ont alors la tentation d’y ajouter leurs propres rebuts : puisque ça s’accumule, ce sera bien nettoyé… Luc Lejeune, l’éboueur retraité, abonde : « Qu’on ne vienne pas nous dire comme #SaccageParis que c’est de la faute des agents et que si les rues étaient plus propres les gens les respecteraient plus. Ça c’est une mentalité japonaise, ça n’existe pas ici. Les Français ne sont pas du genre à balayer leurs rues après leur boulot ! »

Vide-Grenier rue Fessart (XIXe arrondissement)

Spéculation immobilière et embourgeoisement

Cette perception d’un « saccage » ne vient-elle pas plus profondément des mutations démographiques et sociologiques que connaît la capitale ? Paris perd des habitants depuis les années 1960. De cité populaire par excellence, elle devient pôle de spéculation. Avec la financiarisation des économies, des milliards d’euros fondent sur un foncier par essence limité. Du fait de l’augmentation des prix et des loyers, les couches populaires et moyennes subissent un effet d’éviction. Partout, les quartiers jadis populaires connaissent un phénomène d’embourgeoisement.

À Paris, des familles aux forts revenus, des hauts cadres et des relais d’opinion, qui auraient autrefois habité dans les arrondissements résidentiels de l’Ouest, s’installent dans des quartiers « en mutation ». Ils gagnent des zones populaires dans lesquelles ils importent leurs standards de perception, leurs valeurs et surtout leur capacité à participer à la mise sur l’agenda politique de leurs préoccupations.

Un mouvement de « gentrifieurs » ?

Et si #SaccageParis était aussi le résultat de la gentrification ? De fait, l’un des leaders du mouvement, Jacques Desse, a racheté il y a quinze ans un immeuble de la Goutte d’Or, quartier parmi les plus pauvres de Paris, « pour une bouchée de pain », écrit Le Monde. Quant au sulfureux élu LR Pierre Liscia, également à la pointe de la campagne de déstabilisation, il habite dans le Nord-Est parisien et s’est spécialisé dans la dénonciation de « l’abandon » dans lequel la Mairie laisserait les quartiers populaires.

Dans une très récente série de tweets, un saccagiste s’exprimant sous le pseudonyme de Quentin Divernois semblait découvrir que le Nord-Est de Paris n’est pas l’exact équivalent de l’Avenue Foch et qu’on trouve dans le Parc de Belleville de nombreux tags. Alors, Paris, ville saccagée ou ville dont les « gentrifieurs » trouvent que l’embourgeoisement ne va pas assez vite ?

Illibéralisme

Au plan idéologique, #SaccageParis semble en tous cas l’occasion d’un renversement. Les tenants du libéralisme paraissent ici rejeter la responsabilité individuelle et le rôle de la société civile. La saleté serait moins due aux salisseurs qu’à la municipalité. Oubliés, les discours sur la tolérance zéro envers les incivilités.

Éviter la pénurie de logements mais ne pas construire de nouveaux immeubles, réparer chaque ouvrage dégradé mais ne pas multiplier les travaux qui encombrent, lutter contre le réchauffement mais ne pas s’attaquer aux flux automobiles, traquer et supprimer le moindre dépôt sauvage ou chaque nid-de-poule dans la chaussée mais ne pas augmenter les impôts locaux… N’y a-t-il pas là autant d’injonctions contradictoires ?

« L’entretien du patrimoine, effectivement cela demande des engagements financiers d’une autre dimension », reconnaît la philosophe Catherine Kintzler, « surtout quand cet entretien souffre d’une négligence durable, comme on peut le constater sur la place de la Concorde. Mais fallait-il déposer des grilles d’arbre et des bancs Davioud ? Fallait-il transformer la place de la République en plaque de chaleur ? Faut-il recourir à un cabinet d’experts pour savoir qu’on ne peut pas planter d’arbres sur un pont ? ».

Passage Rochebrune (XIe arrondissement)

Regroupement de plaintes

Marc, résidant à Paris depuis vingt ans et opposé à #SaccageParis conclut : « Certains des sujets remontés pouvaient paraître légitimes, notamment la propreté ou l’entretien des rues et le mobilier urbain après les confinements Covid. Cependant, le mot-dièse est devenu un regroupement de sujets de plaintes sans aucun rapport entre eux ce qui se traduit à la fin par un mouvement de critique systématique de toutes les actions de la Mairie et un déferlement de haines sur les réseaux sociaux ».

Et si ce discours centré sur tout ce qui se dégrade, se salit et se recroqueville, outre ses motivations idéologiques et sociologiques, était également une variation locale d’un mouvement d’humeur bien connu, le déclinisme ?

Maxime Cochard

Lire le premier volet de « Paris saccagé ? »

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