Commençons par l’émerveillement : rares sont les occasions d’avoir sous les yeux à la fois des fresques de Pompéi, des Chardin comme des Buraglio, d’admirables panneaux de marqueterie de Vérone renaissante comme des ready-mades, Matisse et Rembrandt, Oudry et Chardin, Delacroix et Ribera, Manet, Cézanne et Van Gogh, Bonnard et Giacometti, Arman et Van Hoostratten, Courbet et Richter, Séraphine de Senlis et les frères Chapman, Arcimboldo et Clara Peeters, Géricault et Abraham Van Beyeren, Morandi comme Nolde… La profusion fait partie des enjeux d’une exposition qui interroge notre rapport aux choses, à leur abondance, parfois à leur saturation, si bien que la première réussite, presque exceptionnelle, du rassemblement dirigé par Laurence Bertrand-Dorléac tient à la diversité et à la beauté des œuvres réunies. L’autrice de Pour en finir avec la nature morte, publié aux éditions Gallimard en 2020, a su la repenser à neuf, en bousculant les hiérarchies esthétiques qui cantonnaient la peinture des choses aux genres mineurs, et en considérant dans ses nombreuses variations (et jusque dans leur plus urgente actualité) notre relation aux objets, aux cadavres, à la nature comme à la mort.
Des vanités aux entassements, de l’objet sacré à l’écœurement dans l’orgie consumériste où toute chose devient marchandise, de l’éblouissement devant les merveilles de la nature (forme des coquillages, délicatesse des fleurs, velouté des tissus et des fourrures…) à l’actuelle révolte devant la condition animale, l’exposition assume ainsi de tresser, sur un fil diachronique, une ramification de thèmes montrant la diversité d’un art qui ouvre, plus que vers une histoire de la nature morte – comme le propose un sous-titre presque trop modeste – vers celle de l’humanité dans ses questions les plus profondes. Comme l’écrit Laurence des Cars, présidente-directrice du Musée qui accueille ce trésor jusqu’au 23 janvier prochain, dans sa préface à un remarquable catalogue, « Si ce genre suscite autant de fascination, c’est certainement parce qu’il ne se réduit pas à une méditation parfois morbide sur la ‘disparition’, pour revenir à Georges Perec, mais qu’il est au contraire souvent une ode fondamentale à la vie. Une fois n’est pas coutume, c’est sans doute l’anglais still life qui définit mieux que l’expression française nature morte cet art si profond qu’il nous renvoie à la nature des choses et donc des êtres »

Le parcours s’ouvre avec une interrogation devant les premières représentations de la prose du monde, d’objets quotidiens alors sertis dans le sacré antique. Qu’on garde mémoire dans la pierre d’offrandes aux dieux, qu’on chante la fertilité, les saveurs et les plaisirs ou qu’on médite sur leur brièveté, les choses imitées, sculptées ou peintes, sont en même temps concrètes et symboliques : le sacré est alors dans la chose, au plus près de la présence, dans la lumière limpide du paganisme. C’est ce qui fait sans doute la grâce, entre bien d’autres beautés, d’un flacon en forme de grenade retrouvé dans une tombe chypriote, en verre polychrome fondu. Sphère sensuelle, courbe pleine et intacte, promesse de graines invisibles sous la fragile croûte où palpitent encore dans un verre opaque des teintes vertes, ocres et blanches désormais à demi-effacées : la mort s’accompagnait de cet hommage rendu à la vie, la célébrant avec une même évidence que dans les fresques d’Herculanum chantant le régal d’un verre de vin presque orange ou de fruits rassemblés. Retrouvée à Pompéi, une mosaïque singulièrement moderne ( un puzzle noir et blanc qu’on croirait emprunté à une récente BD) encadre de trois traits noirs un grêle squelette portant à bout de bras des cruches inclinées, dont les orbites vides qui fixent le spectateur, l’agressive simplicité des trait dessinant les côtes, les dents, les os saillants des hanches concourent à la simplicité de l’ avertissement : si tout coule, comme le vin des cruches, hâtons-nous cependant d’en jouir… La cohérence chronologique est alors évidente, quand l’exposition aborde ce qui est généralement analysé comme une éclipse de presque un millénaire, entre la chute de l’empire romain et les renaissances successives, éblouies devant la nouvelle accumulation de richesses favorisées par un nouveau régime marchand et ce qui fut vécu en occident comme un élargissement du monde. L’exposition prouve que le christianisme élabore, durant ce millénaire, moins qu’une occultation des choses, un basculement de leur fonction : elles demeurent représentées, à la condition qu’elles servent de symboles à la geste des personnages sacrés. Exemplaire est de ce point de vue un étrange livret de dévotion présentant sur ces deux feuillets ouverts une sorte de caisse à outils, l’ivoire polychrome dessinant un marteau, une pince, trois longs clous, qui n’ont de sens évidemment qu’en référence au martyre du Christ ainsi résumé. De même, si les Annonciations se déroulent dans des chambres réalistes et contemporaines des artistes, si les Vierges sont escortées d’outils domestiques (nécessaires à couture, bobines de laine…), c’est pour ancrer le céleste dans la vie quotidienne des spectateurs, les rappeler à leurs devoirs, comme pour insister sur l’humilité du personnage. En s’affranchissant des frontières habituelles, Laurence Bertrand Dorléac ouvre aussi la réflexion au-delà de l’Occident : tandis que le christianisme minore ainsi la présence des choses qui n’ont droit de cité qu’en tant que signes d’un au-delà, d’autres arts et d’autres rapports au monde peuvent entrer en résonance ou en conflit avec une telle distribution du sacré. Un recueil de prières composé par le soufi marocain al-Jazuli fait figurer en pleine page la semelle d’une sandale de Mahomet, relique similaire à celle d’autres monothéismes ; mais des estampes orientales unissant parfois des fleurs, des fruits et des légumes dans le même temps proposaient sur notre terre une permanence des choses peintes dans la plénitude de leur seule présence, pour une tout autre forme de méditation…
Le renversement de perspectives est encore plus net dans les salles suivantes, quand l’exposition prouve, œuvres à l’appui, combien le profane retrouve à la Renaissance et dans la naissance du capitalisme une priorité, dans ce qui constitua un véritable renversement des plans. Chez Joachim Beuckelaer, peintre anversois du XVIème siècle, le marché aux poissons ou la scène de cuisine occupent presque toute la toile, dans un étagement de plans qui met en avant l’abondance des chairs et des écailles, ou toutes les viandes, fruits et légumes à cuisiner ; puis en grande taille les êtres humains derrière eux, marchands ou cuisinière ; enfin, tout au fond, dans des formats réduits par la perspective, entre deux colonnes ou sous des arcades, une scène religieuse, apparition du Christ au lac de Tibériade ou Jésus dans la maison de Marthe, aux dimensions de vignettes réclamant une attention soutenue pour les décrypter… L’arrière-scène est-elle alors la clé cachée de l’œuvre, invitant à saisir l’horizon religieux de toute activité humaine, la spiritualité de toute incarnation, ou forme-t-elle un alibi, pour légitimer une attention au profane qui doit encore s’excuser, par de pieuses vignettes reléguées en fond de toile, de se consacrer aux choux, aux volailles ou aux poissons éventrés ? Un autre grand mérite de l’exposition est d’inviter à penser, sans prétendre arbitrer entre des intentions sans doute enchevêtrées jusque dans l’esprit du peintre.

Une même ambivalence jouera dans les rapprochements permis par l’exposition entre des périodes dès lors mieux connues : scènes d’intérieur de la peinture flamande, rêveries sur la profusion des richesses ou exploration admirative de la diversité de la nature, entre vanités pascaliennes, banquets rabelaisiens, herbiers des Lumières ou découverte, à la Chardin, d’une poésie de l’intime, les choses repeuplent les Arts comme elles accompagnent nos vies, ouvrant toute la palette de sentiments et de questions qui peuvent jouer dans notre relation aux choses qui nous accompagnent dans le monde . L’élan heureux devant les marchandises des peintres flamands dialogue dès lors avec l’horreur capitaliste, les beaux rutilements dorés des tableaux anciens devenant le terrible « Europortrait » de 2002 d’Esther Ferrer vomissant en gros plan une avalanche de piécettes, comme le chant du monde rassemblé sur une table peut laisser place aux accumulations de déchets ou à l’inquiétude des ready-mades, installations et performances dénonçant l’ensevelissement de la nature sous les objets manufacturés ou la réification du vivant exploité comme une chose. Sur ce point, l’appel à la vidéo, d’une présence mesurée et pertinente (rien ici de l’utilisation forcée, démagogique, pour « faire moderne », mais un appel raisonné et toujours juste à cet art nouveau parmi les autres), offre notamment un véritable bouquet final avec un extrait vertigineux du film Zabriskie point d’Antonioni. De la dynamite pulvérise les fétiches consuméristes : le réfrigérateur et son contenu, la télévision, une bibliothèque propulsent en miettes dans un ciel d’un bleu intense ce qui paraît presque un raccourci de l’exposition elle-même, tant on reconnaît là une volaille, ici des objets quotidiens, ailleurs des livres, flottant avec une forme de grâce, qui éloigne la protestation politique de l’obligation de laideur qui caractérise trop souvent l’art militant. Comme le note Aït Kaci dans son commentaire du catalogue, « Sœurs des nuages de la Renaissance italienne, les choses se font nuées parmi le bleu du ciel saturé des guitares de Gilmour (Pink Floyd) […] Réduites à un état élémentaire de la matière (volute, neige, poussière, vapeur), des constellations inédites se forment en se déformant ».
La puissance poétique des choses traverse ainsi toutes les salles, quelle que soit leur unité thématique et l’ambivalence du rapport au monde que l’emploi des choses révèle et emblématise. Poésie de l’infime, contemplation ou répulsion, cabinet de curiosités, still life ou nature tuée, apaisement devant le plus simple ou combat contre la matière ou contre le temps, toutes les questions de l’humanité devant le désir, le corps, l’éthique, la mort sont ainsi exposées. S’agit-il toujours de choses, quand l’exposition présente un citron de Manet comme un porte-bouteilles, des tableaux de chasse comme des crânes, des objets comme des végétaux, des instruments de cuisine ou de musique, des fleurs comme des pots à lait ou des restes humains ? Le même mot peut-il recouvrir sans confusion des objets et des êtres, le végétal comme l’animal, des pièces d’or comme des asperges ou des volailles suspendues ? L’incertitude sémantique est au cœur même de la notion, comme le rappelle judicieusement Alain Rey chargé de définir le terme dans l’abécédaire, qui en accepte l’indécision. De rigoureux esprits pourront condamner le caractère élastique de la notion qui sert de dénominateur commun à une exposition qui a choisi la plus grande ouverture, devenant ainsi, à sa manière, à son tour un cabinet de curiosités rassemblant ce qu’on pourrait appeler des « riens » (en respect du mot latin pour dire chose) et des restes, des presque « riens » et des rebuts, ce qui demeure et ce qui passe. L’intime, l’infime, qui vibrent dans les toiles de Chardin comme dans celles de Louise Moillon, et de nombreuses femmes auxquelles fut dévolu l’art jugé mineur, s’élargit (mais n’est-ce pas plutôt une considérable réduction ?) aux dimensions de l’économie politique, mais la permanence souterraine du genre de la Vanité peut renvoyer dans tous les cas à une même question fondamentale : nous sentons-nous solidaires ou séparés de ce qui nous entoure ? Comment vivre le désir sans sombrer dans l’avidité ? Sommes-nous finalement quelque chose, dans le presque rien de temps qui nous est imparti ?

Chacun trouvera ainsi dans la réunion de nombreux chefs d’œuvre de quoi alimenter son admiration et ses rêveries. Pas de plus belle leçon de peinture par exemple que la confrontation de Fruits et riche vaisselle sur une table, du hollandais Jan Davidsz de Heem, et de sa réinterprétation par Matisse (dont on constate d’ailleurs que chacune des toiles explose et attire le regard, quel que soit l’entourage) dans une Nature morte de 1915 qui la recompose, la géométrise et l’éclaire de toutes ses couleurs. Admirable réinterprétation des vanités sous format vidéo que Still life, de l’anglais Sam Taylor-Johnson, qui a en 2001 monté sur trois minutes le processus de décomposition d’une superbe corbeille de fruits, que l’on accompagne ainsi en un memento mori aussi hypnotique que peut l’être l’extrait de Stalker, de Tarkovski, où la toute-puissance de l’esprit se manifeste dans la capacité d’une enfant boudeuse ou rêveuse par télépathie faisant glisser sur une table un verre jusqu’à sa chute… Enfin (mais libre à chacun d’aller puiser ses préférences dans le coffre à merveilles ainsi proposé), parmi les travaux préparatoires au Radeau de la Méduse pour lesquels le peintre allait puiser à la morgue, une Étude de bras et de jambes coupés, de Géricault, saisit par la disposition, le bras coupé à l’épaule enveloppant amoureusement le pied tranché : l’horreur de la mutilation déploie alors, avec une infinie douceur, l’effrayant miracle des corps et des matières, qui constitue peut-être la question centrale que nous posent les «choses ». A revoir la pipe et les vases à boire de Chardin, appelé aussi La Tabagie, et le crémeux tremblement de ses porcelaines, on peut penser en effet que matière travaillée, inanimée, produits ou êtres, tout est corps. « Par réalité et par perfection, j’entends la même chose », disait l’Éthique de Spinoza. D’euphories en dégoûts, de révoltes en éblouissements, on rêve alors au sortir du musée qu’un rapport heureux aux choses nous rende un jour dignes de cette pleine vie.
Olivier Barbarant