Un automne à Beyrouth par Olivier Barbarant (2/5)

Invité au festival Beyrouth livres d’octobre 2022, rencontre littéraire francophone tentant d’y faire revivre les échanges culturels, Olivier Barbarant a tenu pour Commune les carnets de ses rencontres et découvertes. Un portait sensible d’un pays qui peut-être nous éclaire en nous précédant dans la catastrophe. (2/5)

Juste à l’extrémité de « ma » rue, ce morceau de ville, qui la résume tout entière : sur un carrefour au trottoir très fantomatique et au moins discontinu, blottie derrière de très laides palissades, une église orthodoxe un peu mauresque, de pierre jaune, munie d’un petit clocheton presque ibérique. Collé à elle, un immeuble qu’on dirait de banlieue : béton, balcons encombrés, laides vitres coulissantes, et l’affreuse cascade de rideaux extérieurs pendus autour des fenêtres et des balcons qui le recouvre presque entièrement d’une vaste serpillière… En arrière-plan, à gauche, une bâtisse délabrée, la façade crevée avec des restes de terrasses en pignons mutilés, sans qu’aucun signe n’apparaisse d’une future démolition, mais à sa droite une longue tour fuselée, de verre noir, digne du parvis de La Défense – bijou glacé au flanc duquel résiste, d’un beige un peu triste, une grosse maison aux allures de pensionnat, de vieux collège, devant laquelle pointe un plumet d’arbre poudreux.

On peut s’indigner de telle cacophonie. Je ne parviens pas à ne pas la trouver belle ; énergique, sinon harmonieuse. Et avec quelque chose aussi de sale cependant, jusque dans la fourrure mitée des chats errants qui parcourent le tout (c’est-à-dire le minuscule terrain vague qui sinue, ruisselet sale et beige, au pied d’un pareil amoncellement).

De retour d’un restaurant, en début d’après-midi, la voiture peu avant l’ambassade heurte à une manifestation en faveur de Georges Ibrahim Abdallah, appelé par la France terroriste, par d’autres activistes, et par les manifestants prisonnier politique que nous aurions l’obligation de libérer pour l’extrader au Liban prêt à l’accueillir. L’idée qu’un être qui a reconnu son implication dans plusieurs meurtres soit accueilli en triomphe dans son pays d’origine a de quoi retenir la générosité de la France. Mais les faits datant des année 1980, après tant de temps passé en prison, que faire de l’hugolienne prescription, de l’espérance de rédemption ?

Trop peu savant en la matière pour risquer un avis, je me contente de constater que chacun ici joue sa partition : les manifestants font ronfler une lourdaude rhétorique anti-impérialiste, la dénonciation d’un pays occidental acharné à emprisonner un militant qu’ils ne sont pas loin d’oser comparer à Nelson Mandela, tandis que, rien n’étouffant jamais les propagandistes, la France ne peut assumer d’éventuelles images de fête pour la sortie d’un criminel, d’offrir un triomphe à pareille démagogie.

Peut-être l’homme serait-il depuis quelques années sorti de prison et du territoire français si ses prétendus amis n’avaient pas à ce point exposé, et instrumentalisé leur combat devant les opinions publiques. Il faut se méfier de qui politise, dramatise, et ainsi exploite une cause presque acceptable si elle demeurait personnelle. A ces énervés agitant des drapeaux jaunes, Georges Ibrahim Abdallah est plus utile incarcéré que revenu, s’il était jamais apaisé, à une vie civile.

Un samedi soir dans un quartier présenté par mon ami comme « l’Oberkampf de Beyrouth » ; une rue de la soif surpeuplée de l’équivalent de nos bobos, où il a d’ailleurs quelque temps résidé avant d’en fuir le bruit. On y voit en effet des bars, une jeunesse branchée, des néons criards et de la musique, les beyrouthins à la mode se montrant plus clinquants et d’une plus méridionale élégance que le code vestimentaire négligé et vaguement zadiste ne l’impose à nos propres tribus, les cocktails étant de même ici préférés à la bière… Grand embarras de circulation au milieu d’un parc automobile proprement délirant. D’antiques guimbardes, déchets souvent de l’industrie automobile française (des 504, de vieilles Renault) dont les tôles ne tiennent plus que par la rouille et la peinture, voisinent avec les modèles les plus luxueux et les plus récents, énormes 4×4 sombres aux vitre teintées, Maserati, Porsche ou Ferrari vrombissantes… Partout des scooters où les corps font grappe, et des miracles d’accumulations géométriques : on y est rarement deux, plus souvent trois, et il arrive aux plus jeunes d’y tenir à cinq sans se dessouder dans les secousses d’une circulation constamment improvisée, qui ignore toute idée d’éventuelles priorités, de règles partagées. Cela arrive de partout et bouchonne de même.

Comme à Istanbul, le trafic résulte d’une anarchie régulée par le seul rapport de force – ici surtout d’intimidation, sans la brutalité que j’ai constatée en Turquie. Mais moyennant quelques défis, mufle contre mufle, et jusqu’ici sans froissements de tôle, et cependant d’inquiétantes statistiques de morts sur la route, cela circule envers et contre tout.

 La demi-heure passée dans une rue en vue d’une bataille finalement gagnée pour nous garer à contresens sur une place de travers également visée par une matrone en BMW qui n’a pas couru le risque d’abîmer sa rutilante carlingue m’a permis de confirmer ce que ce flux pouvait à lui seul m’indiquer : il n’y a aucun moyen de transport collectif à Beyrouth. Pas plus de métro, de lignes d’autobus que de tramways. Mon ami me raconte que la France a jadis offert au pays une cinquantaine de cars routiers, avec force cérémonie et autant d’exposés sur la question du transport urbain, lesquels doivent rouiller dans quelque terrain vague, à moins qu’ils ne fussent démembrés chez un carrossier et vendus à la découpe, leur éventuelle utilisation n’ayant pas résisté aux protestations immédiates des taxis (lesquels vous happent à l’orientale, avec une déférence surjouée, vite tournée à la hargne quand ils comprennent que vous déclinez leur invitation).

La remontée à pied vers le bar où nous étions attendu rejouait sous la fête tapageuse Dante aux enfers précédé de Virgile, mon guide m’indiquant d’un pas rapide le chemin à se créer dans la foule et entre les capots. Dans l’air lourd, la frénésie des corps, des voitures, la gesticulation de l’ensemble, fouettées de néons roses, des fumées s’emmêlaient, formaient au ras du sol un épais et odorant tapis de pollution.

Figure tragique mondialisée du misérable aujourd’hui, que l’on peut en effet retrouver à Beyrouth comme à Paris, à New York comme à Casablanca. Vêtu des vestiges de l’uniforme international (jeans crasseux, tee-shirt aux couleurs d’un empire consumériste auquel justement celui qui l’arbore n’accédera pas, baskets en loques ou pieds nus et noirs de bitume) il propose avec insistance aux passants quelque babiole inutile. Hier ce fut, visage collé aux vitres de la voiture, un syrien d’une quarantaine d’années, au visage anguleux et barbu, porteur d’un bouquet de ballons gonflables fluorescents où cliquetaient de blanches étoiles électriques. Devant le refus de mon ami, il colla à la vitre sa face de roi cruel, lança une bordée d’injures, courant à côté de l’automobile qui redémarrait, comme pour ne surtout pas lâcher du regard l’ennemi sur lequel déverser toute les malédictions et les probables promesses de mort dans d’atroces souffrances que la faim et la colère lui inspirèrent, comme s’il n’avait plus que sa folie à opposer à celle qu’il lui est imposé de vivre, que sa violence pour ne pas sombrer sous celle qu’il subit.

Durant la guerre civile, les trésors du musée national avaient été mis à l’abri, transportés en lieu sûr mais aussi enfouis sous des chapes de béton. Les volumineux sarcophages et les tombeaux que j’ai pu admirer (pour leurs bas-reliefs surtout, les couples en majesté qui les surmontent manifestant trop de superbe à mon goût, qui leur préfère la délicatesse d’antiques bandes dessinées faites de foules en profil, de soldats demi-nus s’entretuant ou ajoutant à l’étreinte générale le cabrement de leurs petits chevaux), ces cercueils de pierre depuis longtemps vidés de leur contenu se sont donc retrouvés couverts d’une autre boite, plus solide encore et moins ouvragée. Du vide sur du vide, donc, une superposition d’’écrins. Et c’est à ce jeu borgésien et déroutant de matriochkas que l’on doit la survie de la pierre, ces frises de marbre ou, plus beau que le sourire de Reims, celui d’une sorte de jeune faune de trois quarts, mince et bouclé, au visage légèrement rongé préservant à jamais son énigme, en faisant surgir avec d’autant plus de force dans le flou des traits le volume de lèvres intactes.

Dans les quartiers sans apprêt (ceux qui ne sont dévolus ni au pouvoir, ni à la grande fortune) essentiellement deux types de façades : des tours lisses, qu’elles soient de béton ou de verre ; des immeubles plus bas, de taille dirait-on parisienne, qui ne disposent apparemment pas de climatisation, et où de lourds balcons rectangulaires s’enveloppent de toiles pour s’abriter de la chaleur. Délavées par le soleil, déchiquetées par les vents, tachées de pollution, elles forment une coquille de haillons, désespérante, hideuse, qui achève là de donner au paysage urbain son allure de désastre, de saleté, et presque de rebut.

Lors de la tentative de répétition dans l’église du collège jésuite où nous donnerons demain notre récital mêlant les poèmes à la musique d’un orgue lui aussi restauré, juste derrière le port de Beyrouth dont l’explosion a ravagé l’établissement qui se relève à peine, mon ami et moi sommes saisis de panique : l’orgue est encore désaccordé ; l’écho de la grande travée fait de mes tentatives au micro une bouillie inaudible. J’essaie de régler la distance, en produisant une série de larsens. Les vers bavent les uns sur les autres, le fond de la nef vibre encore des syllabes précédentes quand j’en verse de nouvelles… On m’apporte un micro-cravate que je pince au rebord de mon gilet, et qui, moins puissant, rend la lecture plus supportable.

Nouvelle terreur cependant quand on découvre que le réglage obtenu permet de faire justice à Claudel, à Péguy, et au magnifique Aragon que j’ai choisi à dessein pour ouvrir le récital (« Donnez-moi votre cathédrale pour à voix haute y dire… »), mais que la voix moins grandiose et plus intimiste de Philippe Jaccottet comme la mienne réclameraient pour passer dans ce lieu trop vaste et trop plein d’échos un ton plus bas qu’étouffent les pierres et les colonnes. Je me fais la promesse de dire les textes plus lentement que je ne le fais d’ordinaire, et décide, un peu par souci de préserver la fraîcheur de l’improvisation, beaucoup par aveuglement volontaire, de mettre fin à la répétition.

Nous en venons pourtant aux éclairages. Une véritable troupe, adorable de prévenance, nous est fournie pour ce qui réclame de tourner une rangée de boutons. Comme au Maroc, en Turquie, au Burkina ou à Abidjan, sans que je puisse précisément démêler ce qui relève dans un tel fonctionnement de la courtoisie délaissée par un Occident pressé, et ce qui tient au faible coût de la main d’œuvre, on est saisi par l’abondance d’un personnel aussi nombreux qu’assez inefficace. Pour choisir les éclairages, un chef hurle depuis le buffet d’orgue à un trio de jeunes hommes des ordres qui prennent bien du temps à voir se réaliser quelque effet. Tout au long des colonnes, des spots imperceptibles de jour finissent par cracher une lumière verte d’aquarium, un bleu métallique et affreux, un rouge sanglant de boite de nuit, ou plus précisément de bordel… Nous nous décidons entre deux fous rires pour un jaune doré lui aussi criard, mais un peu moins affreux que le reste. Sans doute prévenu par ses quatre années de présence libanaise, mon ami prend le temps de tout caler par une série de recommandations pour que le micro, son volume, les lumières, les petites lampes dévolues à ma lecture sur le pupitre que nous avons-nous-même installé à la droite de l’autel soient jusqu’au lendemain inamovibles.

Sous sa belle tête de ragazzo directement descendu d’une peinture italienne et la fleur du sourire, le jeune et unique facteur d’orgue de tout le Liban présente l’inattendu d’un petit ventre naissant, signe dans son été d’un adipeux mais inéluctable automne à venir…

Ce matin une lumière plus atlantique que méditerranéenne : transparente, produisant un ciel plus délavé qu’à l’ordinaire, d’un bleu plus froid, et des ombres plus cristallines. Hier soir, avant le coucher du soleil, c’était au contraire une coulée suave, huileuse, qui avait projeté tout au long du couloir à arcade du collège religieux où nous préparions notre concert-lecture une série d’ombres très noires, encreuses, celle des colonnes rayant des triangles de soleil d’un intense jaune d’œuf. La répétition d’une formule architecturale si nette, presque à l’infini déclencha, malgré l’opulence et le velours de l’épaisse lumière, une sensation presque angoissante. De Chirico dominait, malgré les couleurs chaleureuses de Bonnard ! Mais c’était sans doute l’effet de la solitude, et du vide vibrant sur les dalles et dans l’enfilade infinie du couloir. L’apparition d’un prêtre en soutane tout au fond du tableau bouscula l’ensemble, et, en le peuplant, mit fin à ce bref et furtif cauchemar.

Malgré le mythe du Phénix, de l’éternelle Beyrouth, renouvelée par la force de ce qu’il est convenu d’appeler désormais « résilience » dont ce petit pays a si souvent fait preuve, on ne voit plus très bien comment il pourrait désormais s’en sortir. Tenant dès l’origine sur une trame ténue, entre des fils déchirés (et l’on pourra bien jouer ici de l’ambiguïté en français du fil au pluriel), le Liban n’a jamais vécu que de mensonges, et c’est ce ciment même qui désormais s’est effrité, auquel nul ne peut plus faire semblant de croire. Les équilibres sont le fait d’une illusion longtemps entretenue, à commencer par la répartition politique dévolue aux différentes religions, reposant sur une statistique jamais remise à jour, de sorte que la part chrétienne ne soit pas complètement réduite au regard d’une majorité musulmane, de quelque obédience qu’elle soit. Réduit à l’état insulaire par la violence de l’entourage, puisque les contacts terrestres lui sont interdits, secoué par des tensions chaque fois renouvelées par la géopolitique et par le grabuge de ses voisins, le pays a connu une crise économique sans aucun point de comparaison, une tentative de révolution, la paralysie mondiale du Covid, enfin l’explosion de son port, décisif tant pour le commerce que pour l’importation de tous les biens qu’il avale, et sans lesquels rien ne tournerait. Ce qu’on disait une sorte de Suisse est devenue la Corse, mais une Corse devant compter avec des flux de réfugiés syriens, jordaniens, palestiniens, arméniens… On admire malgré tout la débrouille, et qu’une guerre civile encore récente, ainsi qu’une tradition de milice bien portée aujourd’hui par le Hezbollah, n’aient pas donné à toute une population l’habitude de la violence. Beyrouth aujourd’hui est peut-être moins sûre qu’elle ne le fût jadis : pour le piéton, et qui ne s’est pas contenté du quartier préservé où il se consacre au festival, elle ne l’est cependant pas moins que Paris. On peine pourtant à croire que cette apparente tranquillité puisse durer longtemps, et que les femmes et les hommes se contentent à l’avenir de brandir le pistolet de plastique avec lequel une héroïne a su récemment exiger de sa banque la restitution de ses économies en liquide, pour parvenir à payer les soins d’une proche.

La petite foule d’environ trois cent personnes qui s’assit dans l’église a permis de limiter la réverbération. La tension a eu tout loisir de monter pendant les cérémonies (discours d’accueil, rappel de la reconstruction de la partie effondrée du collège, de la restauration du lieu, remerciements appuyés à l’ambassadrice de France, dévoilement de la plaque qui sera installée dans la cour et qui gardera mémoire de l’aide apportée…) qui précédaient notre entrée en scène. Quand il m’a fallu grimper au pupitre, accrocher mon micro, lever les yeux vers le fond de la nef où mon ami devenu invisible sinon sur l’écran qui le reproduisait à grande échelle dans mon dos était en train de s’installer derrière ses multiples claviers, j’avais la gorge nouée. Aux premières syllabes prononcées, quand le grand cri sanglant d’Aragon a imposé sa puissance, j’ai su que j’étais porté. Ainsi, l’aide des chefs-d’œuvre sélectionnés protègerait ma lecture : la puissance des vers jusqu’au bout parviendrait à rivaliser avec celle de l’orgue. Après une heure environ de spectacle, la force des applaudissements, la chaleur de ce qui nous fut dit ensuite, de ce qui crépita dans le téléphone, la pluie de SMS aussitôt et dans les jours qui suivirent prouvèrent que le pari, bien qu’un peu fou, avait pu être tenu.

Il n’empêche : tout le temps de la lecture ou presque (jusqu’à la fin de l’extrait des Tapisseries de Péguy, avant qu’on en vienne aux poèmes de Philippe Jaccottet et pour finir aux miens), j’ai vu, comme s’il ne m’appartenait pas, trembler derrière le pupitre mon poignet droit, que j’observais, espérant que la main parviendrait à tourner les pages, sans pouvoir en rien l’arrêter, ou ralentir sa furieuse danse de saint-guy.

De temps à autres, mais régulièrement, au détour d’un carrefour, sans qu’on sache pourquoi, la ville montre des vestiges d’un temps révolu : une guérite posée en plein trottoir, avec les sacs de sable dans les ouvertures permettant de dissimuler les tireurs ; ailleurs des barbelés roulant encore leurs longs vermicelles. Face à l’ambassade de France (mais l’on comprend mieux ici la présence, même si l’objet disposé sur le trottoir d’en face paraît aussi offensif que défensif) un char, de jour comme de nuit coiffé d’un militaire, et quelques soldats armés fumant derrière une barrière bariolée.

Dans un autre quartier, au carrefour de deux belles et paisibles avenues, un triangle de terrain vague couvert de reliefs de guerre : fil de fer, restes de tôles, sacs de jute, quelques bouts de caisses explosées, un trépied rouillé où ne manque que la mitraillette. Pourquoi encore là ? Négligence, ou trace mémorielle ? Mes questions n’ont pas permis de résoudre l’énigme.