La rédaction de Commune s’est entretenue le 13 octobre dernier avec Daniel Mesguich, qui publiera prochainement un livre d’entretiens avec le psychanalyste Philippe Bouret, tandis que le théâtre Déjazet joue du 11 au 22 octobre sa dernière création. L’entretien va de l’état du théâtre à celui du monde.
Commune : Avec Fracasse, à l’affiche au théâtre Déjazet, vous avez mis en scène la première pièce de théâtre écrite pas vous : pourquoi et comment en êtes-vous venu à l’écriture théâtrale ?
Daniel Mesguich : J’avais déjà dans ma carrière composé différents spectacles, en rédigeant un livret d’opéra (La lettre des sables) ou en arrangeant, essentiellement sous le mode du collage, des extraits de Feydeau, Labiche et d’autres pour le spectacle intitulé Boulevard du boulevard. J’ai aussi écrit un roman, L’Effacé, paru chez Plon et dont je demeure très fier même s’il est aujourd’hui inaccessible… J’ai enfin beaucoup écrit d’essais, d’entretiens ou de propos « théoriques » (terme qui me gêne un peu, en ce que je ne me considère pas comme un « théoricien », même si force est de constater que je suis plus théoricien sans doute que ceux qui revendiquent le mot…). Mais il est vrai, vous avez raison, que j’avais quelques craintes devant la fiction. La fréquentation assidue des génies est intimidante… alors qu’il est évident qu’elle est aussi une aide… Quoi qu’il soit, j’ai pu en effet passer à l’écriture, et me suis enfin senti autorisé à le faire.
De manière plus anecdotique, c’est d’abord une demande de mes élèves qui a pu contribuer à ma désinhibition. Nombreux d’entre eux, qui rentraient dans le métier en pleine pandémie, se plaignaient de n’avoir jamais été vus, de n’avoir pas pu monter en scène. J’ai proposé de leur écrire une adaptation pour qu’ils puissent la jouer, et par amour pour Gautier d’abord, j’ai choisi Le Capitaine Fracasse. Il reste d’ailleurs quelque chose de cette visée didactique dans le spectacle, assurément, même si très vite le démon d’écrire m’a rattrapé et a débordé le projet initial : j’ai au fil du travail pensé à Shakespeare, puis m’est venue l’idée de faire connaître aux élèves nombre de comédiens du passé… Ils se sont d’ailleurs tous renseignés sur le personnage qu’ils avaient à incarner et sont devenus incollables sur la vie de tel ou tel, La Champmeslé, Réjane, Sylvain, Frédérick Lemaître, Fregoli, Cécile Sorel… Le concept ainsi établi a entraîné évidemment une série de réminiscences et de clins d’œil… La question de la mémoire d’un art éphémère traverse le spectacle et l’écriture. Fracasse, c’est essentiellement une danse autour du verbe être.

© Victor Laby
Commune : Vous avez commencé votre carrière avec Lorenzaccio, vous adaptez aujourd’hui Fracasse de Gautier : cet écho dit-il quelque chose de votre relation au romantisme ?
Daniel Mesguich : Je suis comme tout un chacun, considérant qu’aujourd’hui la distinction d’époque entre classiques et romantiques s’est estompée : tout le monde est « classique » aujourd’hui. J’aime assurément le romantisme théâtral, mais à mes yeux Racine comme Hugo sont tous deux de grands dramaturges, et l’opposition si importante au moment de la révolution romantique ne me paraît plus aussi considérable qu’elle l’était à juste titre aux yeux des contemporains. Même l’alexandrin de Hugo, libéré, quelquefois démembré, a besoin d’être prononcé sur le modèle du vers classique, ne serait-ce que pour faire entendre ses ruptures : le vers de Hugo a besoin du socle classique pour être entendu dans sa liberté. De la même manière, l’antagonisme des dramaturgies entre la règle des trois unités classiques et la liberté romantique, apparaît autrement dès lors qu’on perçoit que l’unité de lieu, de temps et d’action sont avant tout des prises en compte de la réalité théâtrale la plus pure : on joue en un lieu, il y a une action, le temps du jeu…. J’aime le romantisme, il est vrai, pour sa liberté, mais tout autant que j’aime Racine. Concernant les unités de lieu et de temps mises à mal par le romantisme, elles doivent être aujourd’hui considérées autrement qu’elles ne le furent : chez les romantiques, certaines choses sont plus rêvées que d’autres. On croit parfois être dans un autre lieu, mais non, le lieu demeure le même, et c’est Ruy Blas qui se rêve ailleurs…
Quant à la sorte de boucle qui serait bouclée entre mes débuts et Fracasse, j’avoue que je n’y ai pas pensé. Peut-être l’inconscient a-t-il pu jouer.
Commune : Ayant publié le texte du spectacle (Fracasse, éditions Furor, 2022) envisageriez-vous qu’il soit un jour mis en scène par d’autres que vous ?
Daniel Mesguich : Assurément ! Publier, c’est « poubelliser », comme disait à raison Lacan. Le texte ne m’appartient plus et je crois que je serais heureux de voir un jour ce que d’autres pourraient en avoir fait. Ce serait sans doute très différent de ce que réalise un metteur en scène qui est aussi l’auteur, pour une troupe de comédiens qu’il connaît bien… J’ai assisté à des lectures qui avaient été réalisées à partir d’un de mes essais, L’Eternel éphémère : c’était quelquefois différent, et l’interprétation conduisait même une fois sur 10 à me faire dire le contraire de ce que j’avais pensé ! Mais c’est ainsi, et je demeure dans tous les cas hostile aux mises en scène figées, aux gardiens de la mémoire qui paralysent la création par le retour aux indications et aux volontés supposées de l’auteur… Toutes proportions gardées, il y avait une forte cohérence sans doute dans les premières représentations de Molière, auteur, dramaturge écrivant pour la troupe avec laquelle il vivait… Ce n’est pas une raison pour prétendre jouer Molière comme il le faisait lui-même, ce qui serait d’ailleurs aussi impossible que ridicule aujourd’hui !

Commune : Fracasse est fondé sur le souvenir de comédiens disparus ; vous venez de citer votre essai L’éternel éphémère : la question de la mémoire traverse visiblement nos échanges…
Daniel Mesguich : Oui. C’est une question évidemment cruciale, et un problème aujourd’hui. On a le mot mémoire sans cesse sur les lèvres, et pourtant, on en parle à proportion qu’on la néglige. Une forme d’inculture revendiquée domine désormais. A titre d’exemple, j’avais invité, voilà environ une vingtaine d’années, Yves Boisset à nourrir la culture cinématographique d’élèves que j’avais. Quand il a projeté M. le Maudit, le public est majoritairement sorti de la salle. Je leur ai demandé pourquoi. La réponse était qu’il s’agissait d’un film en noir et blanc… ! Je peux aussi comparer deux moments dans la réception du théâtre. J’ai pu voir des photographies du public de Jean Dasté, prises durant des représentations théâtrales : c’est très émouvant, on y voit une diversité sociale et populaire, des hommes à casquette, des femmes avec un enfant dans les bras… Récemment, un spectacle monté au théâtre 13 a pris l’initiative de jouer hors les murs, pour offrir aux habitants du quartier une représentation gratuite : les comédiens se sont heurtés à une agressivité telle qu’ils ont dû renoncer au spectacle. Auparavant, l’inculture existait, mais elle voulait bien aller vers la culture. Aujourd’hui, l’inculture est revendiquée. Nombre d’élèves reprochent à l’enseignement du théâtre de vouloir transmettre l’histoire d’une discipline qu’on prétend donc pratiquer sans la connaître. Certains ne veulent même plus apprendre à jouer, dans l’ignorance que le jeu s’apprend !
Commune : On en revient ainsi à Fracasse : la pièce propose une autre manière d’appréhender l’histoire du théâtre et la connaissance des comédiens du passé.
Daniel Mesguich : Assurément. L’écriture a tiré profit de toutes ces expériences personnelles.
Commune : Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est de monter une pièce comme Fracasse dans les difficultés que rencontre le théâtre aujourd’hui ?
Daniel Mesguich : Les directeurs de théâtre recherchent tous aujourd’hui un même modèle de spectacle, le « seul en scène », pour d’évidentes raisons financières. Fracasse dans ce contexte est une vraie folie, avec quinze comédiens à rémunérer. Même les salles de province, qui disposent d’un public captif à travers les abonnements, et qui ont pu être intéressées par des créations parisiennes n’envisagent pas le défraiement et l’hébergement des 18 personnes qui constituent la troupe… Il fut un temps pourtant où cela était possible Seuls les théâtres subventionnés peuvent encore monter du Shakespeare, du Tchékhov, des pièces à nombreux personnages. D’ailleurs, bien des pièces classiques sont elles-mêmes écourtées et leur nombre d’acteurs réduit dans les spectacles qui se jouent. Ajoutons que si certains reçoivent de l’argent public et d’autres pas, au fond l’idéologie est la même entre public et privé désormais : c’est la rentabilité qui prime, et l’esprit d’un service public disparaît. C’est vrai partout : quelle différence aujourd’hui entre France 2 et TF1 ?
Commune : Vous enseignez le théâtre. Si l’on assiste à un de vos cours, qu’y voit-on et que s’y passe-t-il ?
Daniel Mesguich : Vous souhaitez que je vous raconte ? Je sors à l’instant d’un cours. Ce sont les élèves qui choisissent les textes sur lesquels ils veulent travailler, je n’interviens pas dans cette étape, sinon pour leur recommander de s’emparer de textes substantiels. Chacun présente ce qu’il a préparé. Je n’interviens pas dans la première étape des reprises, où ce sont les élèves qui réagissent au vu de ce à quoi ils ont assisté, dans une parole libre à la condition qu’elle soit bienveillante, et qu’elle propose des améliorations. Je récupère ensuite ce qui a été dit et propose de travailler la scène, cette fois dans le détail, presque mot à mot. A l’issue de ces travaux, on repasse la scène trois semaines plus tard.
Grâce à la diversité des propositions, les élèves finissent par disposer d’une véritable culture théâtrale. Qui plus est, alors que les premières reprises disent souvent beaucoup de bêtises, je suis frappé de la pertinence des remarques qui se conquiert au fil du temps. Je dois dire que je dispose dans mon actuel enseignement d’élèves curieux. Le désir d’apprendre est d’ailleurs le critère déterminant dans la sélection d’entrée.
Entretien réalisé par Olivier Barbarant et Victor Laby