Aldous Huxley, défenseur de l’intelligence

Dans un article pour Commune, l’écrivain René Lalou, spécialiste de la littérature anglaise, donne à voir l’humanisme et l’antifascisme de l’auteur du Meilleur des Mondes.

Croisière d’Hiver est le huitième des ouvrages d’Aldous Huxley actuellement traduits dans notre langue. La traduction, en 1928, de Faune de Crowe (de tous ses livres celui où Huxley se montre le plus proche d’Anatole France) avait passé à peu près inaperçue. Deux ans plus tard, Contrepoint, magistrale fresque de l’Angleterre contemporaine, révélait au public français un écrivain européen. Depuis lors, la renommée d’Aldous Huxley n’a plus cessé de grandir chez nous. Pareille gloire pourtant ne va pas sans quelque confusion. La virtuosité intellectuelle d’Huxley l’a fait parfois considérer comme un dilettante – erreur qu’a favorisée le titre fort inexact de Tour du monde d’un sceptique sous lequel fut publiée la traduction de son Festing Pilate. D’autre part, son amitié pour D. H. Lawrence, qu’il a dépeint dans Contrepoint avec une cordiale sympathie sous le nom de Mark Rampion, a pu donner au lecteur français l’impression d’une étroite solidarité entre les deux écrivains. Dans ses romans, en effet, la véritable personnalité d’Aldous Huxley ne se peut retrouver que par une série de recoupements qui risquent souvent d’être arbitraires.

Pour le connaître avec certitude, il faut lire ses essais et les récits de voyages dans lesquels, sans personnage interposé, lui-même s’engage tout entier. Voyez, par exemple, ce qu’il écrit, dans Croisière d’Hiver, sur les possibilités d’une union entre les vertus primitives et les vertus civilisées : « Il se peut qu’il soit impossible d’industrialiser et de civiliser partiellement des primitifs. Mais introduire un élément salutaire de primitivisme dans notre mode de vie civilisée et industrialisée — cela, je le crois, on peut le faire ». Dès que l’on a lu ces phrases d’Huxley, on comprend le dessein qu’il poursuivait en composant la satirique anticipation intitulée Le Meilleur des Mondes : lorsqu’il raillait le fordisme intégral, il n’entendait pas glorifier l’état de pure nature; son Sauvage gavait par cœur les œuvres de Shakespeare; ainsi armé, il revendiquait les droits de l’humanité que méprisait une société entièrement standardisée. De même, lorsque l’auteur de Croisière d’Hiver déclare que la théorie marxiste lui paraît insuffisante pour expliquer certains phénomènes, c’est parce qu’il redoute qu’elle tienne compte seulement des facteurs économiques. A tous les historiens il adresse le même reproche : « Les fondements de l’existence humaine — la physiologie et la psychologie— sont partout passés sous silence ». Il est certain que pour caractériser la philosophie d’Aldous Huxley, nous devons parler de relativisme. Mais à la condition d’ajouter aussitôt qu’il s’agit là d’un relativisme très affirmatif, voire belliqueux, lorsque sont mises en danger les valeurs essentielles sur lesquelles notre culture est fondée.

Jamais, cependant, Huxley ne prendra le ton dogmatique. Si vous n’y cherchez que le plaisir d’un dépaysement, vous le trouverez complet dans cette Croisière d’Hiver, récit d’un voyage de 1933 en Amérique centrale. Et vous serez enchantés d’avoir eu cette occasion de visiter le Honduras, le Guatémala et le Mexique avec un guide sensible à toutes les sortes de pittoresque et fort prompt à sourire lorsqu’il lui advient quelque mésaventure. Mais votre amusement s’accroîtra d’une plus durable jouissance si vous vous intéressez à la vie des idées, si vous acceptez qu’une croisière de vacances vous apporte de précieux enseignements.

A maintes reprises, Huxley nous rappelle la fameuse expérience des chiens de Pavlov dont les réactions « ont expliqué bien des caractéristiques jusqu’alors inexplicables des humains ». Il tient qu’en matière d’anthropologie aussi les phénomènes simples aident à comprendre les phénomènes plus complexes. Alors cette conclusion s’impose à lui que « l’Amérique centrale, qui est tout bonnement une Europe en miniature et avec le couvercle soulevé, est le laboratoire idéal pour étudier la manière dont se conduisent les grandes Puissances ».

Or, l’ennemi que notre observateur rencontre partout, c’est le nationalisme : les règlements grotesques auxquels se heurte le voyageur sont dictés par le nationalisme, tout comme les conflits sanglants que lui rapportent les historiens. Si l’auteur de Croisière d’Hiver dénonce obstinément les méfaits du nationalisme, ce n’est pas en philosophe qui prétend démontrer une thèse; son rôle est celui de l’analyste qui s’exerce sur des données concrètes.

Voilà pourquoi « le Guatémala de 1840 lui paraît avoir étonnamment ressemblé à l’Allemagne de 1933 ». Comme le moraliste français Alain, Huxley est convaincu que les guerres (guerres nationales ou guerres civiles) naissent très rarement des intérêts qui s’accommoderaient d’une transaction; presque toutes les guerres sont causées par les passions qui, elles, « ne transigent jamais ». S’ils pouvaient garder leur sang-froid, les capitalistes eux-mêmes trouveraient à la paix plus d’avantages qu’à la guerre, mais l’expérience a prouvé que « les exploiteurs sont, tout autant que les exploités, esclaves des passions que réveille le nationalisme ». Huxley n’hésitera donc point à prononcer cette condamnation finale : « Le nationalisme est la philosophie qui justifie la haine non nécessaire et artificielle ».

Il ne suffit pas, en effet, de dire que les hommes sont mûs par leurs passions; il faut répéter que ces passions peuvent être artificiellement entretenues par une idéologie barbare. Quel sera le plus redoutable adversaire de l’idéologie nationaliste? Évidemment, ce sera l’intelligence. Car seule la pensée consciente peut dissiper les prestiges des idoles nationalistes ou racistes, et montrer que leur culte transforme le besoin naturel d’émotions en une haine artificielle. La critique du nationalisme chez Huxley s’accompagne donc très logiquement d’un hommage à l’intelligence.

L’exemple le plus significatif de cette double attitude est la position que prend Huxley en face de l’Allemagne hitlérienne : « Le mouvement nazi, écrit-il, est une rébellion contre la civilisation occidentale. Afin de consolider cette rébellion, ses chefs font de leur mieux pour transformer la société allemande moderne à l’image d’une tribu primitive ». On ne s’étonnera pas qu’Aldous Huxley, lorsqu’il recherche quels sont les responsables d’une telle mentalité, mette en accusation les deux penseurs français qui fournirent aux nazis les deux principes de leur philosophie : « Gobineau porte la responsabilité de cette doctrine de la supériorité de la race, utilisée par les nazis comme un aphrodisiaque pour éveiller la haine contre les compatriotes mêmes de Gobineau. Et c’est Bergson qui mena la désastreuse attaque des intellectuels contre l’intellect et prépara ainsi le chemin à la paranoïa systématisée de Hitler ».

D’aucuns objecteront qu’il est injuste de reprocher à des maîtres les conséquences que des disciples enivrés ont tirées de leurs doctrines. Huxley, pourtant, n’a pas tort de marquer si vigoureusement que toute trahison envers l’intelligence renferme une semence de haine qui doit produire, tôt ou tard, des fruits empoisonnés.

Aldous Huxley en 1954.

La plus séduisante des tentations pour cet intellectualiste fut probablement l’envie de répondre aux généreux appels de Lawrence, champion d’un lyrique naturisme. Huxley a cependant résisté parce qu’il a senti, sur le plan de l’art comme sur celui de la vie, la faiblesse de l’évangile lawrencien. Relisant, au Mexique, le Serpent à plumes, la splendeur de cette épopée ne l’empêche pas d’y relever un « échec artistique » dans lequel il voit « la preuve d’un certain manque de conviction intérieur ». Avec son génie de visionnaire, Lawrence, en effet, a triché : ce qu’il nous conviait à jeter par-dessus bord, il le gardait malgré lui dans sa pensée; même ses personnages fictifs n’atteignent point à ce dépouillement qu’il prêchait. Aldous Huxley demeure trop lucide pour vouloir jouer sur les deux tableaux : « Quand l’homme est devenu un être intellectuel et spirituel, il a payé ses privilèges nouveaux d’un trésor d’intuition, de spontanéité émotive, de sensualité encore innocente de toute vanité consciente de soi». Croire que nous puissions renoncer à ces privilèges nouveaux pour obtenir la restitution de l’ancien trésor, ce serait nourrir un espoir chimérique. « Il faut nous contenter de payer, et de continuer indéfiniment à payer, le prix irréductible des marchandises que nous avons choisies » : la dernière phrase de Croisière d’Hiver rappelle cette modeste vérité.

Modeste et néanmoins essentielle, car elle autorise la foi en un progrès humain. Du moment que leur « marchandise choisie » n’est pas l’instinct aveugle, mais l’intelligence consciente, les êtres vraiment civilisés sauront clairement discerner ce qu’il leur est possible d’emprunter à leurs voisins primitifs, à ceux dont Rousseau et Lawrence nous ont chanté les vertus. Car au jugement d’Huxley, tout n’était point faux dans ces idéalisations passionnées du « bon Sauvage ». La civilisation industrielle menace de nous changer tous en spécialistes. Au contraire, le primitif est contraint « d’être global, d’être un homme complet »

Méditant sur ces deux images contrastées, Aldous Huxley en tire une leçon qu’il proclame d’importance vitale et qu’il formule en ces termes : « Le problème consiste à créer par évolution une société qui conservera la totalité ou la plupart des avantages matériels et intellectuels résultant de la spécialisation, tout en permettant à ses membres de mener avec plénitude une existence d’êtres humains généralisés ». Depuis le temps où Thomas More inventait l’île d’Utopie, bien des écrivains anglais nous ont proposé leur idéal de société harmonieuse; pour s’adresser à la raison autant qu’à l’imagination, la vision qu’évoque Aldous Huxley n’est pas la moins émouvante de ces anticipations. Ayant défini avec cette sobre précision les conditions sociales qui permettront à chaque individu de posséder et d’accroître son héritage humain, Huxley n’a pas besoin de recourir aux douteux prestiges de l’art oratoire pour prouver que la justice, à laquelle tant de cœurs aspirent, est aussi, est d’abord une des exigences de l’esprit.

René Lalou

Commune n°23