Un automne à Beyrouth par Olivier Barbarant (3/5)

Invité au festival Beyrouth livres d’octobre 2022, rencontre littéraire francophone tentant d’y faire revivre les échanges culturels, Olivier Barbarant a tenu pour Commune les carnets de ses rencontres et découvertes. Un portait sensible d’un pays qui peut-être nous éclaire en nous précédant dans la catastrophe. (3/5)

Les beaux cheveux, les somptueuses mèches, d’une encre onctueuse, qui bouclent sur tous les fronts. Les barbes à la mode, sur la jeunesse plus parisiennes qu’orientales, et que comme à Paris je trouve un peu trop fournies, que je voudrais plus courtes, à la manière de celles des portraits du Fayoum…

Bar « gay friendly » : à la terrasse, une lesbienne internationale, sur le modèle répandu dit garçon manqué, un peu cubique, vêtue d’un jogging évidemment bleu roi, surtout pas rose, de ceux que portaient mes camarades de classe au lycée, dans une horrible satinette synthétique, où le corps suait d’abondance… Peu après sort et sinue devant nous un jeune homme ondulant, les mains trop près du visage, autre modèle internationalement labellisé d’une Drama queen en bourgeon.

Les guides spécialisés sur internet préviennent que l’établissement est un lieu de rencontres, mais qu’aucun comportement qui conduirait à le prouver n’y sera toléré. On se sourit au bar, on évite de frôler une main ou une cuisse ; on s’embrassera plus tard à l’abri, entre quatre murs, fenêtres closes.

Les homosexuels beyrouthins vivent l’existence semi clandestine et mutiquement acceptée qui caractérisait nos années 50 : un petit milieu, à la tête duquel quelques « artistes », se croise et se reconnaît, d’après mes amis cancane à loisir, se brouille, raconte la frénésie de vacances au retour de quelque Sodome occidentale. Grindr fonctionne, présentant au voyageur le charme et la gêne d’une communication en langues multiples, laquelle se résout le plus souvent dans un anglais approximatif. L’une des questions les plus brûlantes concerne justement le lieu où s’accoupler : « Are you alone ? »

Un mélange donc de tolérance (au sens premier et désagréable de ce qui est toléré, celui que disait détester Cocteau), de voilement – surtout dans les familles, où cela n’existe pas tant que cela n’est pas dit, même si tout un chacun le sait, enfin d’audace relative, fait de la microsociété (à quoi bien entendu ne se résume pas la réalité de l’homosexualité vécue ici, dont je n’aurai presque rien vu) un troupeau sonore, courageux, et terriblement provincial.

Une boîte de nuit, pas de sauna. Beyrouth de ce point de vue, libérale au regard de tant de destinations, n’est pourtant en rien comparable à Tel Aviv. Nulle envie ce soir de donner la moindre suite à l’exploration tentée dans une visée qui demeurera purement anthropologique.

Dans un début d’insomnie, je cherche depuis l’hôtel à me documenter davantage, à prolonger la rencontre diurne par des lectures que je n’ai pas eu ou pas pris le temps d’effectuer avant mon départ. Arte, accessible par internet, me propose divers titres de reportages sur mon écran d’ordinateur. Quand je clique sur un film de 53 minutes intitulé « Liban, l’épreuve du chaos », après quelques secondes de rotation du petit cercle blanc des téléchargements numériques, apparaît sur fond noir le message suivant : « cette vidéo n’est pas disponible dans votre pays ». Plusieurs tentatives me confirment le fait.

En revanche, le reportage intitulé « Les délaissés de la crise » est visible. Enquête pourtant sans complaisance jusque sur l’explosion du port de Beyrouth et les manquements liés à une phénoménale corruption. Faut-il en conclure que celui que je n’ai pas pu voir serait particulièrement corrosif ? Ou accepter l’hypothèse d’un incident purement technique ?

(De retour en France, j’accède aussitôt après la commande au reportage inaccessible à Beyrouth. Il s’ouvre par une saisissante image de la déflagration qui en détruisit le port. On voit d’abord une fumée, puis un intense foyer d’incendie former comme un soleil tombé, d’un or de plus en plus aveuglant. Puis, toujours dans un silence épouvantable, une caméra a pu enregistrer la déflagration : enfin (comment le dire autrement) on sent sur l’écran venir vers nous le souffle gigantesque, apocalyptique, en quelques millièmes de seconde où tout s’effondre devant nous avant que le choc ne vienne cogner de plein fouet l’œil de la caméra qui se renverse. Le génie des documentaristes a pensé à redérouler à l’envers après le générique le premier visionnement de la séquence, pour indiquer qu’il s’agira de remonter le temps : le revoir en ce sens cautérise un peu le traumatisme. Le propos ensuite est sans appel : l’effroyable cupidité, l’égoïsme, la gabegie qui ont rendu possible l’accident, par entassement de produits dangereux sans protection, par absence de toute précaution qui eût pu avoir un coût – pourtant dérisoire au regard des bénéfices – le mensonge et le déni qui ont suivi expliquent assez que nul ne puisse placer la moindre confiance dans le pouvoir d’oligarques menteurs et proprement obscènes dont la clique, malgré quelques changements de casting, continue d’occuper la scène politique).

L’un des événements majeurs du festival aurait dû être la lecture- représentation de Wajdi Mouawad, attendu évidemment comme l’enfant du pays. Négligeant de consulter les courriels qui m’avaient averti de son annulation, je me rends à l’Institut Français en fin de journée, après une belle journée d’errance dans la ville, pour y trouver porte close, et un cerbère refusant de me laisser rejoindre mon ami qui dans tous les cas doit me conduire en voiture jusqu’au dîner des écrivains de ce soir. Je l’appelle donc et lui passe le gardien au téléphone : pendant qu’ils parlementent, une petite troupe d’un public déçu s’approche de moi, identifié par mes échanges avec le cerbère comme l’un des invités du Festival. Les dames du Liban comme je les connais à Paris : âgées, élégantes, cultivées, parlant un parfait français où seuls les « R » s’enroulent, pleins de soleil…– un peu trop peintes, abruptement bourgeoises, autoritaires dans le propos comme toutes celles qui se savent obéies, font un petit cercle autour du parisien. L’une d’elles, pointant sur ma chemise un index verni, au bout d’un poignet trois fois cerclé d’or : « C’est annulé…Vous savez pourquoi », sans que je puisse garantir en fin de phrase un point d’interrogation.  Je bredouille que Wajdi n’était pas dans l’avion de la première cargaison d’auteurs qui m’a conduit à Beyrouth, qu’il a peut-être manqué le sien, qu’il est peut-être malade, ou retenu… On m’interrompt en fronçant les sourcils pour bien marquer ma candeur, ou une hypocrisie diplomatique dont on ne sera pas dupe : « Mais non… c’est la censure… c’est interdit… ». Le mot lâché, d’autres femmes du même modèle le répercutent, j’en vois la mare s’élargir en murmure autour de nous – si bien que j’ai cru de mon devoir de prévenir au dîner les organisateurs de ce que « tout Beyrouth » bruit désormais de cette information passée de bouche en bouche, entre l’apéritif et les mezzés.

Renseignement pris, et comme Paris devait le savoir, un conflit social au théâtre qu’il dirige a empêché Wajdi Mouawad de nous rejoindre. Ma déception est grande, tant j’aurais aimé l’entendre chez lui. Quant aux amis de l’Institut français, ils se sont plutôt amusés de mon anecdote, et réjouis de ses conséquences : « Tant qu’on en parle … ».

Un autre interlocuteur devant mon anecdote déclare la population beyrouthine « complotiste ». Peut-être… J’ose rétorquer qu’on le serait à moins, et que la défiance envers la communication politique ne naît pas ici de rien.

Montant à Faqra, j’ai rencontré l’automne.

C’était l’été en effet au bord du rivage, parmi les palmiers, les oliviers et les cèdres, entre les murs retenant une constante tiédeur qui ne demande qu’un regain de soleil pour redevenir brûlante…Seule la légère décoloration du ciel matinal pouvait-elle hier être un signe : un bleu léger d’aquarelle que j’ai déjà noté. Dans les montagnes conduisant à Faqra, je vois mes premiers arbres jaunes, et des dizaines de pommiers nains croulant sous leurs fruits rouges, dont le parfum s’exhala sous la pluie. Je n’ai pas résisté au plaisir d’en dérober et d’en croquer une : gorgée d’enfance soudain, décalée, d’autant plus puissante qu’explosant au milieu de sensations inédites, d’un corps mobilisé par des visions et des parfums qui l’affolent un peu par leur constante nouveauté, à commencer par celle d’une cuisine savoureuse, dont je n’ai pas le courage, après tant d’autres, d’écrire ici l’éloge mérité.

Sous un ciel d’étain, çà et là crevé d’éclairs, les ruines de Faqra –un chapiteau brisé, lacunaire, quelques colonnes derrière un mur d’enceinte en grande partie éboulé – redoublaient de majesté. Rome et Byzance réunies dans la pierre lançaient comme de maigres bras de vieillard contre le ciel et contre le temps leurs vestiges. Encore une fois la beauté du fragment, pour un édifice dont je jurerais qu’entier, il eût été trop lourd, solennel, quand de ces pierres fracassées, l’on sentait précisément pleurer la cicatrice.

Puis d’autres perceptions retrouvées, avec un plaisir que je ne soupçonnais pas, tant il m’arrive de me plaindre de la Picardie en y déplorant la constante tristesse des trop grands ciels vides balayés de pluie : le froid soudain, le vent, l’odeur de la terre mouillée, des fruits d’automne, le frisson quand coule à la nuque une eau presque glacée… Ce fut aussi un peu de cette nature dont Beyrouth prive plus encore que Paris : mes premiers vergers libanais, et la coexistence des sapins et de la lavande que le jeune compagnon de mon ami récolta avec soin, contraint de serrer entre ses mains jointes son odorant trésor, avant que je ne lui sacrifie la pochette de mon chiffon à lunettes pour les transporter.

Pour se rendre là où habite l’automne, on traverse un paysage qui ne répondait pas exactement à ma représentation mentale, à l’idée que je m’en faisais. La proposition d’associer très vite le bord de mer aux stations de ski me faisait m’imaginer une terre niçoise, d’orientales Alpes maritimes. Il y a en effet un peu de cela, mais sans les ocres, sans les jaunes et orangés du sol provençal. La pierre ici est grise, la terre d’un triste beige, et l’on songe plutôt aux couleurs de la Drôme ou de l’Ardèche, à une robustesse un peu ingrate, à des verts éteints, à des rocailles, le tout proposant cependant au Liban des dénivelés bien plus vertigineux que ces régions d’assez douces collines. Une montagne âpre, passant en quelques lacets seulement des feuillus aux sapins, puis plus haut encore, d’où partent les pistes de ski, à cette pierre à nu des sommets, sinistres sitôt que la neige ne les couvre plus.

Les ruines de Faqra

Une immense zone, tout un sol de rocaille fendue dresse autour des ruines de Faqra une sorte de champ d’un gris de béton, formant une façon de terrifiante mâchoire, un hérissement infini de dents cariées…L’on eût dit, dans les contes, la ceinture rebelle et hargneuse, inhospitalière (ronces vivantes, monstres, murailles doublées de longs clous) à quoi doit s’écorcher le chevalier s’il veut rejoindre le Palais promis… Pour notre part, nous avons eu accès aux restes du temple sans tout cet héroïsme, en nous contentant de les contourner.

Si la montagne a démenti mes songes, en revanche le retour à la capitale m’a montré une face de la ville répondant trait pour trait à l’imagerie simplifiée, à la carte postale qu’au nom de Beyrouth mon inconscient avant mon départ eût assurément pu me fournir. Somptueux immeubles le long du rivage, port de plaisance où somnolent des yachts…Ce pourrait être Cannes, la Californie, avec les têtes des plus hauts palmiers atteignant les premières terrasses de buildings nus et beaux comme des aiguilles, au pied desquels flambent les terrasses des restaurants, des bars de nuit et des vitrines de luxe. Une Marina aisément transportable sous d’autres cieux, et ce pourrait être aussi bien un recoin privé du Pirée ou le bassin d’Arcachon…Pourquoi pas un peu de Dubaï, au fond ?

Mes amis sont en désaccord sur la population du quartier. L’un le dit réservé à la très grande bourgeoisie sunnite. Pour l’autre, ce sont exclusivement des stars, du petit écran, du sport ou de la politique, quelle que soit leur origine.

Dans les rues noires, sur les larges autoroutes urbaines où la nuit verse son encre sans rivalité, cette aberration : sous les hauts réverbères aveugles, tous les cent mètres, de grands écrans lumineux vantent des voitures et des parfums. Pas d’éclairage public, mais les générateurs tournent à plein régime pour allumer un grésil neigeux et aveuglant, à condition qu’il soit publicitaire.