Portrait de l’écrivain Octave Mirbeau, intellectuel critique, pourfendeur invétéré des injustices et mécène des arts.
Ce juste était passionnément injuste. Il l’était sans mesure, généreusement. Etait-ce bien la justice qu’il entendait servir ? Trop spontané pour accepter la contrainte d’un dogme préétabli, il ne pouvait répondre qu’à l’appel de son cœur, et non à celui d’un mythe. Quelle méfiance il avait des idées générales auxquelles il reprochait d’être « trop générales » !
On a cent fois souligné les contradictions de ce velléitaire. Belle trouvaille! Ces contradictions, il n’avait guère le souci de les dissimuler, encore moins de s’en excuser. Cynique? Nullement. Il s’acceptait, très naturellement et avec la plus authentique naïveté. Naïf bien plus que cynique. Il se disait sceptique, sans illusions, revenu de tout. Mais ses colères, ses haines même, n’étaient que la conséquence d’une illusion, perpétuellement renouvelée par une indestructible candeur. Il affichait volontiers une certaine misanthropie, voire un certain dégoût
des hommes, mais quand il croisait un homme, il était tout disposé à lui prêter toutes les vertus et une sorte de grandeur miraculeuse. Ses amis, son jardinier, le quémandeur dont il avait, le jour même, reçu la visite, son épicier ou le peintre qu’il venait de dénicher étaient des êtres d’exception et, par quelque côté, extra-ordinaires. S’illusionnait-il? Peut-être au contraire savait-il découvrir la particularité de chacun, le trésor caché au fond de tout homme. Un beau jour, il trouvait une paille dans l’acier et affirmait alors que l’acier n’était que pâte de guimauve.
Sa déception n’était pas raisonnable? Bien sûr! Elle était touchante. Il la niait, assurait qu’il professait pour l’humanité un mépris le mettant à l’abri de tout désenchantement. Il n’est, après tout, pas impossible qu’il ait méprisé l’humanité — ce qui, à vrai dire (et il le savait bien), n’a sans doute pas grand sens et n’engage à rien — mais il était bien trop sensible pour juger indigne de sa sympathie ou de sa pitié l’homme que le hasard mettait à ses côtés. Il le découvrait, et avec quel enthousiasme il s’émerveillait de sa découverte !
Naïf. Dupe. Dupe de lui-même, de sa candeur plus encore que de la trahison du faux ami, dont il ne savait pas que « ce qu’il aimait en lui, c’était sa propre ivresse». On a peint un Mirbeau toujours furieux : il avait, comme dit l’autre, la fureur d’aimer.
Naïveté, candeur, c’est ce dont était faite son indignation. Elle était celle d’un homme qui ne se peut résigner à rester coi devant la turpitude, qui ne peut consentir à la bassesse dont il ne cessa, bien qu’il n’ait jamais voulu l’avouer, de s’étonner.

Rappelez-vous dans les Affaires, avec quelle fierté Isidore Léchât se vante d’avoir supprimé tous les oiseaux de son parc. On lui en montre un : « Ali! le salaud! », s’écrie Léchât. Mirbeau fut fort surpris que la réplique ne portât guère. Personne n’avait compris que, pour l’auteur, traiter un oiseau de salaud, c’était l’indice d’une ignominie incroyable. En mettant une telle apostrophe dans la bouche d’un goujat, Mirbeau avait cru faire œuvre de caricaturiste, aller ou delà de toute vraisemblance, mais un Léchât sera toujours bien moins monstrueux aux yeux des habitués des répétitions générales qu’il ne l’était aux yeux de Mirbeau. Le public ne comprit pas que Mirbeau avait voulu — en faisant commettre à son héros une sorte de sacrilège —une fois de plus le braver.
La bravade. Ce fut une des formes de son impétuosité. Concourt note dans son Journal le souvenir qu’avait gardé quelque noble dame du « petit affronteur » qu’elle avait connu enfant : La conduite du petit Mirbeau, le fils de l’humble et obscur médecin de campagne, ne devait pas être, pour les nobliaux de Remalard, plus incompréhensible que ne le furent plus tard pour le Tout-Paris les sautes d’humeur, les cris de révolte, les gestes désordonnés et rageurs du rouspéteur, du grognon, du mauvais coucheur, de l’éternel protestataire qui répandait la ter
reur, une comique et paradoxale terreur.
On imagine aisément les remontrances adressées au pelit affronteur par les gens sensés : « Es-tu devenu fou? Qu’est-ce qui te prend? Ils ne t’ont rien fait, ces d’Andlau. Pourquoi essayes-tu de les embêter en t’exposant à te faire écraser par eux ? Tu seras bien avancé quand leur calèche t’aura passé sur le corps!… On ne sait jamais ce que tu veux… Tu n’es jamais content… »
Et Mirbeau continua à n’ètre jamais content, à se jeter inutilement sous les pieds des chevaux pour, au risque de recevoir un bon coup de sabot ou un coup de fouet (comme celui que se vantait de lui avoir donné la belle amie de Goncourt) embêter les honnêtes personnes qui se prélassent en voiture sans penser a mal, sans penser à rien. «Petit affronteur», ont répété tous les d’Andlau. Ils ont ignoré la tendresse, la généreuse et militante bonté de ce timide qui, à l’inverse de certains exhibitionnistes de la vertu qu’il avait en horreur, cachait pudiquement
sa sensibilité sous les éclats de sa colère. Ardent, vomissant les tièdes, aimant la fièvre et le combat, maniant les balances de la justice à la façon d’une fronde, il était soudain sans force, dompté, désarmé devant un visage ami. C’est ce qu’il a magnifiquement dit lui-même dans une Page dont le caractère de confession et de sincérité fait un des plus authentiques documents qui aient été écrits sur la vérité de l’homme.
J’en veux citer quelques passages :
II y a des hommes ainsi faits, que je n’ai pas la force de leur résister, que l’idcc même ne m’en viendrait pas… Qu’on rie, si l’on veut, de mon esclavage; c’est pour moi le seul aspect du bonheur. Mais c’est trop peu dire que je ne résiste pas à ceux gui me plaisent; je ne sais, non plus, leur parler, ni parler devant eux… Qu’un homme, au contraire, m’impatiente on qu’une femme prétentieuse et littéraire commence de disposer ses phrases, je me sens pris aussitôt d’une envie furieuse de les contredire, et même de les injurier. Ils peuvent soutenir les opinions qui me sont les plus chères, je m’aperçois aussitôt que ce ne sont plus les miennes, et mes convictions les plus ardentes, dans leur bouche, je les déteste. Je ne me contredis pas : je les contredis. Je ne leur mens pas : je m’évertue à les faire mentir… Si je pouvais avoir de la haine, vraiment de la haine, je crois bien que j’aurais — pauvre de moi! — du génie.
Au lieu qu’un sourire qui me réduit ne m’inspire pas un mot et mes yeux — que des yeux ennemis font étinceler — se baissent devant un regard dont ils aiment les lucidités et la douceur.
Alors, je demeure silencieux… je me sens stupide. C’est ma façon de m’abandonner… Combien d’attentes j’ai dû décevoir!
Combien, souvent, j’ai dû paraître sot! Ce sont, pourtant, sans aucun doute, les moments où j’ai le mieux compris ce que je pouvais comprendre, et mon silence n’était que l’hébétude de l’intelligence satisfaite. Mes chers amis…, mes charmantes amies… tous mes bien aimés, vous tous qui vous êtes, hélas ! détachés de moi, vous surtout dont je me suis détaché, de combien de reniements, de combien de lâchetés vous êtes responsables… et, je puis bien vous le dire, de combien de larmes! Car, pauvres imbéciles que vous êtes, vous avez toujours ignoré la belle source de tendresse qu’il y avait en moi.
Cette confidence n’est-elle pas émouvante ? Chaque mot de cet aveu a une force telle que tous les traits que je pourrais ajouter à ce hâtif crayon ne seraient plus qu’inutiles surcharges.
J’ai cependant sous les yeux un autre document (celui-ci encore inconnu) qui me paraît bien révélateur à la fois de la gentillesse de Mirbeau et de la torture — toujours tenue secrète— que fit endurer à ce grand cœur généreux certains travers de la compagne que Mirbeau ne cessa pas de tendrement aimer. Je ne publie aujourd’hui cette lettre qu’avec la certitude que sa divulgation ne peut plus peiner personne. Elle fut adressée par Mirbeau en 1891 au brave, à l’admirable père Tanguy, le marchand de couleurs qui mourut dans la misère pour avoir, toute sa vie durant, servi avec courage, avec le plus parfait dés intéressement la cause d’autres pauvres, les grands maîtres alors inconnus et stupidement raillés — de l’impressionisme, ceux que leur humble, enthousiaste et si peu exigeant fournisseur appelait respectueusement « ces messieurs ».
Voici les lettres :
Mon cher monsieur Tanguy. — Je vous prie d’aller, avec la lettre ci-jointe, chez M. Georges Charpentier, éditeur, 11, rue de Grenelle. Vous toucherez là six cents francs. Dès que vous aurez reçu l’argent, vous m’enverrez, avec des cadres blancs bien soignés, les Iris et les Soleils. Vous paierez le port, et ce qui restera des cent francs supplémentaires, je vous prie de les garder pour vous. C’est une commission qui vous est bien due, et que je suis heureux de vous offrir. Je vous recommande les cadres blancs; qu’ils soient jolis !
Maintenant, le jour où vous remettrez le colis au chemin de fer, je vous prie de m’écrire la lettre suivante. C’est très important pour moi. Et ceci est tout à fait entre nous…
Octave Mirbeau.
Mon cher monsieur Mirbeau,
Vous recevrez aujourd’hui, deux toiles de Vincent que vous avez admirées chez moi. On me charge de vous les envoyer, en remerciement des articles que vous avez faits, en faveur du peintre de talent, incompris et malheureux. Recevez, mon cher monsieur Mirbeau, l’assurance de mes sentiments très affectionnés.
Tanguy.
Voici l’adresse : Monsieur Octave Mirbeau,
Pont-de-l’Arche (Eure).
Il est bien entendu que vous ne m’écrivez que cette lettre. A mon prochain voyage, j’irai vous voir et nous causerons. Je vous serre bien cordialement la main.
Octave Mirbeau.
Qu’est-ce qui obligeait donc Mirbeau a réclamer la complicité du bon Tanguy pour ourdir le petit complot dévoile par la lettre que j’ai entre les mains? La maladive, l’invraisemblable avarice de madame Mirbeau à qui jamais il n’eut osé avouer qu’il n’avait pu résister à la tentation d’échanger quelques billets de cent francs contre deux des plus admirables tableaux de ce Vincent Van Gogh dont l’âpre et tumultueux génie l’avait transporté d’enthousiasme. Sans doute madame Mirbeau (si compréhensive cependant, et si dévouée) eut-elle crié à la folie, tout au moins eut-elle exigé un marchandage auquel se fut assurément refusé son mari qui, tout au contraire, s’offrit en cachette le plaisir supplémentaire de payer les toiles un prix légèrement supérieur à la demande du bon vendeur.

Ceci laisse entrevoir le calvaire que gravit, de longues années durant, l’auteur du Calvaire et que le supplice fut pour lui le continuel spectacle, chez l’être qui lui était le plus cher, du vice qui lui était le plus odieux. Pauvre bougre de grand artiste douloureux, tendre et rageur !…
Francis Jourdain
Commune n°43