Un automne à Beyrouth par Olivier Barbarant (5/5)

Invité au festival Beyrouth livres d’octobre 2022, rencontre littéraire francophone tentant d’y faire revivre les échanges culturels, Olivier Barbarant a tenu pour Commune les carnets de ses rencontres et découvertes. Un portait sensible d’un pays qui peut-être nous éclaire en nous précédant dans la catastrophe. (5/5)

Blondeur des petits matins, mauve du crépuscule très vite passé à la suie, au noir. Dans les rues privées d’éclairage palpitent vite de multiples lucioles : les passants qui déjouent les nombreux pièges des trottoirs, la lumière de leur téléphone portable à la main…

La Maison Corm, devenue par la générosité de la famille une fondation, est un immeuble digne des plus beaux Le Corbusier, une flèche de neige associant à un effet de building (on songe à un Gotham passé du noir au blanc) deux beaux rectangles, dans l’harmonie parfaite de l’architecture qu’on appelait moderne. L’immeuble fut dessiné en 1928 par Charles Corm, le père du vieillard qui nous y reçoit, et dont la veste ample, le sourire, l’œil brillant de malice dans la figure ravagée par l’âge et surtout le vaste chapeau m’évoquent irrémédiablement l’Aragon de la fin – quelques années après sa venue au Liban, où l’on me dit qu’il reste à Baalbek des traces de sa représentation théâtrale du Fou d’Elsa (sur lesquelles il serait bon de remettre la main, me sussure une tentation de retour dans un pays qu’il m’est douloureux de quitter). Tout l’immeuble, selon un agenda très libanais, c’est-à-dire précipité, vient dans l’urgence d’être restauré pour accueillir la Fondation que les enfants devenus vieux veulent léguer au pays : les pierres grises de la longue terrasse donnant sur un jardin magnifique ont fini d’être posées à la veille du dîner de gala. C’est que les choses sérieuses commencent : les représentants de l’académie Goncourt sont arrivés à Beyrouth, et en dépit des polémiques, cette séquence est celle de la littérature médiatique, à des années-lumière de la plèbe de la presque centaine d’écrivains qui ont fait tourner le festival avant ce jour de gloire. J’ai le plaisir de retrouver dans cet arrivage de luxe d’autres invités de prestige : la présidente du CNL, quittée il y a peu rue de Verneuil, ainsi qu’une souriante et bienveillante Barbara Cassin, et Michael Ferrier, qui m’a reconnu quand, comme à l’ordinaire, mon étourderie m’empêchait de rendre spontanément la pareille à qui fut mon condisciple à l’ENS, et que j’avais perdu de vue depuis sa très lointaine installation au Japon… Prolétariat et grande bourgeoisie de l’écriture sont ainsi réunis pour ce banquet finalement plaisant (nappes blanches, foule de serveurs, tables réparties en pétales autour de celle de l’ambassadrice, centrale, et la marée des voix montantes qui me ravit toujours avec l’alcool et l’avancée du repas, d’un silence d’église pour les premiers pas dans la salle jusqu’à ce qui semble, une heure après et à fermer les yeux, un joyeux marché ou une fête foraine, un orchestre désaccordé de voix…).

La visite de la maison, puis les derniers verres bus en compagnie des enfants et petits-enfants Corm, quand les solennités depuis longtemps dormaient, revenues à l’ambassade, nous ont permis d’apprendre l’épopée de cette grande famille de la bourgeoisie éclairée libanaise. Il ne restait plus autour de la petite table, sous le bar de bois taillé, que Michael Ferrier et sa jeune compagne, une de leurs connaissances, et le vieillard aragonien et sa fille, charmante londonienne aux yeux clairs et exorbités. L’ancêtre Charles Corm, enfant lui-même d’un père artiste, écœuré par les philistins qui commandaient des portraits à un peintre pour se plaindre d’être moins beaux et moins belles dans les portraits dès lors sous-payés que dans leur vraie vie, partit pour les Etats-Unis. Il n’avait que dix-huit ans quand, ébloui par les productions Ford, il arracha à l’américain la concession pour le Liban, pour laquelle ce magnifique Palais servit de show-room, et qui garantit sa fortune. Porté par Corm-Aragon, prodigieux inventeur de formules entre de nombreux verres de vodka dont sa fille suivait la cadence avec inquiétude, le récit de ses aventures fut un moment de pur spectacle. Ainsi du siège fait auprès de la secrétaire de Ford, petit bouquet à la main chaque matin durant près d’un mois, pour décrocher un rendez-vous qu’on finit par concéder, par lassitude ou par pitié devant ce gamin aux yeux doux et aux manières agréables, sorte d’exotique Céladon. D’après la légende, le capitaine d’industrie américain n’identifiait pas le Liban, et, après un regard sur la mappemonde, aurait déclaré : « Votre pays, ce n’est pas un pays… C’est quoi ? C’est la Bible ? ». Autre échange réellement advenu, ou modelé par l’épopée complaisamment racontée : « Vous voulez mes voitures, mais dans ce pays de la Bible, avez-vous des routes ? – Si nous avons les voitures, alors nous aurons des routes » … C’est cette réplique qui aurait décidé de tout.

Charles Corm constitue une figure d’humaniste, vite détourné des affaires, constamment centré jusqu’à sa mort au début des années 60 sur la culture et la littérature pour laquelle il écrivit des essais et des romans reconnus en leur temps. Un catalogue de correspondances et de photographies confirme, ouvert sur un superbe bureau des années trente, ce que la bibliothèque, peu à peu reconstituée et exposée au premier étage, permet de considérer : des contacts avec Valéry, Claudel, d’Annunzio, Zweig, des abonnements à toutes les revues imaginables des années 1920 à 1960, disent la geste de ces lettrés polyglottes, cultivés, un peu sermonneux, comme ceux que j’ai pu rencontrer venus d’Egypte, de Tunisie, des contrées où la culture et l’Art sont d’autant plus respectés qu’ils semblent parvenir depuis un centre mythique dont on serait à la fois digne et en partie exclu. Il y a à la fois un peu de défi, et un zeste de bovarysme dans l’avidité avec laquelle les intellectuels étrangers avalaient toute la culture européenne et américaine, avec la boulimie un peu inquiète cependant de ceux qui avaient l’impression d’en manquer quelque chose, par leur présence des mois durant hors du sol où ils s’imaginaient qu’elle se faisait.

De cette admirable et épuisante frénésie de savoirs, portée par une richesse presque peu imaginable, et dont le siècle passé, la guerre civile et même l’effondrement actuel du Liban ont préservé visiblement quelques portions encore considérables, le Corm-Aragon au soir de sa vie présente les plus séduisantes et fatigantes conséquences. Emu de voir enfin réalisée cette fondation qu’il craignait de ne jamais inaugurer avant sa propre mort, porté clairement par les souvenirs d’une enfance passée dans ce lieu commercial devenu une maison de famille, il multipliait les anecdotes, les sentences, les maximes et les traits d’esprit.

Vers une heure du matin, j’ai plongé une dernière fois mes yeux dans le vert lumineux des siens, salué chacun, et c’est avec sa fille, merveilleuse hôtesse, que j’ai relongé la grande terrasse, jusqu’à une sortie latérale où elle me fit l’amabilité de me reconduire, en me conseillant de prendre garde dans la nuit aux pièges des trottoirs libanais.

Pour mon dernier jour, un orage matinal sur Beyrouth. Tout ce que le soleil fait pardonner au chaos et à la régulière laideur de la ville s’efface d’un coup (« Tous ces murs faits pour le soleil tachés de pluie se font sinistres » ai-je ailleurs dit d’Aix-en-Provence…). Il n’en demeure que les façades pouilleuses, les rideaux de fer encore à demi-baissés, des clignotements d’enseignes criardes. Le taxi traverse un quartier comparable à Barbès, un Barbès effondré, crevé de nids de poules, criblé de boutiques proposant un achalandage hétéroclite de cigarettes, de légumes et de coques de téléphone à de vieilles femmes empaquetées de robes brodées, maniant leur caddie comme un déambulateur, et regardant avec une suspicieuse autorité les marchandises en réajustant d’une main à leur front leur voile trempé de pluie.

C’est à Paris, sous les intimidantes statues de la gare du Nord, perchées sur la façade et sur les toits comme des oiseaux de proie, que peuvent s’achever ces notes.

J’ai à Beyrouth croisé bien des visages, reçu la caresse de bien des sourires, tiré profit de saveurs qui dès leurs découvertes s’affirment inoubliables. J’eus d’emblée la certitude qu’il me faudrait très vite y revenir. J’en ressens déjà le désir.J’ai pris aussi la mesure de tout ce que je ne comprenais pas, de ce que peut signifier pour un français de passage un pays qui n’est jamais un Etat, de ce qu’est un territoire que toute une jeunesse désespérée après le beau et pur lyrisme d’une révolution avortée (les manifestants, unifiés par la culture en partie arasée des milleniums, n’y portaient qu’un seul drapeau, celui, si beau, du Liban avec son cèdre central, son blanc crémeux galonné de rouge, et non pas celui d’une communauté ou d’un parti), que toute cette même splendide jeunesse aspire désormais à fuir. J’ai perçu aussi, des autres, le mythe, et ce qu’il a de frauduleux. La « perle de l’Orient » est aussi une ville éreintante, d’une société aussi gracieuse que disloquée, dont il serait trop facile de chanter les grâces, dans une inégalité qui hurle, une débâcle de tout esprit public, une féodalité mafieuse, une pollution irrespirable.

Je n’ignore pas en retour que nos logorrhées sur la République, pour ne parler que d’elle, ont aussi de trouble et de frelaté. La nécessité du service public, d’une organisation étatique, comment ne pas admettre que si elles font l’honneur et la force de la France, elles sont constamment attaquées par ceux-là mêmes qui peuvent s’en gargariser quand, le menton haut, ils font la leçon aux autres peuples sur leurs organisations insuffisantes ? Que tout ce qui distingue la France du Liban fut conçu à une autre époque, et que voilà quarante ans environ qu’on s’échine à le fragiliser ? Quand connaîtrons-nous les coupures d’une électricité qui fut un temps nationale ? Quand la misère déjà présente mais encore contenue sous les radars se fera-t-elle pleinement visible ? Notre géographie nous dessert : elle empêche de tasser comme dans un pays minuscule les riches et les pauvres, si bien que l’éloignement estompe les couleurs criardes des inégalités.

Assurément le Liban discursif de nombre d’intellectuels rencontrés est une illusion. Un rêve, constamment contredit. Celui de la coexistence possible de communautés qu’unirait en dépit de tout un fol appétit de vivre ; celui d’un respect de la culture dont il n’est pas visible qu’il se traduise dans les faits. La chirurgie esthétique et ses ravages, un déballage clinquant pour lequel s’épaulent la surabondance orientale et la vulgarité américaine, l’affreuse érosion d’une sédimentation millénaire de chefs-d’œuvre par l’industrie du divertissement mondialisé ont clairement raison des bavardages grandioses, de l’humanisme digne des tribunes de l’Unesco que les français et quelques vieux francophones servent encore envers et contre tout.

Mais nous ? Notre socle sans doute est plus ferme, mais nos mensonges et nos illusions valent les leurs. Et puis non : ils ne valent pas même les leurs. Nous nous croyons encore nous-mêmes ; ils ne savent pas qui ils sont. Nous nous croyons une puissance, une démocratie, ils savent bien qu’ils ne sont ni l’une ni l’autre. Le Liban, non celui du verbe, mais celui que l’on voit, celui que j’ai vu, révèle sous sa gangue de beautés, menaçant aussi bien cette jeunesse goulue et nerveuse que ces adultes gardant dans un recoin de mémoire le souvenir de la guerre civile, la forme épouvantable, post-moderne, de la catastrophe…  à bientôt !

(Je place ici une dernière vision, notée à la hâte sur place, comme dans le regret de ne pouvoir poursuivre la quête éperdue du regard qu’attise la découverte d’une ville, d’un pays ou d’un monde nouveau. Sous le ciel redevenu limpide, assis contre une colonne du péristyle de l’aéroport, un jeune soldat vêtu de bleu nuit, somnolent : un visage d’un beau beige d’amphore que le sommeil restitue à l’enfance, et malgré les grosses chaussures à crampons, l’arme au côté, la solide armature, les poings fermés d’une statue, l’ombre des longs cils sur la joue comme une pluie d’innocence…)

Octobre 2022

Olivier Barbarant