Les noms des instances publiques et des partis politiques évoluent vers le « branding » publicitaire. Le poète Olivier Barbarant analyse ce glissement général et dénonce une usurpation mémorielle.
Bien des voix ont mentionné leur agacement devant la dénomination choisie pour le Conseil National de la Refondation qui ouvre des travaux consacrés à la santé ce 3 octobre. L’acronyme, CNR, évoque évidemment celui du Conseil National de la Résistance, dont le programme, adopté en 1944, construisit le système de protection sociale et de solidarité nationale à quoi le second CNR doit contribuer à mettre fin.
Sans doute l’usage biaisé du langage fait-il partie de l’arsenal rhétorique de la parole publique ; reconnaissons d’ailleurs qu’il n’a pas attendu l’actuelle mandature pour produire sciemment de l’équivoque. Qui peut penser qu’en 1972, la fondation de l’actuel Rassemblement National sous le nom de Front National ignorait l’existence du Front National créé par l’appel du 15 mai 1941 publié dans L’Humanité, et qui visait au rassemblement unitaire des forces de la Résistance ? Un conglomérat de poujadistes, de revanchards de la guerre d’Algérie, mais aussi d’héritages vichystes ou néo-nazis avait alors choisi de se revêtir d’un nom issu de la Résistance.
Au-delà de légitimes indignations (surtout lorsqu’elles sont portées par les derniers témoins de l’époque, qui vivent ces manipulations onomastiques comme autant de profanations), ces contorsions délibérées de langage réclament sans doute une analyse. Elle se fait d’autant plus nécessaire que ces usurpations d’identité vont à rythme croissant, au point de devenir, de la part de l’actuel chef de l’Etat, un mode de fonctionnement. Ainsi Emmanuel Macron décida-t-il d’intituler Révolution son essai programmatique de 2016, ou bien a-t-il choisi de baptiser « Renaissance » la structure indéfinie, qu’on hésite à appeler un parti politique, qui vise à agglomérer les représentants de « La République en marche », d’« Agir » et de « Territoires de progrès », dont les noms en forme de marque ou de slogan, qui ne renvoient plus jamais à une idée politique, sont en eux-mêmes révélateurs.
Que se passe-t-il dans ces élaborations linguistiques ? Elles relèvent de trois manipulations à distinguer. La réappropriation est le geste le plus agressif : elle vise en effet à la fois un renversement et un effacement. Ce fut le cas pour le Front National, qui enveloppait l’héritage vichyste dans le drapeau résistant, et dans le même temps infléchissait l’idée de Nation, héritée de la Révolution, du côté des nationalismes ultérieurs. Ce qui fut la défense de la République contre le nazisme devint celle de la Patrie (héréditaire par le droit du sang, constamment brandi alors par l’extrême-droite), ce qui fut le combat pour la démocratie devint celui contre les étrangers, etc. En reprenant les mots, on en infléchit le sens, on fait basculer d’une vision démocratique de la Nation vers un positionnement xénophobe et réactionnaire. Le fonctionnement est le même pour Révolution comme pour le CNR. Il s’agit de faire jouer l’ancienne gloire légitime du terme au service de ce qui est son contraire : la préservation des intérêts de classe, la poursuite de la déconstruction néolibérale des équilibres entre le système de protection des salariés et l’ambition d’une concurrence de chacun contre chacun donnée pour un progrès, porte d’entrée dans le fabuleux « nouveau monde » pourtant aussi vieux que l’injustice, où chacun sera l’entrepreneur de sa vie.
Cependant, avec « Renaissance » par exemple, un autre phénomène est à l’œuvre. Il relève d’une démarche purement commerciale affreusement appliquée au domaine de la Cité, dont le système ne peut se dire qu’en globish (cet horrible sabir, terriblement limité par la fragilité linguistique des locuteurs, qui abîme l’anglais autant que les langues qui se sacrifient pour lui) : le « branding ». Les mouvements politiques deviennent des marques, il ne s’agit pas d’y affirmer clairement (c’est-à-dire honnêtement) une idée ou une théorie (aussitôt assimilées à de « l’idéologie »), il faut l’envelopper dans un nom plaisant, dont les connotations importent bien davantage, comme dans toute publicité, que le sens dénoté.
Remarquons l’efficacité incontestable du procédé, auquel n’a pas répugné de son côté « La France insoumise », qui affiche d’abord et prioritairement un folklore d’agitation et de révolte plutôt qu’une conception politique. Le succès devant la jeunesse est réel : certain tohu-bohu de l’indignation, souvent remorqué par une rhétorique de la vocifération en cohérence avec un tel nom, se montre plus attirant dans les amphithéâtres que l’effort de rationalisation et de mise en cohérence d’une vision politique constituée. Alors que seuls les « vieux partis » affichent clairement une théorie (communiste, socialiste…) les récents mouvements, plus gazeux, de droite et de gauche, choisissent donc de se désigner par des nébuleuses connotatives. La démagogie publicitaire n’est pas que d’un seul côté de l’hémicycle. On peut ici rappeler, en parfaite cohérence avec ces deux modes d’énonciation, les négociations pour désigner la NUPES, par l’ajout d’adjectifs porteurs de sens et d’enjeux politiques (à savoir « écologique » et « social ») alors que le sigle initial n’indiquait que la Nouveauté, l’Union, et ne commençait à se colorer d’un sens politique (au demeurant assez indéfini) qu’avec « Populaire ». Exiger l’ostentation de la dimension sociale du projet politique fut le rôle d’un « vieux parti », en pleine cohérence avec l’idée communiste qu’il lui est souvent demandé d’occulter, pour se désencombrer des complexités de l’Histoire. Compte tenu de ce qui précède, on comprend qu’il y répugne, et qu’il choisisse d’appeler les choses par leur nom.
Du côté de « Renaissance », on conçoit ce qui est en jeu dans cette formulation issue de l’Histoire ou de celle de la littérature, qu’on dirait empruntée à un vieux Lagarde et Michard : une teinture d’humanisme à quoi jamais Emmanuel Macron ne renonce à coups d’allusions indéfinies et toujours un peu cuistres, mobilisant en arrière-plan un peu de Montaigne après avoir instrumentalisé Ricœur. Il s’agit aussi et surtout de déguiser sous des atours de regain printanier, de « reverdie », à savoir de verdeur et de beau projet euphorique, l’agonie d’un système et les efforts désespérés pour le reconduire : alors que la politique actuelle est une pure et simple gestion du capitalisme, alors que tout en craque, au point de menacer la survie de l’Humanité désormais, il convient de tisonner les braises de l’optimisme historique, du renouveau fondé sur les miracles conjoints des nouvelles technologies et de la libération des énergies en régime ultra-concurrentiel. La barbarie à venir avance ainsi dans les beaux plis des drapés antiques, tandis que l’insistance sur le préfixe de réitération ou de retour à l’état antérieur (c’est la valeur de la particule « re- ») avoue sans doute, comme une sorte de lapsus, la pensée réactionnaire que tout ce fard ne parvient pas à dissimuler complètement. C’est aussi là tout le travail linguistique opérant sur le mot de « réforme », qui s’entendait auparavant comme la réfection pour améliorer un état précédent, et qui désigne aujourd’hui la destruction de ce qui existait, ce qui permet de classer parmi les archaïques quiconque n’accueille pas avec l’euphorie d’un nouvel horizon la perte de ce qui avait été conquis.
Mais branding et usurpation mémorielle se conjuguent pour une troisième conséquence, qui est peut-être la plus dangereuse : à savoir, en-deçà de ou par-delà les enjeux précédemment mentionnés, un gigantesque effet de flou dans la nomination, un brouillard sémantique délibéré. Dans cette perspective, c’est toute l’économie de la parole publique qui se trouve altérée : il ne s’agit peut-être qu’à la marge de trouver des noms dupeurs ou attirants, il s’agit d’abord d’empêcher tout découpage notionnel, toute production de catégories. En bref, de dissoudre dans un gigantesque bavardage toute parole, de manière à ce que nul ne sache plus de quoi il parle, qu’aucune prise ne soit offerte à la pensée sur le magma discursif dans lequel achever de noyer la démocratie.
Olivier Barbarant

Photo credit: villenevers on VisualHunt.com