Le dandysme aujourd’hui

Que serait un monde sans dandysme ? Un dandy vit devant un miroir, dit-on. Profil narcissique soumis aux injonctions des phénomènes de mode ? Il y a miroir et miroir : entre celui du Marché, symptôme de conformisme à la société de consommation, et celui défini par une recherche, de l’élégance comme de la singularité, la différence mérite d’être analysée. Massimiliano Mocchia di Coggiola est un historien de la mode masculine dont le livre Dandysmes a été publié aux éditions Alterpublishing en 2017. Cette année, il publie Du Monocle, aux éditions Le chat rouge. Entretien.

Journaliste et dessinateur, Massimiliano Mocchia di Coggiola collabore à plusieurs magazines italiens, français et internationaux, comme Monsieur, Arbiter, Dandy, Scala Regia, Stilemaschile, Paris LA, Charbon, et avec le blog Rocaille.it. Il est aussi styliste, notamment pour le groupe La femme, et a créé avec son frère Francesco la maison Fratelli Mocchia di Coggiola. Il est considéré comme l’un des principaux spécialistes du dandysme dans le monde. Hannibal Volkoff, photographe et galeriste d’art contemporain, est membre du comité de rédaction de Commune.

Hannibal Volkoff (à gauche) et Massimiliano Mocchia di Coggiola (à droite) photographiés par Max Perrin

H. V. : 2013 était l’année où tu figurais en couverture du livre I am dandy: the return of the elegant gentleman de Nathaniel Adams et Rose Callahan, ouvrage de référence sur le dandysme contemporain, interrogeant une cinquantaine de concernés les plus représentatifs dans le monde entier. Quand je t’avais interrogé sur la fierté que tu étais susceptible d’en éprouver, tu as haussé les épaules en m’expliquant que la moitié des personnes abordées dans le livre ne sont pas, en réalité, des dandys. Cela pose immédiatement la question de la définition du dandysme. Certains ne l’identifient qu’à l’élégance vestimentaire, généralement dans son approche la plus classique, là où d’autres mettent en avant l’exubérance la plus fantaisiste. On utilise aussi ce mot pour nommer une manière d’être, faite de légèreté, d’insouciance et de mots d’esprits, là où d’autres l’utiliseront comme synonyme de purisme, d’exigence absolue telle que le pratiquerait le Des Esseintes d’À Rebours, de Huysmans…

M. M. d. C. : Je voudrais immédiatement écarter l’idée que je n’eusse pas été heureux de cette très belle parution. Au contraire : elle m’a amené, et m’amène encore, un peu de notoriété dans mon domaine — ce qui n’est pas négligeable. Le livre est d’ailleurs le meilleur qui existe dans ce genre, et si je ne suis pas convaincu par certains personnages qui y paraissent, c’est parce que j’envisage le dandysme comme une recette de cuisine. Je m’explique. Il est vrai que la définition du dandysme, de ce que c’est qu’un dandy, est floue et inégale. Les ouvrages à ce sujet sont très nombreux et ils se contredisent. C’est peut-être là l’essence même du dandy véritable, c’est-à-dire de ne pas être aisément définissable : il se contredit, il se fiche du bon sens comme des moralités. Difficile à étiqueter, il passe très mal dans la société contemporaine, si désireuse de cataloguer et de juger son prochain.

H. V. : Donne-nous des exemples !

M. M. d. C. : Quand on parle du dandy viennent à l’esprit trois personnes différentes : Oscar Wilde (esthète, décadent et exubérant), Serge Gainsbourg (intello ironique, insouciant, provocateur), et Yukio Mishima (rigoureux, conservateur, au style classique). Je dirais que le dandy est entre les trois : de Wilde on gardera le côté camp et élégant, de Gainsbourg la provocation, de Mishima le sens de l’harmonie et la mesure. L’équilibre de ces éléments fait le dandy : pourtant Wilde fut parfois très excentrique, Gainsbourg ignorait l’élégance, et Mishima manquait d’insouciance. A croire que le dandy parfait n’existe pas dans la réalité, qu’il s’agit d’un personnage littéraire. Pour en finir avec cette définition qui n’en est pas une, considérons l’élégance du dandy comme une cuirasse : un système de défense contre la laideur, la brutalité et la stupidité du monde. Mais aussi comme une toile, sur laquelle le dandy peint ses tableaux. À la lumière de cela, et pour revenir au livre de Natty et Rose, j’aurais tendance à dire qu’une grosse partie des gentilshommes représentés sont juste des gars qui s’habillent bizarrement. 

Massimiliano Mocchia du Coggiola (au centre) photographié par Hannibal Volkoff

Considérons l’élégance du dandy comme une cuirasse : un système de défense contre la laideur, la brutalité et la stupidité du monde.

H. V. : Commune est une revue qui a toujours été proche du Parti Communiste. Ses lecteurs considèrent certainement le dandysme comme une revendication bourgeoise, une approche conservatrice, contraire dans sa définition même aux préoccupations populaires. Qu’en penses-tu ? Philosophiquement, est-ce que ça tient la route ?

M. M. d. C. : Le dandy, d’habitude, se fiche bien de la politique. Son engagement, quand il existe, varie entre la pose purement esthétique et le combat désespéré et inutile — un mot qu’il adore. Personnellement je me considère de gauche, mes parents sont communistes et ils ont participé à des combats sanglants dans les années 68 en Italie. Je crois en une gauche qui amène beauté et bien-être à tout le monde, et non pas à cette gauche misérable qui pense que pour faire bien, il faut enlever un peu de bien être à tout le monde (Marx parlait de redistribution des richesses, non pas de pauvreté). L’ouvrier et similia devrait pouvoir avoir accès à l’art, à la culture, et à l’élégance ; ça ne sert à rien d’enlever ces choses-là à la bourgeoisie : on sent la revanche, et c’est enfantin. Cette gauche-là est une gauche qui dit : « Vu que moi je ne peux pas l’avoir, alors toi non plus ! ». C’est idiot ; et c’est la même gauche qui ne veut pas mettre la cravate à l’Assemblée Nationale : encore une fois, ils présument que niveler vers le bas, c’est positif. Moi, je trouve que cela enlève de la dignité à l’homme et à son histoire, et de la beauté au monde. La vulgarité n’est jamais un trait positif duquel on peut être fier : cela signifie être stupide, non pas de gauche. Et il faut aussi arrêter avec ce mythe du saint travail comme si c’était une vertu gauchiste : le travail est abrutissant, point barre. Dans mon communisme imaginaire personne ne travaille, et tout le monde fait de l’art, de la musique, ou rien du tout.

« La vulgarité n’est jamais un trait positif duquel on peut être fier : cela signifie être stupide, non pas être de gauche. »

— M. M. d. C.

H. V. : Historiquement, y a-t-il eu des dandys de gauche ?

M. M. d. C. : Oui, Eugène Sue était socialiste, tout comme Wilde (il suffit de lire ses essais). En remontant dans le temps, on songe à Byron et à ses engagements révolutionnaires en Grèce. Entre les modernes, le premier qui me vient à l’esprit est Maïakovski, qui ne portait que des chemises en soie et conduisait de belles voitures sportives tout en étant le chantre de la révolution soviétique.  Et Baudelaire, durant la révolution de 1848, qui voulait fusiller les militaires. D’Annunzio, engagé au Sénat dans la droite conservatrice, dans une assemblée se leva et alla s’asseoir à gauche, déclarant « Je vais vers la vie ! ». Ce poète italien s’en alla conquérir la ville de Fiume (en 1919) et il se déclara régent pendant un an : avec ses acolytes il appliqua une « charte » qui permettait aux femmes de voter, de célébrer des mariages homosexuels, et qui imposait aux enfants l’apprentissage d’un instrument de musique ! En France, le plus célèbre — et critiqué — fut Louis Aragon [cofondateur de Commune, NDLA]. Surréaliste, il était inscrit au PC depuis les années 1920 et il resta fidèle à l’URSS et à Staline quand tout le monde commençait à avoir un peu de pudeur à ce sujet. Il partageait avec Maïakovski le goût pour les femmes : Elsa Triolet était la sœur de Lili Brik, la compagne du poète russe. Aragon avait l’élégance des dadaïstes (il en fut un, aussi), cette élégance à la Tzara et du premier Breton : canne, cravate, monocle, guêtres… Anarchistes plutôt de gauche, ils adoptaient un vocabulaire esthétique bourgeois pour mieux épater les bourgeois (1) ; puis ils y prirent goût. Le dandy communiste est toujours très ironique : sur lui-même, et sur les autres communistes. Son élégance est, aussi, une facette de cette ironie.

Sucre d’Orge et son pénis dans les Salons Mocchia di Coggiola, 2017, photographie d’Hannibal Volkoff

H. V. : Oui, si je t’ai posé cette question, c’est parce que j’ai tendance à penser que le concept d’élégance est indissociable du concept de justice. Soutenir un système injuste, c’est un cruel manque de savoir-vivre, non ? Personnellement, je n’arrive pas à imaginer un dandy pro-Macron. Ou à la limite, pro-Macron comme défenseur des causes perdues.

M. M. d. C. : Avec le temps, j’ai perdu le dogmatisme que mes parents m’avaient transmis, et je commence à croire que tout système extrémiste est bancal et injuste, l’important c’est de le rendre le moins injuste possible. Ceci est vrai à gauche comme à droite. L’idée que la beauté soit juste, et donc que l’élégance le soit aussi, est un idéal très grec qui ne correspond pas aux faits : dans les films, ce sont toujours les méchants qui sont le mieux habillés. C’est pour cela que le dandy communiste reste dandy malgré les communistes. De ce point de vue, tout soutien à la cause (« prolétaire » ou « fasciste ») devient une cause perdue : le dandy du siècle dernier a été, fondamentalement, déçu par la société et les grands systèmes politiques dont il a pu goûter les échecs sociaux et les guerres. Drieu la Rochelle, homme extrêmement élégant et extrêmement dépressif, se voua à l’extrême droite de Doriot et fut un collabo dans la France occupée, tout en sachant pertinemment avoir entrepris la défense d’une cause perdue et impopulaire. Il était devenu nazi pour avoir une excuse pour se suicider. Un dandy pro-Macron aujourd’hui ? Il serait en bonne santé, fort, heureux, souriant, propre, rangé. En un mot : fade, comme Macron. Et il serait un gagnant, ce qui n’est pas très dandy. Mais ces grands systèmes politiques n’existent plus, fort heureusement : on traverse une crise des anciens idéaux, et les valeurs sont en train de se mélanger, de se brouiller et de se stabiliser autrement sans qu’on s’en aperçoive. Le dandy est un personnage qu’on comprend et interprète à travers le prisme du XXe siècle. Qui sait ce qu’il adviendra de lui dans les prochaines décennies…

Dans les films, ce sont toujours les méchants qui sont le mieux habillés.

H. V. : Lorsque j’ai sorti mon deuxième livre, autour des sous-cultures développées par la jeunesse parisienne des années 2010, j’ai glissé plusieurs photos de tes Salons, aux côtés notamment d’images de manifestations politiques, du Black Bloc, etc. Tes amis que j’ai interrogés à ce sujet m’ont tous dit que cette association pouvait leur sembler cohérente. Parce que l’univers du dandysme s’accorde à une marginalité, à une remise en cause du normalisme, de la société de consommation. « Être dandy, cela consiste souvent à être montré du doigt comme une bête de foire », m’a-t-on dit. L’image d’un Black Bloc de dandys nous traverse tous l’esprit, non ?

M. M. d. C. : Racontons au lecteur un peu de ce qui se passe dans mes « salons » : des fêtes à base d’alcool, de la sensualité en tout genre, de la musique, et surtout : ce sont des fêtes costumées (déguisées si vous voulez) assez baroques. Les invités viennent de tous milieux sociaux confondus, et personne n’y prête attention. On n’est pas au Lions Club à faire de l’exécrable « networking », on est là pour créer des instants de beauté (ou de laideur) hors du monde, hors norme, tous ensemble. Cet esprit de révolte dans la fête et dans la décadence n’est pas nouveau… Albert Camus rangeait le dandy parmi ses hommes révoltés, il doit bien y avoir une raison ! Ce qui se passe dans une soirée chez moi (tout comme dans les photos que tu prends et que tu mélanges à celles de mes fêtes) est mal : mauvais pour la santé, mauvais pour la morale publique, mauvais pour une certaine vision de la gauche ainsi que de la droite. Certains me disent que ce sont des sauteries de bourgeois nantis, d’autres me disent que ces soirées sont contraires à la bienséance et immorales. Ce mal est pourtant jouissif (le droit au plaisir, on en parle ?), et nécessaire dans la vie comme en littérature (Bataille l’a bien dit et moi je crois en Bataille comme en Sade), pour que les extrêmes communistes et conservateurs ne se touchent pas, en limitant les libertés des individus au nom d’une morale soviétique ou fasciste. Mes soirées participent à une révolte qui est un peu la tienne aussi. Mais il faut ajouter que dans son insouciance et sa nonchalance, cette révolte est tout à fait métaphysique. Des bêtes de foire ? Oui : démodé, suranné, le dandy ne participe pas aux grandes thématiques de la culture de masse actuelle, il préfère s’isoler du monde dans sa fameuse tour d’ivoire. Mes soirées sont des moments privilégiés pour mes invités : des « safe spaces » pour esthètes, peut-on dire ? J’aimerais pouvoir victimiser le dandy comme c’est à la mode aujourd’hui, mais je ne suis pas sûr d’en avoir le talent.

Salons Mocchia di Coggiola, 2014, photographie Hannibal Volkoff. On reconnaît les performeurs Arthur Gillet et Ylva Falk, ainsi que Marlon Magnée, du groupe La Femme, dont Massimiliano a été le styliste.

« Le dandy communiste est toujours très ironique : sur lui-même, et sur les autres communistes »

— M. M. d. C.

H. V. : Permets-moi une parenthèse. Je me suis engueulé avec le rédac chef de Commune, il y a quelques semaines, à propos d’animation japonaise. Peux-tu nous parler de Naruto ?

M. M. d. C. : Je ne connais pas ton Naruto, je suis navré. Le seul produit japonais que je connais ce sont les cartoons que mes parents ne me permettaient pas de regarder à la télé (trop violents selon eux). Mon petit frère, lui, avait droit à Sailor Moon, Les Pokémons et à un cartoon bien étrange : Ranma. Celui-là, je le regardais moi aussi : il est tiré d’un manga, et parle d’un garçon qui se transforme, parfois, en fille — une sorte de Dr Jekyll et Mr Hyde en version sexe (et sexy…). Il faudrait montrer ça aux enfants, plutôt que de les saouler avec jérémiades wokes tout aussi prudes que les victoriens… Les Japonais ont ceci d’appréciable : une culture impériale conservatrice et paradigmatique, une obsession pour les règles sociales qui déborde dans la névrose, un respect pour la morale porté au paroxysme. Pas étonnant que leurs créations regorgent de fétichismes, de BDSM, et des déviations sexuelles les plus créatives. Parfois je voudrais être japonais juste pour pouvoir ressentir le même sens de culpabilité et de honte permanente. Notre église catholique a arrêté de nous faire peur il y a bien longtemps. Du coup, on a arrêté de s’amuser, ici en Europe.

Massimiliano Mocchia du Coggiola photographié par Hannibal Volkoff

H. V. : À propos de sexe, comment couche un dandy ? Cette question peut sembler un enfantillage, comme la précédente. Ce n’est pas tout à fait le cas : elle interroge la relecture de chaque élément du quotidien, de la vie de tous les jours, qu’est susceptible d’émettre un dandy. Être dandy, est-ce une appropriation singulière de chaque geste ?

M. M. d. C. : Il y a, en effet, un regard constant sur soi-même, peut-être une méthodologie, parfois des névroses. Le dandy, comme les esthètes du début du siècle, prône le « beau geste ». On dirait qu’il y a du calcul dans chaque action ou inaction de sa vie. Et pourtant c’est dans la spontanéité qu’il agit, car sans cela, tout devient figé, calculé, rigide et parfois un peu ridicule. Pour ses rencontres amoureuses, D’Annunzio avait besoin de toute une mise en scène à base de fumées d’encens, de parfums, de fleurs, de vêtements d’intérieur, négligés, sexy… qu’il dessinait lui-même et faisait faire par une couturière pour être portés par la jeune fille du jour. Ces filles pouvaient être des duchesses ou des putes, peu importe : pour lui, c’était le jeu de rôle qui comptait, et la fantaisie déployée à chaque instant pour rendre la situation érotique. Il va de soi qu’une fois que l’on vit dans un certain décor d’intérieur, dans des habits que l’on a fait faire à notre mesure, et que l’on choisit à peu près tout ce qui rentrera en contact avec notre existence sensible, on devient tous des apprentis dandys. 

H. V. : Nous parlions de sexe, parlons maintenant de genre. J’ai tendance à penser que si le dandy féminin est un concept au mieux oublié, au pire refusé, c’est parce que le dandy, dans son approche de la superficialité, se définit notamment par l’assimilation masculine de qualités que l’on réservait aux femmes selon les critères sexistes du XIXe. On peut pourtant imaginer la même transposition de qualités culturellement identifiées comme masculines, chez des femmes telles Fran Lebowitz ou Dorothy Parker. Cette question est-elle encore valable au XXIe siècle ?

M. M. d. C. : Je ne suis pas sûr qu’en démocratisant les concepts ou les idées, celles-ci deviennent meilleures ou plus vraies. Si on admet aujourd’hui que le dandy emprunte des traits traditionnellement féminins (vanité, soin de soi et de son corps, amour pour les apparences et la décoration…), on est en train de raisonner avec des éléments d’un « ancien » paradigme que les nouvelles visions du genre s’efforcent d’effacer. Les femmes seraient vaniteuses, soignées, vivant dans des habits sublimes et dans des décors de rêves ? Ce n’est pas vrai. Cela n’était pas vrai non plus dans un système patriarcal bourgeois, système que les dandys d’autrefois détestaient et combattaient avec leur façon de vivre : on donnait traditionnellement ce rôle à la femme, ce qui n’est pas plus naturel pour elle que de faire la vaisselle ou d’acheter des sacs Chanel. Donc tout en reconnaissant un système de valeurs qu’on devrait refuser, on voudrait pouvoir pourtant l’appliquer dans sa forme la plus « démocrate », en l’inversant, pour pouvoir admettre l’existence d’une femme dandy qui devrait emprunter des caractères masculins, donc patriarcaux. Éternelle contradiction qui en dit long sur certaines revendications actuelles. Pour ma part, je n’ai rien contre les rôles masculins/féminins : j’aime bien les traditions et leurs contradictions, tant que cela ne nuit à personne. Et justement, je pense que c’est en reconnaissant ces rôles qu’on peut les renverser quand cela nous chante, en les rendant érotiques. C’est comme pour faire de l’art abstrait : d’abord, il faut être capable de peindre une pomme comme on la voit, seulement ensuite on saura la décomposer selon des plans abstraits. Quand on commence à nier l’existence de la dichotomie masculin/féminin, on enlève beaucoup de plaisir à la vie. L’idéal serait de les accepter comme étant partie de notre héritage culturel, et de les pervertir sans culpabilité.

Photographie Hannibal Volkoff

Mais je reviens à la femme dandy, qui selon moi n’est pas ce que tu sembles vouloir décrire. L’homme dandy n’emprunte pas des traits féminins, il ne fait qu’exacerber des traits qui sont bien masculins. Vaniteux, amoureux des oripeaux et des rituels, poseur à outrance, le mâle de l’espèce humaine est semblable au mâle du monde animal : dans toutes les espèces, le mâle est toujours le plus coloré, le plus bariolé, celui qui se gonfle le plus. La bourgeoisie du XIXe siècle nous avait privés de ces traits de caractère (alors que l’Ancien Régime regorgeait d’hommes couverts d’or et de velours), mais je crois que le XXIe est en train de nous les rendre. Alors, au lieu de voir du dandysme dans la lesbienne-type, il faudrait en chercher dans les super-femmes, les « femmes fatales » qui n’ont pas peur de leur propre sexualité, amantes de l’art, du luxe, et de la littérature. Luisa Casati fut dans l’histoire du dandysme féminin ce que Wilde fut au masculin ; plus récemment, l’écrivaine Tatiana Tolstoï (2), dans son élégance et sa rigueur, se rapproche plus du dandysme à la Mishima.

H. V. : Tu n’y échapperas pas, nous passerons à la psychanalyse. Savais-tu que Françoise Dolto s’était intéressée au dandysme ? « Oui, le dandy est un ascète, mais personne ne s’en aperçoit. C’est un ascète qui recherche l’illusion qu’il a eue au départ, probablement l’illusion de regards de mère et de père conjoints, par rapport à son apparition au monde. Il recherche d’être reconnu comme fils valeureux de quelqu’un de valeureux, mais il n’a jamais eu quelqu’un à imiter. D’ailleurs, ce sont probablement des enfants précoces, et ils pourraient frôler la folie s’ils n’étaient pas dandys. Les enfants précoces sont ceux qui deviennent fous et arriérés, ceux qui ne sont pas reconnus comme tels, et qui sont découragés quelques fois à trois ou quatre semaines, et encore plus à trois ou quatre mois. La folie, ça commence à trois, quatre mois, par déception de ne pas avoir d’interlocuteur qui vous comprenne. Et l’arriération vient du découragement de ne pas avoir été compris, de ne pas avoir rencontré un sujet. C’est ça le désir maximum de l’être humain, de rencontrer un sujet qui vous fait être sujet, alors que la plupart d’entre nous, bébés, nous rencontrons des sujets qui nous prennent pour des objets. Le dandy a tenu, il a réussi à tenir, il n’est pas devenu un délinquant, il n’est pas devenu un arriéré, il n’est pas devenu un psychotique, il est devenu une comète dans sa société, il est discuté et fascinant. » Ce texte est tiré du livre Le dandy, solitaire et singulier paru en 1999 aux éditions Mercure. Cette question de l’histoire personnelle qui amène au profil psychologique du dandy, tu te l’es posée ou tu la laisses à d’autres ? 

M. M. d. C. : Ma réponse va encore être plus courte que ta question ! Oui, je me la suis posée et j’ai lu avec plaisir le petit bouquin de Dolto. Je crois qu’elle a raison, dans son analyse générale, et je ne pourrais pas mieux dire. Je ne raconterai pas ici des choses sur mon enfance ni sur mon éducation, cela n’intéresse personne… Mais pour redire ce que Dolto dit si bien : il y a probablement une certaine déception de l’être au monde, précoce, qui entraîne le dandysme (et son mépris des « autres », qui n’est qu’une vengeance). C’est probablement la même déception qui amène toutes sortes d’excentriques à se créer un monde parallèle dans lequel on est protagonistes et où l’on « vit devant un miroir » (voir Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly…). C’est une façon de se protéger, j’imagine, mais aussi qui aide à mieux se connaître. Le dandy reste pourtant sur les bords de la « folie » car lui, à la différence des excentriques qui parlent seuls dans la rue avec un bicorne sur la tête, il a pu assimiler les règles de la société, et apprendre à s’amuser avec, les tournant en dérision. 

Les Salons Massimiliano Mocchia du Coggiola photographiés par Hannibal Volkoff (2014)

H. V. : Et tes actualités ? Tu viens de gagner le prix du plus beau livre de poche pendant la soirée de la Nuit du Livre pour Du Monocle (éditions Le chat rouge, 2022). Peux-tu nous parler de ton intérêt pour le monocle et, plus globalement, de la place de l’objet fétiche dans le dandysme ?

M. M. d. C. : Donc on ne parle pas de Hegel (3) ? Dommage. J’étais vachement préparé sur le sujet. Alors oui, mon livre a gagné le prix de la Nuit du Livre, pour le plus beau livre de poche de l’année. J’ai songé à le refuser, comme tout bon garçon anti-système devrait faire, mais je me réserve ce coup d’éclat pour la Légion d’Honneur. Ce livre est illustré par moi-même, et ne parle pas que du monocle, mais aussi d’un autre tas d’accessoires masculins disparus (guêtres, haut-de-forme, faux col, canne…) que j’aime collectionner mais que je ne voudrais pas porter dans la vie de tous les jours : je ne suis pas déguisé et je tiens à ne pas l’être… Mon amour pour la mode d’antan me fait pourtant aimer ces choses-là, j’en rajoute alors, parfois, en citation, en hommage, dans mes tenues : ces gris-gris évoquent probablement une sorte de nostalgie pour un passé que je n’ai pas connu. Ce qui est, après tout, plutôt débile de ma part.


(0) « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images », disait Cocteau.

(1) Au cas où, pour ceux qui ne savent pas : « épater le bourgeois » est une expression du XIXe siècle utilisée par les poètes décadentistes puis par les dadaïstes, signifiant une volonté de scandale, d’atteinte aux bonnes mœurs.

(2) Attention, il y a plusieurs Tatiana Tolstoï. Celle dont parle Massimiliano a notamment écrit le livre « De l’élégance masculine » en 1998. Curiosité parmi les curiosités, la voici interviewée par Ardisson. Vous aurez le droit de préférer le texte rédigé par Massimiliano lui-même sur ce site.

(3) Oui, j’avais posé une question sur le dandysme comme jeu dialectique entre opposés. Et puis finalement non. Ça se mutile parfois, une interview, ça se triture. Ma première question concernait Naruto, ça n’avait strictement aucun sens, mais sa réponse m’a incitée à la garder. Je me demande s’il n’y a pas quelque chose à écrire sur Naruto et Hegel, d’ailleurs. À réfléchir pour un prochain article.

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