De quoi s’est-il agi en 1903, alors que le mouvement ouvrier, décimé trente ans plus tôt par la répression versaillaise, finissait de se reconstruire et se présentait aux pouvoirs publics comme une force désormais incontournable ? Alors que se préparait, dans un domaine plus vaste encore, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ? Fondamentalement, il s’agissait de préserver les salariés, et les travailleurs d’une façon générale, de toute manipulation ou instrumentalisation. Le travaillisme britannique, la social-démocratie allemande et scandinave, avaient déjà fait le choix inverse, confirmé depuis : se lier organiquement avec les directions syndicales, et poser les élections politiques comme l’échéance majeure pour le monde du travail.
« La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ».
Charte d’Amiens, 13 octobre 1906
La CGT, instruite de ce qui se passait à l’extérieur de nos frontières, a eu le mérite historique d’émanciper l’action syndicale : maîtrise de l’agenda revendicatif et de celui des luttes, autonomie par rapport au politique, au religieux et au monde associatif. Une autonomie qui loin d’isoler les travailleurs, favorise le débat d’égal à égal et l’enrichissement réciproque.
Une culture syndicale spécifique s’est ainsi créée. La « défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs » est souvent très éloignée des débats parlementaires. Ce n’est pas une raison pour que les uns et les autres s’ignorent. Mais comme le disait Henri Krasucki, « il n’y a pas de petites revendications ». La vie au travail se fait dans l’immédiat, elle n’attend pas.
S’il n’y a pas de petites revendications, il y en a des grandes, et la véritable question qui divise les syndicats aujourd’hui est celle de la hiérarchie des normes : alors que pour la CGT la loi doit fournir un cadre réglementaire au droit du travail et garantir un minimum à tous les salariés, quitte à ce que des négociations de branche puis d’entreprise en améliorent le contenu, la CFDT considère que l’essentiel doit se jouer au niveau local, celui de l’entreprise. C’est un désaccord de fond, assumé de part et d’autre. Mais ni la CGT, ni la CFDT, ni FO ne souhaitent remettre en cause l’indépendance syndicale – du moins en ce qui concerne le discours officiel et surtout le sentiment des syndiqués. La faiblesse du syndicalisme français n’est certainement pas due à son indépendance, mais à la rareté des résultats sonnants et trébuchants qui pourraient donner envie de se syndiquer.

Les remises en cause de la Charte d’Amiens n’ont pas manqué depuis 1903. La dernière remonte à 1988, quand Mitterrand, fraîchement réélu, chercha à constituer, autour de la majorité socialiste de la FEN, une confédération qui serait à sa convenance, susceptible d’équilibrer puis de remplacer l’indocile CGT. Il s’agissait d’amalgamer non seulement des syndicats « indépendants » (fédération autonome des agents de conduite SNCF, syndicat des impôts, syndicat de la magistrature…) mais aussi des organisations de lycéens (la FIDL) et d’étudiants, dont l’UNEF. Une opération soigneusement préparée, mais qui au final capota, pour au moins trois raisons :
1- La plupart des organisations sollicitées refusaient l’idée de se confédérer.
2- Beaucoup de militants socialistes exprimèrent leur refus, au nom même de leurs convictions, d’entrer dans ce jeu-là.
3- L’ample mouvement lycéen contre la réforme Devaquet refusa toute récupération et élabora en toute indépendance ses convergences avec les organisations syndicales.
A l’époque, Mélenchon était à la manœuvre pour servir la politique de Mitterrand. Trente cinq années après, il n’a rien oublié. Il semble bien qu’il n’ait rien compris non plus. La caporalisation du mouvement syndical, vieux rêve de la social-démocratie, n’est pas pour demain.
Jean-Michel Galano