Un automne à Beyrouth par Olivier Barbarant (1/5)

Invité au festival Beyrouth livres d’octobre 2022, rencontre littéraire francophone tentant d’y faire revivre les échanges culturels, Olivier Barbarant a tenu pour Commune les carnets de ses rencontres et découvertes. Un portait sensible d’un pays qui peut-être nous éclaire en nous précédant dans la catastrophe.

Dès l’avion, la destination s’impose, se fait visible : au milieu de quelques occidentaux, des boucles noires, des joues où des barbes naissantes jettent une belle ombre bleue, une intensité toute méditerranéenne des chevelures, et deux types de femmes mûres apparemment incompatibles mais qui cohabitent sans heurts, d’une part une élégance internationale (beaux et luxueux bijoux, tissus fins, lunettes de soleil perchées dans la nuit des chignons) et d’autre part des silhouettes beaucoup plus rondes, enveloppées de voiles, de châles, de robes brodées, les unes et les autres régnant en aïeules sur des grappes de beaux enfants indifféremment vêtus de jeans et de sweats. Entre un anglais écorché, un français roulant délicieusement ses plus dures consonnes et un arabe chantant s’envole notre Babel heureuse.

Tout a commencé par une polémique. Le festival Beyrouth livres (ou Festival international et francophone du livre de Beyrouth) organisé par l’Institut français et l’ambassade de France pour relancer autrement l’ancien Salon du livre francophone après quatre années d’interruption et le constat que son format ne répondait plus à la situation du pays – car comment proposer une vente de livres à une population ruinée ? – n’avait guère eu les honneurs de la presse avant qu’une déclaration d’un ministre libanais membre du Hezbollah ne prétende dénoncer la présence d’écrivains « sionistes » parmi la délégation de l’académie Goncourt, et que quatre d’entre eux ne déclinent finalement l’invitation, quelquefois en pointant cette déclaration démagogique et calamiteuse, d’autres en indiquant diplomatiquement un empêchement, ou même en se faisant porter pâle.

Le tweet aussi vengeur que volatil (il fut très vite retiré, mais non démenti cependant) constitue un petit morceau d’anthologie politicienne : il permet à un parti en crise (ils le sont tous) de faire vibrer l’antisionisme unissant ses foules, et l’antisémitisme à peine souterrain fédérant des partisans qu’il faut d’ailleurs appeler des fidèles, tant le religieux dans sa version iranienne est dans ce parti politique déterminant ; il fabrique une petite posture d’indépendance face à ce qu’il esquisse de l’horrible tyrannie postcoloniale d’un pays de l’Occident ; il dissimule enfin une inefficacité, alors que la diplomatie française s’efforce de relancer la culture dans un pays dévasté par les crises, avec une vision très ouverte (le programme est imprimé en français et en arabe ; les 110 écrivains invités représentent toute la francophonie sur de multiples continents, Liban compris bien évidemment).

Ce théâtre aussi dérisoire que nauséabond permet donc d’occulter l’inactivité totale du ministre, dont l’activité principale a consisté en la matière à essayer de fragiliser une initiative plutôt qu’à s’y associer ou à en inventer une plus en accord avec ses principes – mais il n’est pas certain que l’amour des livres soit la caractéristique première du Hezbollah… De manipulations démagogiques en polémiques, il n’est visiblement pas simple de retisser une manifestation artistique dans un pays naufragé.

Venir, est-ce faire le jeu de cette grossière attaque ? Est-ce manquer de solidarité envers des écrivains injustement et faussement incriminés, en raison de leurs opinions et, incontestablement, quelquefois de leur origine ? Mais se ranger à leur côté, c’est donner une réelle efficacité à la triste manœuvre… J’ai d’autant moins hésité que le président de l’académie Goncourt, qui réunit les auteurs en question, a maintenu pour sa part sa venue. Participer, c’est assurément sortir du piège – retrouver (et se retrouver par) la littérature.

Par la littérature, et par le livre plutôt, le festival ayant fait le choix de le considérer dans toutes ses dimensions, et le dessin, le récit graphique, la bande dessinée y ayant, comme le roman, l’essai, le théâtre et la poésie leur place.

Sur le petit écran qui permet à chaque voyageur de disposer des films, concerts, séries que l’industrie culturelle mondialisée offre indifféremment, mais aussi d’une carte dite « interactive » sur laquelle suivre le déroulement du vol, je joue une heure durant, émerveillé par la magie de pouvoir bousculer ainsi la planète. Entre le pouce et l’index peut rouler à loisir l’orange bleue ; un écartement du pouce et de l’index suffit à produire un gros plan, à faire surgir dans un pays d’un coup tout un collier de villes, le marron des montagnes, le bleu électrique d’un lac soudain… Et si l’on regardait le monde depuis Vladivostok ? Que devient notre trajet Paris-Beyrouth vu à l’envers, depuis un pôle ? Au gré de manipulations et de philosophiques changements d’échelle, je me retrouve tout étonné devant une Italie à l’horizontale, sa botte non plus debout, mais rangée, bordée des deux lés d’un tissu bleu, comme si le marchand venait de l’envelopper pour la remettre dans son carton…

Puis une nouvelle manipulation, en remettant le trajet à l’endroit (c’est-à-dire dans une orientation de la carte qui n’a pour elle que l’habitude), me révèle un chapelet de noms propres, et avec eux une autre métamorphose par laquelle l’espace devient du temps. Après Sarajevo, la géographie est effacée par l’antiquité des noms, si bien que la progression du vol devient remontée dans le temps. Lyon, Turin, Budapest un à un dépassés et tombés de la carte, Thessalonique, la mer Egée, Izmir, Nicosie, Tripoli ou Jérusalem colorent d’un coup la songerie du voyageur.

Je ne fais pas route vers l’Orient ; je vole vers le passé.

« Beyrouth est une ville sans jardins » me précise l’ami à qui je dois l’invitation au festival, et l’intimidante séance de lecture de ma sélection de textes poétiques permettant de célébrer une église et son grand orgue restauré, avec l’aide de la France, à la suite de l’explosion du port. Il visait ce disant à modérer mon éloge de l’empilement urbain, de sa régulière mais énergique laideur. Assurément, ce Lego de pierre, de verre et de béton, de murs lépreux et de façades postmodernes, doublé de la saturation orientale, ne laisse aucune place aux grandes allées ou aux forêts artificielles dont se parent les capitales occidentales. Même Paris, pourtant bien moins doté que Londres ou Berlin, apparaît considérablement plus vert. Mais il me plaît que la nature constamment refoulée par le béton ou la pierre ne cesse de renaître et de contester cette domination minérale. Partout, des arbres font exploser le goudron, les dallages des trottoirs. Des troncs vrillés, tordus par leur effort, percent la carapace, aspirent comme un sang la terre qu’ils retournent et versent comme une maigre offrande tout au long de leurs racines (de leurs doigts crispés par l’effort) sur le sol urbain qui prétendait la dissimuler.

Sur le chemin de l’hôtel, le désordre, le chaos donc de ces villes qui en sont vraiment, tassées, nombreuses, anarchiques, couturées, disloquées. Des immeubles jaunes, blancs, des tours de verre d’architecture internationale mais aussi des taudis, des immeubles vieillissant comme on en trouverait dans les cités de banlieue au bord d’un reste de maison à trois étages, délabrée mais habitée… sauf dans le centre politique, victime du façadisme et d’une unité artificiellement recomposée (et qui d’ailleurs perd toute sa joliesse dans une froide et morte élégance, apparemment dépeuplée), presque partout d’improbables superpositions, et le grouillement d’une population pêle-mêle, entassée, la frénésie des vraies villes, celles qui ne sont pas encore nos musées.

Le jeune homme en face duquel je dînais hier soir, d’une patience héroïque pour décrypter le charabia qui me tient lieu de globish (mesure douloureuse de la place de la francophonie…) m’a expliqué qu’il n’y avait « absolument aucun avenir » pour lui dans son pays. Mais le mémoire universitaire de sciences politiques qu’il va soutenir dans quelques semaines porte sur un sujet on ne peut plus inscrit dans l’actualité libanaise : la reconstruction après l’explosion du port, et la destination réelle des subventions accordées aux ONG qui ont pullulé et, affirme-t-il, détourné des masses d’argent. Sujet d’investigations évidemment brûlantes, mû à l’évidence par sa révolte devant les malversations et une corruption que sa mise au jour n’a pas même freinée, mais qui le conduit cependant, dans une sorte de paradoxe affectif qui n’est probablement pas le lot de la seule jeunesse libanaise, à se pencher des heures durant sur la société qu’il aspire à fuir, et à laquelle, si le mémoire pouvait vraiment parler vrai (ce qui n’est pas garanti) à lui tendre le plus juste et le plus implacable des miroirs…

Sur la Place de la famine, dont une recherche m’apprit qu’elle tua plus de 150 000 Libanais entre 1915 et 1918, parmi d’autres arbres, réels ou vivants ceux-là, une sculpture d’olivier : un tronc trapu et noir, noueux évidemment, coiffé d’un feuillage étrangement brun – et non du beau vert profond ou du gris poudreux de toute la végétation alentour. Il faut au myope que je suis s’approcher pour découvrir que les feuilles sont des enroulements de caractères arabes, des mots pour moi indéchiffrables, peut-être des noms propres, peut-être ceux des victimes, ou des vers de dénonciation, mais dont les volutes et la grâce dansante habillent de magie les branchages. Une danse des mots, donc, un calligramme ayant pris corps. Un splendide arbre à paroles.

Mémorial de la Grande Famine à Beyrouth

(Famine, m’apprend une recherche effectuée au retour de ma promenade, causée par la Turquie, qui avait verrouillé l’accès des villes aux plaines qui les alimentent. L’Arménie, le Liban, une guerre mondiale, la meurtrière épidémie de grippe dite « espagnole » : la décennie s’est montrée au début du siècle précédent particulièrement humaniste… On en vient à se dire que la gésine des siècles est toujours monstrueuse, ce qui consolerait de ce début de millénaire si mal engagé).

Un signe furtif, qui par synecdoque pourrait cependant révéler au voyageur à l’affût un élément d’ensemble : à la terrasse du bâtiment luxueux au pied duquel j’ai ouvert mon carnet, face à moi, l’entrée de l’hôtel est assortie d’un portique électronique comme on en voit dans les aéroports. Ces détecteurs de métaux poussent devant de nombreux pas de portes, de lieux publics, mais aussi de commerces et quelquefois d’immeubles qui paraissent d’habitation.

 Ici, un écriteau se fait clairement explicatif en faisant figurer, en noir et rouge sur fond blanc, le profil d’un pistolet barré d’un sens interdit.

La discontinuité des trottoirs, toujours inattendue, constitue l’élément saillant de l’expérience du piéton beyrouthin. De belles promenades carrelées, suffisamment larges pour que le surgissement d’un arbuste n’empêche pas de s’y maintenir en le contournant, qui créent une impression d’aisance et de sécurité tant elles planent très au-dessus de la chaussée et de son inextricable enchevêtrement de circulations (un nœud de vipères motorisées de toutes tailles et dans tous les sens), de plaisants refuges donc, d’un coup s’étrécissent, puis s’interrompent, tout particulièrement à l’arrivée d’un rond-point, si bien que le promeneur se voit contraint au pire moment de remettre pied à terre, et de plonger dans la cohue, sans l’assistance du moindre marquage au sol, au moment où elle se fait la plus dangereuse.

Splendide Musée national. On circule, ébloui, souvent ému, dans un bâtiment rigide et joliment solennel aux allures de Palais de Tokyo ou de bibliothèque Carnegie (beauté classique des années 20 ou 30, sans doute) avec l’impression de rouvrir un lointain manuel de latin, puisque tant d’illustrations provenaient de ces collections sans que j’y eusse alors prêté attention : mosaïques romaines, tombeaux de gisants côte-à-côte accoudés (couples majestueux accueillant des amis, comme saisis par la mort en plein banquet), sortes de minuscules Giacometti préhistoriques, figurines de fer, centaines d’Hommes qui marchent rangés en régiment.

Le Musée national de Beyrouth
Le Musée national de Beyrouth

Dans une vitrine un peu à l’écart, un masque d’or cabossé, dont je suis certain que l’image figure en couverture d’une édition de poche de Tête d’or (je le note aussi pour, au retour, penser à le vérifier).

Une stèle archaïque offre dans sa pierre pâle et striée une ébauche de visage fortement stylisé, un large ovale affleurant à ras de la roche, une bouche un peu de travers, qu’on jurerait tracée par un dessinateur d’aujourd’hui. La triste et belle douceur des traits, l’expression de lassitude, le mince fût du cou m’évoquent d’emblée mon épouse – élégance et lassitude : « Bérénice fatiguée » semble avoir été immortalisée, bien avant mes tentatives, par un artiste phénicien.

Enfin l’ambivalence, toujours un peu vertigineuse, du dieu de l’ivresse, tantôt monstrueux vieillard barbu et mamelu, tantôt éphèbe gracile, comme le représente un court buste de marbre, venu de Tyr, dont les boucles, une molle inclinaison de la tête, les éternels et fascinants yeux « vides » et « sans larmes », dont Aragon a parfaitement noté, au détour d’un vers, l’abyssale énigme (mais peut-être aussi la bouche charnue, beau fruit écrasé qu’on rêverait de mordre…) m’ont convaincu de me procurer la photographie qui trône désormais sur le petit bureau noir où je ramasse ces quelques miettes d’une exposition.

Grande désillusion d’apprendre qu’aucune baignade ne me sera en ville possible : « Personne ne se baigne à Beyrouth, ou alors dans les piscines devant la mer ». Eau omniprésente mais, m’affirme-t-on, atrocement polluée, ville non pas niçoise, largement ouverte sur ses rives, mais plutôt marseillaise, et qui fut un port plutôt qu’une baie – au point qu’en riant, on m’en défend fermement l’accès pour garantir notre lecture publique, épargner aux diplomates la corvée de m’hospitaliser pour des ravages promis sur la peau comme dans les poumons…

« – Personne, vraiment ? Et les pauvres ? ».

Il ne me fut pas répondu.

Scène que j’ai étrangement oublié de mentionner en rendant compte de ma découverte du musée national : j’y franchis l’entrée un peu monumentale dans une étonnante obscurité. Au guichet, on m’explique (en français) qu’on ne peut me vendre aucun ticket ni me garantir une visite. « On attend l’électricité ». Le temps de faire quelques achats à tâtons dans la librairie disposant de quelques ouvertures sur la rue, de me procurer pour cadeau de retour une écharpe d’un beau vert d’eau, relevé d’une exquise broderie rose pâle, quelques livres – et la lumière fut.

Je me garderai cependant de trop tirer le fil de cette anecdote, au risque de le voir rompre entre mes doigts. Saynète assurément quotidienne, dans un pays dont l’Etat est absolument défaillant, où les lumières naissent désormais presque exclusivement des générateurs dont chaque édifice a la charge, mon hôtel par exemple produisant au fuel aussi bien l’éclairage que la climatisation qui y tourne sans discontinuer, augmentant de cette pollution celle d’une circulation aussi incessante que fumigène. Tout cela recoupe ce dont la presse internationale se fait largement l’écho : crise énergétique, chaos d’une société dévastée par la corruption, dont la monnaie et les taux de changes officiels se font purement déclaratifs, et qui ne tient qu’à retisser, souterrainement, d’autres trafics, des liquidités revenues à pleines valises grâce à la diaspora, un marché noir seul valide…. Mais pour ce qui est de l’électricité, la spécificité de la situation libanaise demeure relative : cet effondrement-là ne fait qu’annoncer, autrement et par d’autres causes, le nôtre. Ce n’est pas seulement la gabegie, ou la ruine d’un Etat, qui s’y dessinent. C’est peut-être celle du monde.