Un automne à Beyrouth par Olivier Barbarant (4/5)

Invité au festival Beyrouth livres d’octobre 2022, rencontre littéraire francophone tentant d’y faire revivre les échanges culturels, Olivier Barbarant a tenu pour Commune les carnets de ses rencontres et découvertes. Un portait sensible d’un pays qui peut-être nous éclaire en nous précédant dans la catastrophe. (4/5)

Il est permis de distinguer dans la foule deux types d’hommes, passée la grâce de l’adolescence. Les uns, au visage en lame de couteau, au nez fin et pointu, auxquels la noirceur du poil et l’éclat nocturne du regard donnent irrémédiablement l’allure des traîtres de contes, de vizirs conspirateurs, avec quelque chose d’agressif et presque de blessé affleurant au front et aux lèvres. Les autres arrondis, toujours joufflus, gonflés sans doute par l’amour des mères, porteurs d’un ventre plus ou moins proéminents (du bedon à la barrique) et dont l’onctuosité apparemment débonnaire confère une impression immédiate d’innocence et de sympathie. Comme toute physiognomonie, ce classement est absolument injuste, mais il est difficile de nier qu’il n’ait son influence sur le premier contact avec les êtres que l’on croise, si bien qu’il faut des échanges de paroles (quand elles sont possibles, en français ou trop souvent en mauvais anglais réciproque) pour dépasser par exemple une méfiance première, ou pour découvrir que la rondeur enveloppe un être plus acide et plus aigre qu’on ne l’attendait.

Jouant à mettre à l’épreuve ces catégories depuis une terrasse, écartant pour ce faire les petites meutes juvéniles et leurs corps enchevêtrés (toujours un bras enveloppe une épaule, des hanches se touchent, et sortent du charmant monstre à trois ou quatre têtes des éclats de rire et de voix), distinguant donc les passants masculins un à un, force m’est de constater l’efficacité du classement. Angles très aigus ou gonflements comme en attente de leur plein développement, nerfs à vif ou chairs épanouies, il n’y a pas de catégories intermédiaires, et le paysage des corps semble, dans le velours d’une ménagère, le contraste aligné des cuillers et des couteaux.

« Ce pays ne commence à fonctionner qu’à la condition qu’une puissance étrangère le régente souterrainement. Nous sortons de la période syrienne, mais ce voisin est désormais indisponible pour un tel rôle. C’est sans doute le tour de l’Iran ». A ma question inquiète de ce qu’il pourra rester des libertés libanaises sous une telle influence, il est répondu que le Hezbollah est contraint ici de composer, et de proposer une version autochtone de son idéologie ; qui plus est, mon interlocuteur est certain que sunnites et chrétiens s’uniraient contre toute dérive intégriste du pouvoir chiite. Ne voit-on pas une preuve de cette inflexion imposée dans l’accord territorial pour l’exploitation du gaz qui ne tardera pas à être signé, et qui de facto impose sans la dire la reconnaissance de l’Etat d’Israël ? Et que deviendra l’Iran après ses actuelles émeutes, qui, espérons-le, deviendront une révolution ?

On aimerait partager cet optimisme. Il y a des gouffres dont on ne peut remonter qu’aidé par un soudain afflux de rivière ou d’eau depuis le fond du puits ; mais dans l’histoire humaine, ce liquide est toujours du sang.

Autour des vastes et odorantes bennes de fer grand ouvertes que sont les poubelles vit une population nombreuse, que mes amis me disent systématiquement syrienne. Des hommes faits (peu dans ces lieux de réfugiés à peine sortis de l’adolescence comme on en croise par exemple autour des gares parisiennes, et qui à Beyrouth sont peut-être ailleurs dispersés), des adultes donc le soir somnolent devant leur affreuse corne d’abondance, que le jour durant ils ne cessent d’explorer, en extrayant le plus souvent des choses dans un tel état qu’inidentifiables, parmi des chiffons trempés des morceaux de ferraille, des débris de verre, des bouts de câbles, mais quelquefois aussi des rebuts de repas.

Douleur de voir l’un d’eux, sous le gris rapidement tourné au noir d’un crépuscule très fugace (il paraît que c’est le signe du changement de saison) se battre avec les mouches pour porter à la bouche une compote sale, indistincte, de probables restes de légumes que la chaleur a largement décomposés. Ce qui fait l’un des plaisirs des mezzés (l’harmonie dans la diversité des teintes, des découpes de tomates, du vert des herbes contre les beiges et blancs purs des crèmes où plonger le pain…) se défait d’autant plus terriblement dans la pâte brune, un peu rougeâtre, affreuse, que devant moi, sans aucune attention à celui qui passe sur le trottoir d’en face et qui s’efforce de se montrer discret, cette face amaigrie, osseuse, suce avidement.

(De telles fouilles existent aussi à Paris. Vers trois heures du matin, mon quartier du Faubourg-Poissonnière voit quelques misérables enfoncer le bras dans les caisses vertes et jaunes de nos tris sélectifs, et quelquefois dans les poubelles de ville. Il me semble que les proportions cependant ne sont pas les mêmes, et que la quête y concerne davantage les objets à revendre et les vêtements que les déchets alimentaires).

(Il me revient soudain qu’un soir, devant le théâtre Marie Bell, un vieil arabe tournait avec un bout de bois dans le plastique transparent d’une poubelle urbaine, avec une régularité telle qu’on eût dit un cuisinier devant une soupe, puis qu’il plongea la main, sortit un exemplaire du Monde qu’il défroissa soigneusement avant d’aller s’installer sur un banc et de se plonger dans la lecture, sous la lumière dorée des lampadaires qui en France continuent pour l’instant d’éclairer les rues).

Chacun ici a son changeur, comme dans certains milieux parisiens son dealer. On s’y rend à rythme régulier, le plus souvent hebdomadaire, après un rendez-vous téléphonique, chargé d’une coquette liasse de dollars ou d’euros, qui doivent devenir des charretées de livres libanaises qui ne valent plus rien, mais qui sont presque seules à circuler pour des paiements qui ne se font qu’en argent liquide, quels que soient les achats et leurs montants. Seuls quelques très rares lieux institutionnels ou dévolus au tourisme international acceptent le règlement en dollars par carte bancaire. Même les loyers, les carburants, les médicaments les plus coûteux, les travaux, les services exigent ces brassées de billets aux chiffres astronomiques.

On peut s’étonner de ce que cette constante circulation de liquidités ne donne pas lieu aux agressions, escroqueries, vols en tous genres que ne manqueraient pas de produire, ailleurs, l’information selon laquelle tant de citoyennes et de citoyens circulent avec plusieurs milliers d’euros dans leurs poches. « Oui, tout se passe plutôt bien… Il faut être calme, au Liban… comme tout le monde sait que tout le monde est armé, il faut que les choses se fassent poliment… Ou bien ce seront les amis, la famille, le frère, qui viendront demander des comptes… »

Sous le folklore de la débrouille et du trafic toujours évoqués avec un sourire (« c’est Beyrouth, c’est le Liban » …) il s’agit bien d’une forme d’équilibre de la terreur et de fidélités féodales. Je ne saurai guère le comparer qu’avec ce que m’apprit le cinéma du fonctionnement social de la mafia : code d’honneur, déclarations solennelles, constante contorsions rhétoriques pour poser frauduleusement des rapports économiques sur le plan des relations humaines et même du sentiment – et la présence occulte mais permanente des flingues, pour achever de donner tout son poids au si sonore devoir de loyauté…

Je n’ai pas pu ne pas revenir au musée national, hanté par quelques souvenirs d’œuvres qu’il me fallait prendre le temps de revoir. Je me suis gardé de l’avouer, tant il y a évidemment bien d’autres trésors à explorer dans un temps considérablement compté : on m’eût fait procès de ne pas voir essayé en quelques jours si courts d’autres musées, d’autres librairies, telle mosquée ou telle église… quand il y a tant de choses à voir, que vous n’en verrez pas le dixième, se contenter de revenir sur ce que l’œil a déjà glané ! Je me suis, dans le secret donc, pleinement reconnu dans ce plaisir de la répétition. C’est ainsi que le plus souvent j’explore les villes inconnues, par un lent rayonnement autour d’une accoutumance première au quartier où le hasard m’a posé. Au lieu de courir d’un espace à l’autre, je commence mes visites par le même petit déjeuner sur la même place, fût-elle absolument sans intérêt, qui fut celle de mon premier contact avec le monde qui s’est ouvert à moi. Ainsi fis-je de Madrid, d’Asunción, de Bruxelles ou de Prague… Puis, par cercles concentriques, et si l’errance volontaire par miracle m’y conduit, parfois la rencontre avec ce que les guides vantent comme prioritaires, avec force « à ne pas manquer », et même quelquefois des numérotations par ordre d’urgence, selon le temps de séjour.

(Je suis ce touriste qui pourrait, à Paris, passer l’ensemble de son séjour entre la place de la Bourse et la rue de Richelieu. Ce n’est qu’au troisième matin que j’aurais découvert les jardins du Palais Royal, l’avenue de l’Opéra. Mais si mes pas m’avaient conduit vers Madeleine, il est fort à parier que je fusse revenu dans mon Japon ou mon Colorado natal sans même avoir localisé le Louvre, ni avoir tenté une exploration…Cette pratique buissonnière, devant la domestication partout du regard, je ne parviens pas à me la reprocher).

Oui, il me fallait retrouver, pour mieux la fixer en ma mémoire, la pose exacte d’une statue de la période romaine, dont il serait trop simple, et même injuste, de dire que le sujet m’aurait forcément ébloui…

Le visage rond, à peine rongé au nez et au menton, est tourné de trois quarts comme vers un mystérieux et délicieux soleil. Sur la très harmonieuse nudité, deux drapés n’habillent rien, mais soulignent au contraire la grâce et l’attrait du corps : tombant des épaules, comme un collier bas porté, l’attache d’une toge ; sur le bras gauche plié, de l’avant-bras au coude, les plis et replis d’un même tissu dont tout lecteur des orateurs sait combien ils formaient un langage aussi codifié que celui sortant des lèvres, et dont la disposition supposait autant de calculs et de soins que ceux consacrés au choix du lexique et à la syntaxe. Discours du drapé, parole du tissu imité par la pierre, dans ce muet bijou de chair pétrifiée…

Lumineux printemps de visages, averses de sourires, dans l’amphithéâtre du Grand Lycée Franco-Libanais où, près de six heures durant, je vais m’entretenir successivement avec différentes classes de lycéens, qui m’accueillent par une émouvante lecture de quelques poèmes choisis par leurs professeurs de français. A l’enthousiasme, sincère et puéril, de presque tous, on saisit vite que l’intérêt de notre présence est d’abord d’ordre phatique : dans ce pays blessé, inquiet sur lui-même, on vous remercie surtout d’être là, d’avoir fait ce qui semble l’effort de venir (alors que la générosité de l’accueil justifie que soit renversé l’ordre de la gratitude). C’est le contact donc qu’il s’agit d’abord de maintenir.

Emotion de parler de Colette, de Baudelaire, d’Apollinaire, en prenant appui sur ce terrain commun que nous garantissent les œuvres au programme, pour répondre aux questions, quelquefois naïves, mais nécessaires, ne fût-ce que pour arracher la poésie aux catégories scolaires. Comme le disent les collègues professeurs, il est d’abord nécessaire que les élèves voient un poète vivant, tant ils sont convaincus (comme en France) que cet art n’existe plus que dans les cimetières des manuels scolaires, et que nul n’en écrit ni n’en lit plus.

A la fin d’une première séance, jeunes filles souriantes et jeunes gens turbulents sortent de la poche leurs téléphones portables, et réclament chacun la grâce d’une photographie où poser avec eux.

Les professeurs, très majoritairement libanais, qui enseignent dans ce grand établissement disposaient avant la crise d’un salaire supérieur à celui des titulaires en France : l’équivalent d’environ 3000 euros, ce qui, malgré le coût de la vie au Liban, offrait un niveau de vie tout à fait honorable. Parce qu’ils sont payés en livres libanaises, ils ont perdu aux alentours de 90% de leur pouvoir d’achat. Il est presque inimaginable que des travailleurs se lèvent le matin et continuent d’honorer leurs obligations pour une telle misère, surtout quand les expatriés français à côté d’eux continuent pour leur part de percevoir leurs revenus en euros. « Comment faites-vous ? », ai-je demandé à l’une des collègues, dont il fut aisé de comprendre lors du déjeuner qu’elle avait été la récente meneuse d’un mouvement de grève. « Nous multiplions les cours particuliers, avec certaines familles d’élèves mais aussi, par internet, avec des jeunes et quelquefois des adultes de tout le proche et le moyen orient… Par ailleurs on ne fait rien, on ne sort pas, on survit, on n’achète rien, on ne fréquente plus les librairies, on ne va plus au cinéma, au café, évidemment pas au restaurant… Pendant que l’on travaille, on ne tourne pas en rond, on évite de désespérer… Venir au lycée nous fait tout de même du bien… »

La direction de l’établissement se débrouille désormais pour payer en dollars une partie des salaires, mais dans des équilibres budgétaires difficiles à préserver. L’année passée, les familles (évidemment aisées) connurent bien des difficultés pour assumer les frais de scolarité (et c’est d’ailleurs l’un des bénéfices du statut de professeur que d’en dispenser ses propres enfants, ce qui n’est pas à négliger). A la rentrée 2022, les paiements furent effectués : c’est que les valises de la diaspora avaient renfloué momentanément les caisses. Une rustine, mais Beyrouth ne tient que par elle, avec une sagesse forcée conduisant à survivre au mieux aujourd’hui, sans surtout penser à demain.

Au beau milieu des questions naïves, inévitables et encore une fois nécessaires (« L’inspiration existe-t-elle ? Quel est votre rapport à la ville ? La poésie peut-elle être un métier ? Vous avez écrit un poème sur les réfugiés, un autre parlant de la Palestine » – qui ont tous deux évidemment retenu l’attention – quel est votre rapport à l’engagement ? »), des débats propres aux interrogations d’adolescents, du fond de l’amphithéâtre me parvient un discours que je crois venu d’un professeur : « Si vous récusez l’engagement au sens sartrien, pourriez-vous vous reconnaître dans ce qu’en dit Albert Camus, dans L’Homme révolté ? J’ai pensé que c’est à lui que vous faisiez allusion dans le vers que j’ai lu dans un de vos poèmes, « Sisyphe peut être heureux, mais pas vieux Ganymède… » Je relève la tête et aperçoit un archange longiligne, une tête bouclée, des yeux si lumineux que rayonnants : il fallait aussi qu’il fût exceptionnellement beau !

A la sortie de la séance, son professeur n’avait pas l’air étonné : l’élève de terminale est depuis longtemps identifié, dans un établissement où tous poursuivent la scolarité de la maternelle au baccalauréat. Elle pense comme moi qu’il faut insister pour qu’à Paris, où il souhaite se rendre l’an prochain, il ne manque pas de candidater pour une hypokhâgne.

Pendant que cet oriental Rimbaud file à la fin de la séance avec l’éphémère discrétion des fulgurances, deux élèves de Première me tendent une petite lettre rédigée durant mon intervention. Un acrostiche avec mon prénom, auquel des feutres criards ont donné l’allure d’un dessin d’enfant ; une naïveté très touchante, et très sincère, puis quelques lignes disant leur goût pour tel ou tel des titres qu’elles ont étudiés en classe, enfin, sous les boucles des signatures puériles, deux adresses courriel. Je n’ai évidemment pas manqué de leur adresser le soir même un mot de remerciement.

Tout cela, l’intelligence de l’un, la fraîche émotion des autres, donne presque envie de pleurer. Malgré les quelques bavardages, l’angoisse des collègues pour que « tout se passe bien », par moments les mots ont touché, atteint leur but, ému dans une langue qui n’est que rarement la leur. Comme à l’église l’autre soir, mais autrement, la poésie, sortie du livre et rendue à la vie qu’elle tente de retenir, a eu lieu.