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Yvette Lucas : « La sécurité, le bien, le mieux, demeurent une préoccupation permanente »

Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision du progrès. Cette notion est-elle toujours pertinente ? Si oui, comment permettre le retour d’une ambition de progrès dans le débat public, et sous quelles conditions ? Comment la mettre en œuvre dans ce XXIe siècle de violentes convulsions ?

Voici la contribution d’Yvette Lucas, sociologue, directrice de recherches au CNRS.

Petite réflexion foutraque sur l’idée de progrès

Le XXe siècle a été dominé par le thème du progrès. Le progrès en majuscules, source de tous les bienfaits. Un point de vue hautement partagé. Le mot progrès, selon Wikipédia, désigne « le processus évolutif orienté vers un terme idéal ». Au XXIe siècle, on ne voit plus que ses méfaits. Le progrès n’est certes pas apparu au XIXe ou XXe siècle. Il a une déjà longue histoire, depuis l’Antiquité, disent certains. Mais restons au présent, dans un format qui ne permet pas de longues digressions. En présence de ces deux termes brutalement contradictoires : bienfaits, méfaits, on entrevoit le besoin de recherches approfondies, de mises en question, d’hypothèses nouvelles. Qu’ici nous ne pouvons que suggérer. Viendront plus tard des recherches indispensables.

Le motif de mon propos tient en grande partie au fait qu’au cours de mon existence, tant professionnelle que personnelle, j’ai baigné dans le progrès.

D’un côté, progrès techniques, donc aussi technologiques, et en arrière-fonds scientifiques. Ceci parce que, dans ma vie professionnelle, j’ai consacré quelques dizaines d’années à étudier l’Automation.

Personnellement, d’autre part, j’ai milité dès mes vingt ans dans un parti fort préoccupé du progrès social.

J’aborderai ces deux thèmes tour à tour. Pas question de les juxtaposer ou les confondre dans un rapprochement simpliste ou mécanique. Voir en quoi ils peuvent ou non s’articuler, s’influencer dans une dialectique potentiellement féconde m’intéresse.

Prenons les choses dans l’ordre.

On traite essentiellement du progrès technique dans le cadre de la révolution industrielle – XVIIIe siècle en Grande Bretagne, un peu plus tard en France – tout en considérant, pour beaucoup d’entre nous, qu’apparaît, vers la fin du XXe siècle, une nouvelle révolution technologique – révolution informationnelle pour certains, révolution numérique pour d’autres.

Etudiant, comme chercheure, l’automation dès 1960, je rencontrais le progrès technique. Uniquement alors en milieu industriel. Et ceci sous la forme de systèmes autonomes complexes rétroactifs, c’est-à-dire capables de s’autocorriger, donc fonctionnant sans l’intervention directe des ouvriers, transformés en surveillants dans des salles de contrôle. Avec le confort que cela leur procurait. Plus tard, on s’est davantage orienté vers la multiplication des robots, autonomes, mais devenus simples outils. Parallèlement surgissait Internet, révolution dans la communication et moyen d’accroître l’intégration dans les machines des fonctions mentales des travailleurs. Ceci affectant massivement le travail de bureau, ou assimilé. Et pour les communications, sur toute la planète, l’accaparement de tout cela par de puissants réseaux, les GAFA. Actuellement, nous en sommes à l’intelligence artificielle, depuis longtemps entrevue. Et maintenant que les algorithmes ont envahi nos vies, des interrogations, des mises en question multiples surgissent : c’est nous qui créons l’intelligence artificielle. Sommes-nous, serons-nous, capables d’en conserver la maîtrise ?

On comprendra facilement que dans un premier temps, en présence des systèmes rétroactifs autonomes, je me sois interrogée sur la communication entre les hommes et ces systèmes qui reposaient sur des ensembles de codes et la manière de les interpréter. D’où mon ouvrage publié en 1974, Codes et machines (1). Les développements ultérieurs et le rôle du management, instrument des possédants pour structurer le travail, grâce notamment aux nouveaux systèmes de communication, se sont assez largement orientés vers une sorte de néo-taylorisation, c’est-à-dire un découpage, une atomisation des tâches, peu stimulantes pour les opérateurs et opératrices de la base. Au point d’en arriver dans des entreprises puissantes et gigantesques, à ce que ce soit la machine qui décide ce que doit faire la personne et qui lui en donne l’ordre.

Ce qui prouve, sans une ombre d’hésitation, que le progrès technique n’est pas neutre. Il ouvre des possibilités diverses et permet des choix. Choix multiples, mais surtout, et de la façon la plus contraignante, choix de ceux qui détiennent le pouvoir et les moyens financiers, dont on sait bien qu’ils ont depuis longtemps soumis même les entrepreneurs à leurs diktats. S’étonnera-t-on alors que, pour une masse de travailleurs et d’usagers, le progrès technique apparaisse, sinon néfaste, pour le moins, ambigu ?

Dans les conclusions de mes travaux j’avais imaginé, peut-être sans grandes illusions, que l’on pouvait, que l’on devait, aborder tout autrement le problème des relations hommes-machines. J’écrivais alors : « le progrès technique est perçu comme l’attribut des sociétés (ou de la civilisation) industrielles et prend une valeur de plus en plus mythique : matérialisme contre religion, rationalisme contre imaginaire, pragmatisme contre romantisme etc. Nous pensons le progrès technique et l’automation dans un tout autre rapport avec la nature et l’homme, comme moyen permettant de surmonter les contraintes des forces naturelles et, pour l’homme, les entraves résultant de sa propre nature humaine. (…)

Mais cela ne peut se faire sans que soit levée la contrainte majeure de notre société : celle de l’oppression résultant de l’exploitation d’une classe par une autre. C’est donc bien un choix politique, un choix de société qu’implique le fait de s’engager ou non une autre voie ». Autrement dit, concevoir, et faire exister, une société qui ait pour objectif « une maîtrise réaliste, raisonnée, collective, de l’automation (je dirais ici « des progrès techniques ») pour des buts déterminés de façon claire par les travailleurs et les membres de la collectivité sociale, qui en sont les utilisateurs des plus directs et qui devraient avoir tous les droits à en bénéficier et à en déterminer l’usage. » (2).

Alors, méfaits, bienfaits ? C’est selon.

Il y a pire encore : l’armement nucléaire destiné à la guerre. Et peut-être capable, à la limite, de détruire la planète. Pourtant ceux qui ont, à l’origine, développé et maîtrisé le nucléaire, les savants qui ont œuvré sur l’atome, n’avaient nullement en tête un tel objectif. Certains d’entre eux, d’ailleurs, ont été profondément troublés de son usage à des fins si massivement destructrices dans la guerre. Et quels efforts de par le monde, sans y avoir encore réussi jusqu’ici, pour obtenir qu’on supprime définitivement ces engins toujours menaçants.

Je ne m’étendrai pas longuement sur la question du progrès social. Il y faudrait un autre texte. Je dirai simplement que je me bats, depuis ma jeunesse pour une autre société. Disons-le tout net : pour le communisme. Autrement dit détruire, ou dépasser, le capitalisme, et construire une société égalitaire, respectueuse de chacun, faisant de son mieux pour assurer le bien-être de tous. En précisant, je crois, cela nous l’avons compris en marchant et en réfléchissant sur un tragique échec, qu’elle ne sera pas donnée une fois pour toutes mais ne pourra subsister que si elle est une construction permanente, toujours prête à se remettre en question pour aller de l’avant. Ceci mériterait un débat, que je ne peux pas ouvrir ici.

Seulement, parce que j’y ai été impliquée, évoquerai-je un aspect de la question, toujours à propos des progrès techniques. On a longtemps pensé, je crois qu’on pense encore, et à juste titre, que pour permettre à tous de vivre mieux il faut assurer une production tant matérielle que culturelle considérablement élargie. Les progrès techniques, dans des conditions nouvelles, peuvent y contribuer largement. A ce sujet un groupe de chercheurs de Tchécoslovaquie, au temps du printemps de Prague, avait publié un ouvrage ayant pour titre La civilisation au carrefour. Ouvrage dont j’ai revu plus tard le contenu dans un article de La Pensée. S’y référer, en discuter, peut encore aujourd’hui être utile (3).

La question du communisme, de l’éventualité d’une société communiste, pose la question, centrale, des relations dialectiques entre forces productives et rapports de production.  Sujets que j’ai aussi eu l’occasion d’aborder. A l’instant, sur cela, je veux simplement dire que dans ce cas aussi, le progrès n’est pas inéluctable. Pas non plus sans risques. Qu’il faudra toujours y faire des choix, selon des objectifs toujours à réexaminer.

Dans la société actuelle, comme dans une que l’on souhaite meilleure, refuser tout progrès n’est pas une solution. On fait quoi ? On stagne ? On régresse ? On suit les parfaits réactionnaires ? Ce serait aussi oublier que les progrès dus aux découvertes scientifiques nous ont apporté beaucoup de bien et que c’est à nous de déjouer leurs possible méfaits. Comme positif, très positif, pour ne pas tout inventorier, pensons au domaine de la santé, de l’espérance de vie. On a appris de ces découvertes, on apprendra encore, à stopper les possibles méfaits, à mieux explorer les risques. Car la sécurité, le bien, le mieux, demeurent une préoccupation permanente qui ne doit pas se relâcher.

En termes de progrès, oublierai-je la dimension philosophique ? Le progrès relève-t-il de la philosophie ? Assurément, même si, ici, je sors de mon domaine, sachant que d’autres l’aborderont mieux que moi. Questionnant parmi mes proches, j’ai recueilli deux termes de référence : Ethique, Paradoxal.

L’Ethique, bien sûr. Si on cherche le bien, le mieux, si on s’interroge sur les méfaits et les bienfaits d’un phénomène, sur ses contenus, sur ses effets en société, on entre dans le domaine de l’éthique. De quelle manière, comment ? Pas en en faisant un absolu incontournable. Alors on débat, on s’interroge, on argumente, on justifie ses choix. Et Paradoxal surgit. Parce que pas inéluctable, pas un absolu. Pouvant avoir des effets variés, contradictoires, être bénéfique, mais aussi redoutable. Susceptible de provoquer confiance et défiance. Donc, paradoxal.

Après tout ceci, la question reste ouverte.

Yvette Lucas

(1) Yvette Lucas Codes et machines. PUF 1974

(2) Yvette Lucas, L’Automation. PUF Le sociologue 1982

(3) a) Radovan Richta La civilisation au carrefour, Prague 1969. b) Yvette Lucas Forces productives et rapports sociaux. De “La civilisation au carrefour” à nos jours. La Pensée, n° 356- 2010

Retrouvez ici les autres contributions à l’enquête de Commune sur le progrès

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