Tennessee Williams, le poète caché derrière le dramaturge

Chez Tennessee Williams, il est à craindre que l’admirable scénariste ait aujourd’hui occulté l’écrivain, aussi bien le dramaturge dont les transpositions cinématographiques ont par leur capacité de survie effacé la mémoire plus fragile des représentations théâtrales, que le remarquable nouvelliste. Un chef d’œuvre comme Un tramway nommé désir aveugle ainsi la puissance tragique de certains récits brefs, comme par exemple l’extraordinaire « Le masseur noir », dont on ne saurait trop recommander la lecture. Mais le prosateur, qui demeure tout de même identifié dans le paysage littéraire, reste incontestablement plus connu que le poète, tant aux Etats-Unis qu’en France. Les éditions Seghers, qui viennent de republier en édition bilingue Dans l’hiver des villes, recueil de 1956 qui constitue une somme de l’écriture poétique de Tennessee Williams, ont sur ce point raison de rappeler que c’est en tant que poète que l’auteur souhaitait pourtant se définir.

Est-il possible de lire alors les poèmes de Tennessee Williams indépendamment d’une connaissance préalable et d’une admiration née des films ou des œuvres déjà parcourues ? De respecter la place des poèmes dans le processus de création, et donc de les considérer pour ce qu’ils étaient, le socle d’une œuvre plutôt qu’une mince branche supplémentaire, un surgeon ? Peut-être des lecteurs innocents, ceux qui pourraient n’avoir pas encore subi le choc cinématographique de Tennessee Williams, le pourront-ils. Ils seront rares et nul doute qu’on puisse les envier, pour une modalité de lecture qu’en dépit des efforts il ne nous est pas possible de mettre en œuvre. Ils entreront ainsi dans le tohu-bohu de notations concrètes et d’une marée de sentiments déchirés, dans « les mystères des grands cieux » pendus en haillons au-dessus de la jungle des villes, dans les gouffres de tristesse qui peuvent s’ouvrir au ras du goudron, sans y traquer le souvenir des vertiges en noir et blanc qui ont saisi dans le visage en gros plan de Vivien Leigh, ou l’inoubliable morsure d’un amer sourire aux lèvres de Marlon Brando… Ils pourront découvrir « La descente d’Orphée » dans le recueil sans la surimpression des scènes finales de Soudain l’été dernier, quand le poème évoque Orphée rampant « fugitif à l’air honteux », « sous le mur réduit en cendres des miettes de toi », « car tu n’es pas les étoiles dans le ciel en forme de lyre/ mais la poussière de ceux qu’ont démembrés les Furies ! »

Car ces poèmes méritent assurément mieux que tant de jeux de miroirs. Si l’on y trouve (ou par force donc si l’on y retrouve) les préoccupations fondamentales de Tennessee Williams – la solitude des êtres, l’horreur de la folie qui plane, l’impossible accès à la vérité du désir, toujours affleurante cependant, et qui répand partout sa lumière tragique –  souvent la forme du vers configure une autre perspective à cette sorte de mythologie réassumée avec une naïveté qui fait sa puissance en plein milieu des banlieues américaines : « Tes yeux sont les derniers à s’en aller./ Ils restent longtemps après que le visage a disparu hélas dans les chairs dont il est fait. / La langue dit au revoir quand les yeux s’attardent en silence,/ car ils sont les derniers chercheurs à renoncer à leur quête, ceux qui restent là où les noyés sont rejetés/ sur le rivage,/ après le départ des lanternes, sans un au-revoir… »

Regroupant en quatre sections (« Par temps de farfadet », « Le belvédère d’été », « Les Jockeys à Hialeah », « Empreintes d’un petit cheval ») des poèmes écrits du seuil des années 40 à 1955, dans la période la plus fastueuse de la carrière de Tennessee Williams, les poèmes assurément permettent de rentrer dans des configurations imaginaires qui prendront des formes plus développées dans d’autres genres en prose, et s’écrivent souvent plus près de leurs sources autobiographiques. Ainsi la hantise de la lobotomie de la sœur de Tennessee Williams, déterminante pour des œuvres comme La ménagerie de verre ou Soudain l’été dernier, s’écrit-elle dans « Le Pays des haricots magiques » : « Tu sais comment les fous entrent dans une pièce,/ trop effrontément,/ leurs yeux explosant dans l’air comme des roses »… L’homosexualité, cryptée dans les récits filmiques ou théâtraux (mais de manière tout de même fort transparente) trouve dans l’espace lyrique matière à une expression directe, qu’il s’agisse du « Saint Sébastien de Sodoma » dialoguant avec le tableau et faisant du saint le « concubin » de Dioclétien, ou des émouvants poèmes dédiés et/ou consacrés à Frank Merlo, le compagnon de Tennessee Williams de 1947 à 1963. Dans « Cortège », l’une des expressions de l’intensité se réalise à travers de courts distiques parvenant à juxtaposer des perceptions douloureuses, des images tantôt cocasses, tantôt fulgurantes :

Le salon était aussi insupportable que la cave,
le grenier encombré de paperasses juridiques,

des témoignages à des procès
garnissaient les oreillers,

l’aube était judiciaire
et midi effectuait les saisies

Le soir se voûtait
et bonimentait sur le toit comme un jury.

Dans des formes plus amples, le texte poétique se fait l’occasion de dérives, et l’on assiste quelquefois à l’ouverture d’écluses imaginaires au risque du bavardage  – revers d’une liberté  d’allure, d’un « à sauts et à gambades » assez caractéristique d’un lyrisme américain dans lequel le sens quelquefois se dissout. Ainsi, en cinq vers, du passage d’une réelle invention discursive (« Le soleil se rabiboche avec eux après une querelle idiote. Sous le regard faux et obscène de poupées de magazines ») aux facilités d’un concassement largement exploré par le dadaïsme : « les méridiens en plein BOOM !/ Coou-coou !/ Ramène tes fesses au petit déjeuner ! ». La traduction de Jacques Demarcq, malgré tous ses efforts, ne peut restituer ici ce qui peut être vaut davantage dans la langue originale (« Meridians BOOMED/ […] Shad ass to breakfast ! »), ce qui constitue, pour certains textes, une limite à leur pleine perception. Mais à de réguliers sommets, la blessure d’être, constitutive de l’art de Tennessee Williams, atteint à sa pleine expression, tant en anglais que dans la traduction, comme dans cette superbe évocation, à la fin d’un souvenir de l’enfance, d’une silhouette maternelle :

Le temps, comme toujours,

s’éclaircit de nouveau, avec des bribes de bleus et de la vapeur parmi les branches noires…

Ô Madone,

vieillie par d’injustes chagrins mais comme toujours vêtue de soie, essoufflée,

tachée de cerise,

ô chantante et blanche enchanteresse,

je te convoque à présent,

vêtue comme le chagrin de neige et neige.

Porté par « l’idée que vivre est se soumettre sans retenue à la flamme », comme le précise le vers final de « Part of a Hero », Dans l’hiver des villes présente une diversité de formes et de tons, qui peuvent tenter de rivaliser avec le blues, s’essayer à une cocasserie plus ou moins accomplie, parfois porter les stigmates d’une acidité faussement enjouée qui fut aussi la marque de la conversation de Tennessee Williams, mais où pointent régulièrement dans un indéniable et inégal capharnaüm soudain des mots qui font révélation, des vers qui ouvrent d’un coup de hache la perception ou la compréhension du monde. Ainsi d’un chef-d’œuvre comme « Dans l’espace », dont bien des auteurs se contenteraient :

Dans l’espace entre

une chaise et un lit

je t’observe qui pâlis

Dans l’air pâlissant.

Intimes ces moments,

vagues et chauds.

et je pourrais toucher du doigt

ton bras sans manche

et libérer le feu,

la brutale décharge

suspendue dans l’air silencieux

et le tendre regard.

Je dis je pourrais et

peut-être le ferai,

mais je m’en suis abstenu

jusqu’ici et je continue,

car il y a quelque chose de délicat

et de rare

en tension dans l’espace

du lit à la chaise.

« I say I could, an it/may be I will,/ but have forborne and am/ forbearing still » : Tennessee Williams est un poète.

Olivier Barbarant

Dans l’hiver des villes, Tennessee Williams, Éditions Seghers. 256 pages, 16€.