Georg Lukács, théoricien de l’esthétique

Pour Commune, François Albera, historien de l’art et du cinéma, professeur d’histoire et esthétique du cinéma à l’université de Lausanne, revient sur la réception française de l’œuvre du philosophe hongrois Georg Lukács et propose une lecture synoptique des deux tomes de L’Esthétique, récemment publiés en français par les Éditions Critiques.

Après Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, l’Ontologie de l’être social : le travail. La reproduction et l’Ontologie de l’être social : l’idéologie. L’aliénation (Paris, Delga, 2009-2012), L’Esthétique de Georg Lukács paraît en français soixante ans après sa sortie en Hongrie et au moment où une « actualité » ou plutôt une « actualisation » de ce philosophe et militant semble se faire jour en France, portée par des jeunes chercheurs qui rompent une « tradition », née après la Deuxième Guerre mondiale, de mise à l’écart ambivalente. En effet Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Kostas Axelos, notamment, se sont référés, inégalement, à Lukács, mais pour le récuser ; Lucien Goldmann s’est, en revanche revendiqué de lui, mais en lui donnant une interprétation restreinte dans sa « sociologie » de la littérature (Pascal, Racine, Malraux, le nouveau roman) avant que Nicolas Tertulian ne l’envisage dans sa complétude – ainsi, dans une moindre mesure, que Rainer Rochlitz. Tertulian, qui avait consacré un livre à Georg Lukács. Étapes de sa pensée esthétique en 1980 (Paris, Le Sycomore), décéda en 2019 deux mois avant que ne s’ouvre un colloque sur « Les réalismes de Georg Lukács » à l’Université Paris-Nanterre (14-15 novembre), organisé par des doctorants et post-doctorants, ouvrant à une réévaluation et reprenant le flambeau des mains du philosophe roumain. Auteur d’une thèse sur Benedetto Croce et Lukács en Roumanie, traducteur de ce dernier puis d’Adorno et de Marcuse dans son pays, Tertulian (né Nathan Veinstein, rescapé des massacres de Juifs perpétrés par les séides roumains et allemands en 1941 à Iasi) fut un des disciples de Lukács les plus constants. Il rencontra le philosophe hongrois à plusieurs reprises avant de devoir s’exiler en 1980 devant les tracasseries et mises à l’écart dont il était victime. D’abord accueilli en RFA puis en Italie, il s’installa en France où il tint à l’EHESS un séminaire sur « L’Histoire de la pensée allemande (XIXe-XXe siècles) ».

La lecture – maintenant largement généralisée voire « banalisée » – de Walter Benjamin a pu conduire certains à s’interroger sur quelques titres de Lukács que l’essayiste jugeait importants et convergents avec ses propres pensées (voir sa correspondance avec Gershom Scholem). De même Ernst Bloch qui dialogua durablement avec lui. Dans les années 1970 les collaborateurs de la New German Review s’en étaient déjà avisés (Bernd Witte, « Benjamin and Lukács : Historical Notes on Their Political and Aesthetic Theories », n°5, printemps 1975) et, un peu plus tard en France, Rochlitz (« De la philosophie comme critique littéraire : Walter Benjamin et le jeune Lukács », Revue d’esthétique, hors-série « Walter Benjamin », 1980, rééd. 1990). Encore faut-il distinguer le Lukács pré-marxiste du marxiste et dans celui-ci deux époques, sinon trois.

On lisait déjà il y a une quarantaine d’années que la connaissance de Lukács en France était « faite de bric et de broc » (Claude Prévost, « Présentation », Europe, n°600, avril 1979, p.4.) et que c’était dans les pays anglo-saxons, en Italie et en Allemagne de l’Ouest que son influence ne cessait de s’étendre – après la Hongrie et la RDA (où il fut cependant occulté de 1956 à 1967 pour sa participation au gouvernement issu du soulèvement de 1956), ou la Roumanie de la fin des années 1960. Pourquoi « de bric et de broc » ? Il est certain qu’au sein des marxismes français, Lukács n’a guère trouvé d’allié ou d’interlocuteur avant Goldmann (qui l’avait connu à Vienne en 1931) puis Tertulian.

Lukács et Heidegger

Il y a à cela plusieurs raisons dont deux peuvent paraître déterminantes. Il y eut, d’une part, son hostilité à Martin Heidegger – qu’il appelle « le représentant le plus important de l’existentialisme pré-fasciste » (« Heidegger redivivus », Europe, n°39, mars 1949. Il revient sur Heidegger dans son livre Die Zerstörung der Vernunft [la Destruction de la raison, 2 vol., L’Arche, 1958 et 3 vol., Delga, 2006 [Berlin, 1953]). La relation de Heidegger au marxisme dans Sein und Zeit (Être et temps, 1927), via Geschichte und Klassenbewusstsein (Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960 [1923]) de Lukács, a été soutenue par Goldmann, amplifiée par Joseph Gabel (Lukács serait « le vrai maître de Heidegger »), reconnue par Étienne Balibar et relativisée par Tertulian, en dépit de l’argumentation philologique documentée qu’en avait donnée Rochlitz (« Lukács et Heidegger. Suite d’un débat », L’Homme et la société, n°43-44, 1977). Mais beaucoup s’accordent avec Lukács sur le fait que les analyses consacrées à l’existence aliénée chez Heidegger sont écrites « contre la conception marxiste du fétichisme » et opèrent une « sublimation ontologique des données historico-sociales » en faisant de l’aliénation une fatalité intrinsèque à la condition humaine. Enfin il est avéré que la « discussion avec Marx n’a cessé de jouer un rôle extraordinairement important dans l’évolution de l’existentialisme français ». Jean Beaufret en traita très tôt (« Vers une critique marxiste de l’existentialisme », la Revue socialiste, n°2, juin 1946), lui qui sera le destinataire de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger (1946-7, publiée en partie dans Fontaine n°63, 1949) où, réfutant Sartre au passage, l’auteur reconnaissait la dimension essentielle de l’histoire repérée par Marx avec son concept d’aliénation (« c’est pourquoi la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toutes les autres manières de faire œuvre d’historien »). Au même moment faisait rage une polémique assez sommaire entre Lukács et Sartre par journaux interposés (Combat du 13 janvier 1949 : « De passage à Paris, le philosophe marxiste Georges Lukács : “L’existentialisme fait une apologie indirecte du capitalisme” », p. 4 ; du 20 janvier 1949 ­: « Jean-Paul Sartre reproche à Georges Lukács  de n’être pas marxiste », pp. 1 et 4 ; du 3 février 1949 : « Georges Lukács : “Jean-Paul Sartre pêche contre la probité intellectuelle” »,  « Jean-Paul Sartre : “Pour Lukács  la terre ne tourne plus” », pp.1 et 4 ; L’Humanité du 3 février 1949 : « Georges Lukacs dénonce le rôle de la “troisième voie” en philosophie », p. 3). Lukács s’était attaqué sans ménagement à l’Être et le néant (Gallimard, 1943) et à l’Existentialisme est un humanisme (Nagel, 1946), dans Existentialisme ou marxisme ? (Nagel, 1948), et Sartre sembla en être resté à ce seul texte si l’on en juge par les critiques qu’il lui adresse dans « Questions de méthode » (les Temps Modernes, n°139, septembre 1957 – où il est constamment question de Lukacz [sic] –, repris tel quel dans Critique de la raison dialectique, Tome I, Paris, Gallimard, 1960), bien que sa revue ait soulevé à quelques reprises le « cas » Lukács. Contrairement à Maurice Merleau-Ponty – qui avait débattu avec Lukács aux Rencontres internationales de Genève en septembre 1946 –, Sartre ne semble pas avoir lu Histoire et conscience de classe (quoique sa théorie des médiations et de la totalisation dans sa Critique de la raison dialectique eût pu y trouver des ressources, et que le recours important qu’il fait à la notion de réification atteste, par ailleurs, d’une lecture directe ou indirecte – que Tertulian a pu démontrer).

Merleau-Ponty discuta plus sérieusement de Lukács dans divers écrits (dont Humanisme et terreur, Gallimard, 1947 ; « Le marxisme “occidental” » et « Pravda » dans les Aventures de la dialectique, Gallimard, 1955) quoique se limitant au seul Histoire et conscience de classe que son auteur avait renié après sa découverte, à Moscou, des « manuscrits de 1844 » de Marx consacré à l’aliénation qui remettaient en question l’assimilation qu’il avait faite entre aliénation et objectivation sur des bases hégéliennes. Il opéra alors une conversion matérialiste décisive en considérant « l’aliénation comme un processus particulier, lié à des circonstances socio-historiques précises, et non comme une activité constitutive de l’esprit, à caractère métahistorique » [Tertulian]). Or ses lecteurs français ne voulurent pas accompagner ce changement. En 1957 la revue Arguments – qu’animaient d’anciens communistes promoteurs d’un marxisme rénové, comme Edgar Morin, Jean Duvignaud et Kostas Axelos – publia le livre en feuilleton dès son n°3 (avril-mai 1957). Cet ouvrage mettait en son centre la question de l’aliénation et de la réification (transformation de la force de travail en marchandise chez Marx et élargissement du processus à la vie entière des individus en particulier sous l’empire de la technique – on en retrouve des échos chez Alfred Sohn-Rethel et ceux qui se réclament de lui de nos jours comme Anselm Jappe). Il souleva des objections d’« objectivisme » de la part de Merleau-Ponty notamment, au nom de la place de la subjectivité et de l’individu qui était au centre de la philosophie existentialiste (et à ce titre, Sartre dixit, susceptible de compléter le marxisme). Or Lukács développa dans son Ontologie une « phénoménologie de la subjectivité » dont la finalité est « lémancipation » de celle-ci, écrit Tertulian (« Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács-Heidegger », Actuel Marx, n°39, 2006), qui poursuit en relevant que le regain d’intérêt qui se manifeste dans la littérature philosophique actuelle pour la problématique de l’aliénation et de la réification (Rahel Jaeggi, Christoph Demmerling, Axel Honneth) « offre le spectacle étonnant d’une référence constante et parfois abondante aux analyses développées dans Histoire et conscience de classe qui sont considérées comme classiques, mais en passant sous silence les considérations plus mûres et plus solidement élaborées exposées sur le même sujet dans l’Ontologie de l’être social ».

Lukács et le PCF

L’autre raison est la distance « élastique » qu’eut à son endroit le PCF tant de la part de ses philosophes (Henri Lefebvre, Jean T. Desanti, François Chatelet, Roger Garaudy, Pierre Fougeyrollas, Lucien Sebag – plus tard Lucien Sève et Louis Althusser) que de ses responsables politiques qui ne l’a guère fait bénéficier de traductions dans les revues comme la Pensée, Europe ou la Nouvelle critique sinon de manière discontinue, partielle, tandis qu’aucun de ses ouvrages n’était traduit ni publié par les Éditions sociales avant 1974 (Écrits de Moscou) et 1985 (Choix de textes), le privant de diffusion dans le « monde » intellectuel et politique communiste assez large au lendemain de la Deuxième Guerre jusqu’aux années 1980. Le 24 mai 1946, avant de le rencontrer et de s’affronter à lui à Genève, Merleau-Ponty avait écrit à Lukács pour appeler son attention « sur l’intérêt qui se manifeste ici à l’égard de [ses] travaux. D’abord à l’intérieur du Parti communiste ». Le désir de Pierre Hervé (qui dirigeait l’hebdomadaire Action) de publier un texte de lui, « le fait aussi que les discussions théoriques sont ici, d’ordinaire, d’un niveau assez bas, et plutôt de l’ordre polémique que de l’ordre scientifique », le portait à croire qu’il serait extrêmement utile aux marxistes français de connaître ses travaux et qu’« en les leur rendant accessibles on répondrait, plus même qu’ils ne le savent, à leurs vœux » (lettre reproduite dans Actuel Marx, n°69, 2021). En 1946 Aragon avait bien déclaré, dans une conférence à l’Unesco, qu’on « pouvait [le] considérer comme le meilleur porte-parole de la pensée marxiste » ; L’Humanité annoncer plusieurs de ses conférences dont une, organisée par Action, sur l’esthétique marxiste, réunissait autour ou devant lui Aimé Césaire, Clara Malraux, Jean Duvignaud, Edgar Morin, Jean-Pierre Vernant, Tristan Tzara, Edouard Pignon, Auguste Cornu ; Émile Bottigelli écrire dans la Nouvelle Critique qu’il jetait les bases d’une esthétique marxiste, quand la revue publia des fragments d’un texte de 1938, « L’humanisme dans l’art et la décadence de l’idéologie bourgeoise », (n°3, février 1949) ; Europe publier son « Heidegger redividus » (op. cit.) ; l’année suivante, la NC publiait la condamnation des « erreurs du camarade Lukács » par le PC hongrois et il disparut des références et des publications communistes jusqu’à son bref retour en grâce en 1955 (La NC publie deux textes, l’un sur « Les Manuscrits de 1844 et la formation du marxisme » [n°66, mai], et « Max Weber et la sociologie allemande » [n°67, juillet-août]). Dans les années 1960 on lui préféra Bertolt Brecht dont venaient de paraître des textes inédits où ils s’opposaient durant leurs exils respectifs (critiques portées par André Gisselbrecht et Claude Prévost – par ailleurs tous deux traducteurs de Lukács en français – le considérant comme un « dogmatique anti-stalinien » dont l’esthétique « prescriptive » joua alors un rôle de repoussoir après l’aggiornamento de la revue sur les questions culturelles qui annonçait et sans doute préparait le Comité Central d’Argenteuil de mars 1966).

D’Arguments à L’Homme et la société

Néanmoins la bibliographie lukácsienne fut loin d’être inexistante en France (grâce aux éditions Nagel dans un premier temps puis Minuit, L’Arche, Payot, Maspero, Le Sycomore, et maintenant Delga et les Editions Critiques, sans compter le blog des Amis de Georg Lukács qui publie de nombreuses traductions d’articles). Dans un premier temps c’est la revue Arguments, animée par d’anciens communistes soucieux de dépasser le « stalinisme » (Kostas Axelos, Edgar Morin et Jean Duvignaud), qui s’intéressa à lui en se focalisant sur son livre fameux – qu’il ne voulait pas voir réédité – Histoire et conscience de classe ; mais Axelos, dont le positionnement était heideggérien, tenait à en souligner aussi les limites. C’est ensuite la revue L’Homme et la société, dans les années fin 1960-1970 (créée et animée par Serge Jonas et Jean Pronteau – ce dernier ancien dirigeant communiste), qui diffusa la pensée de Lukács en ouvrant enfin à ses développements les plus récents. L’originalité de cette revue – où Henri Lefebvre puis Michael Löwy furent influents –, était de traduire et publier nombre de philosophes et sociologues étrangers, notamment vivant dans les pays dits de l’Est (Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie) ou en Amérique latine. Elle publia plusieurs études sur Lukács ainsi que des inédits (dont un numéro spécial entièrement dédié en 1977).

Dans les Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty, lors de sa réflexion sur le marxisme qui devait aboutir à le rejeter, avança l’hypothèse que le reniement par son auteur d’Histoire et conscience de classe lui avait fait reporter sur les domaines de l’art et de l’esthétique sa théorie de la connaissance matérialiste. C’était l’apparence que donnait la bibliographie lukácsienne allant de l’Âme et les formes (1911) à la Théorie du roman (1920)et aux Problèmes du réalisme (1965), celle d’une prédominance de travaux concernant la littérature. On sait que c’est là une vision restrictive, mais cela permet de revenir à cette Esthétique de presque 2000 pages qui vient d’être rendue disponible aux lecteurs français.

Lukács, philosophe de la « totalité » et du réalisme, a longtemps contrevenu aux valeurs du modernisme : il récusait la discontinuité narrative, la fragmentation, le montage comme Kafka, James Joyce, Dos Passos ou Robbe-Grillet. Le rejet critique du modernisme et sa fausse-fenêtre postmoderniste, comme la volonté de dépasser les apories du New Criticism, a donc fait « automatiquement » revenir Lukács sous la lumière pour ceux qui s’efforcent d’approcher les questions esthétiques et artistiques dans une perspective critique voire matérialiste. Ce phénomène est apparu en particulier aux États-Unis avec le théoricien marxiste Fredric Jameson (The Political Unconscious. Narrative as a Socialy Symbolic Act,  Cornell, 1981 ; The Antinomies of Realism, Londres, Verso, 2015) – tardivement et mal diffusé en France – et le photographe « engagé » Allan Sekula (Écrits sur la photographie : 1974-1986, Paris, ensba, 2013). Symptomatiquement, en 2022, trois colloques de cinéma ont rencontré ce type d’interrogation de la part de jeunes chercheurs convaincus de devoir « revisiter » les débats des années 1970 (autour des revues Cinéthique et les Cahiers du cinéma, proches, après 1968, de La Nouvelle Critique) et d’autres, antérieurs (Lukács ne fut pas absent de certaines communications) : « Critique du cinéma : cinéma et marxisme – pensées, formes, engagements » (IMEC, Caen, 4-6 avril),  « Zones de rupture : cinéma expérimental et écriture de l’histoire » (Amiens-Paris, 5-6 avril) et plus récemment « Cinématérialismes : nouvelles approches matérialistes de l’audiovisuel » (Paris, 20-22 octobre). La publication du travail d’investigation de Daniel Fairfax, Cahiers du cinéma The Red Years (Amsterdam University Press, 2022) est un autre indice de ce mouvement qui s’opère en dépit du « reniement » de ses propres protagonistes de l’époque.

L’Esthétique

Après ce trop long préambule, venons-en donc à cette Esthétique qui permet d’accéder dans son ampleur à la pensée de Lukács sur la question. Elle est organisée autour de la notion de réalisme et la définition de celui-ci a partie liée avec une conviction en théorie de la connaissance qui est à l’origine d’un certain nombre de confusions dès lors qu’on l’appréhende de manière simplifiée. 

Avec la théorie dite du « reflet », venue d’une polémique avec les disciples du physicien Mach qui voyait la disparition de la matière avec l’avènement de la physique moderne, Lénine avait avancé le principe de l’antériorité de la matière sur l’esprit et de la détermination de celui-ci par celle-là (Matérialisme et empiriocriticisme. 1909). Il n’y avait là nulle théorie de la représentation. Lukács s’efforça de l’élaborer dans le domaine de l’esthétique. Dès Histoire et conscience de classe il en donnait une acception très particulière. Polémiquant dans ce livre avec une théorie du reflet qu’il récuse, celle de Platon (pour qui la réalité sensible est le reflet des Idées incréées), il ne se borne pas à « remettre sur ses pieds » la théorie platonicienne, en inversant l’ordre causal entre les facteurs concernés, puisqu’il rend ce reflet indissociable de la praxis, c’est-à-dire de l’intervention pratique dans le monde comme mode de connaissance et de transformation de ce dernier. C’est pourquoi l’application de la théorie du reflet dans l’art, chez lui, n’a certes aucun rapport avec un reflet dans un « miroir » reflétant le réel extérieur. Il combat bien au contraire une telle acception embourbée dans l’empirique et surtout coupable de passivité, de rester contemplative – ce qui interdit toute connaissance. C’est pourquoi les traducteurs de l’Esthétique ont choisi de traduire Wiederspiegelung par reflètement afin de conserver le caractère processuel qu’a le mot en allemand et qu’il perd en français en devenant un état.

Dans Histoire et conscience de classe, en effet, Lukács donnait déjà du « reflet » une définition qu’on retrouvera dans ses « Prolégomènes à l’esthétique » et dans l’Esthétique elle-même et qui se rattache à cette conception de la connaissance comme praxis. Cette approche oppose immédiateté (avec les corrélats de contemplation, intuition, acceptation des objets et pensées dans leur achèvement) et médiation (avec les corrélats de pratique, de dialectique et de processus) : « Pour la théorie du reflet (…) la pensée et la conscience doivent certes se régler sur la réalité, (…) le critère de la vérité réside dans la rencontre avec la réalité (…), cependant cette réalité ne s’identifie nullement avec l’être empirique. Cette réalité n’est pas, elle devient. Il faut comprendre ce devenir dans un double sens : d’un côté l’essence vraie de l’objet se dévoile dans ce devenir, dans cette tendance, dans ce processus. (…) De l’autre côté, le devenir est en même temps la médiation entre le passé et l’avenir, mais une médiation entre un passé concret, c’est-à-dire historique, et un avenir également concret, c’est-à-dire également historique. L’ici-et-maintenant concret dans lequel le devenir se résout en processus n’est plus l’instant fluide, l’immédiateté fuyante [ici une note renvoie à la théorie d’Ernst Bloch sur “l’obscurité de l’instant vécu” et sa théorie du “savoir non encore conscient”], mais le moment de la médiation la plus profonde et la plus ramifiée, le moment de la décision, le moment où naît la nouveauté » (édition française, Minuit, 1960, pp. 250-251). Cette distinction se retrouve dans l’opposition de la description et de la narration (« Raconter ou décrire », 1936, repris dans Problèmes du réalisme, L’Arche, 1975) : « le récit structure, la description nivelle » (ibid., p. 147) ou : « la peinture de l’environnement n’en demeure jamais chez Balzac à la simple description mais est transposée presque toujours en action » (ibid., p. 137). On connaît l’opposition canonique – et discutable – qu’il fait de la course de chevaux dans Nana de Zola et dans Anna Karénine de Tolstoï. Ici une description colorée, développée, donnant une sorte d’instantané ethnographique du monde social concerné mais qui reste délié de la trajectoire du personnage-titre ; et là, un enjeu narratif lié à l’événement qui réfracte dans cet épisode la totalité du roman (la chute de Vronski, son amant, amène Anna à avouer sa liaison à son mari).

Dans les « Prolégomènes à l’esthétique » et dans l’Esthétique, un examen spécifique différencié de la forme scientifique et de la forme esthétique va permettre de spécifier les différences en regard de la théorie de la connaissance, des deux modalités. Tandis que la forme scientifique « se situe à un niveau d’autant plus élevé qu’elle fournit un reflet plus adéquat de la réalité objective, qu’elle est plus générale et plus synthétique, qu’elle surmonte et dépasse plus énergiquement les phénomènes immédiats, sensibles à l’homme, de la réalité telle qu’elle se manifeste au quotidien », à l’opposé, « la forme esthétique originelle, proprement dite, est toujours la forme d’un contenu défini ». Dès lors « la mise en forme essentielle artistiquement, celle qui détermine la spécificité de la forme de l’œuvre, se produit justement à partir de ce point de vue, elle est déterminée par lui. Il détermine ce qui va être mis en avant dans le monde représenté de l’œuvre, ce qui va être négligé, voire même totalement disparaître : quels traits et éléments de la réalité artistiquement reflétée vont devenir des éléments structurels de l’œuvre, et quel rôle concrets ils vont jouer dans cette structure ». C’est donc « la spécificité de la forme artistique » qui est reconnue sur la base d’une « transformation réciproque, l’un dans l’autre, du contenu et de la forme » permettant « une étude séparée de la forme » nullement « contraire à la méthode du matérialisme dialectique et historique » car « la forme est essentielle. L’essence est mise en forme » (Lénine, Cahiers sur La Science de la Logique de Hegel, 1914).

Le criterium du cinéma

On comprend cette singularité accordée au reflètement artistique en examinant l’opposition que fait le philosophe entre saisie photographique (ou photocopie) et élaboration esthétique, le cinéma lui servant d’élément de démonstration dans la mesure où il dépasse la photographie – empreinte indicielle – grâce au mouvement et à son organisation dans la durée (montage).

Dans le volume II de l’Esthétique, au sein du chapitre 14 (« Questions limites de la mimèsis esthétique »), une partie est consacrée au cinéma. Celui-ci pour Lukács relève d’un « double reflètement » ; mais il tient d’emblée à marquer les différences entre le mode de reflètement du cinéma et les autres manifestations de la double mimèsis en raison de sa nature « désanthropomorphisante » procédant de sa réalisation technologique. La photographie est « désanthropomorphisante en soi » (II, p. 516) : ses images se distinguent des images perçues par l’homme comme des images dont il se souvient. L’instantané photographique ne correspond pas à la perception que l’on a des autres ni de soi puisqu’il fige un moment, une attitude (d’où le jugement paradoxal selon lequel une photographie peut n’être pas « ressemblante » à nos yeux en dépit de la véracité indubitable de sa saisie mécanique [I, p. 386]). Les images qui se fixent sur la rétine ne sont pas les images visuelles sensibles qui passent par notre cerveau. Mais, il y a un deuxième temps, celui de « la technique du cinéma qui est également un reflètement de la réalité, [et qui] abolit cette désanthropomorphisation et rapproche ce qu’elle représente de la visibilité normale du quotidien » créant une « deuxième immédiateté [qui] se révèle comme présente » (II, p. 535) en suscitant un effet d’authenticité qui est pourtant un « facteur de médiation et reste présent devant nous de par sa réception, de par son déroulement » (id.). Cet effet d’authenticité, accordé à la perception quotidienne (laquelle s’oppose à la scientifique qui est désanthropomorphisante), advient au niveau de l’articulation des images entre elles (mouvement restitué, succession des photogrammes perçue de manière continue et montage des plans), constituant un monde croyable, admissible, ré-anthropomorphisé. Ce deuxième niveau n’est pourtant pas encore celui de l’esthétique, « c’est une simple restitution de la réalité donnée immédiate, au mieux une information à son sujet ». L’art advient, sur la base de ce redoublement de la mimèsis et de cette nouvelle visibilité, avec le changement incessant de la distance spectateur/scène, les changements de perspectives (détails et ensemble), le découpage et le montage (Lukács ici suit le Béla Balázs de L’Homme visible et de ses livres suivants). Mais ces procédés lui importent moins que le fait que, par eux, naît « un monde sui generis visible, sensible, palpable » dont il s’agit maintenant d’examiner les « lois esthétiques propres dans le reflètement de la réalité » (II, p. 519). C’est l’ambiance (la Stimmung de Balázs) qui, créant l’unité du film, est l’élément décisif permettant de légitimer toutes les décisions formelles du cinéaste et de ses collaborateurs (Moulin Rouge [de John Huston] exprimant visuellement et émotionnellement l’atmosphère de la vie et de la création de Toulouse-Lautrec), faisant ainsi accepter les invraisemblances les plus criantes en regard d’une exigence de type naturaliste (Charlot rasant un client au rythme des Danses hongroises de Brahms dans le Dictateur) et dont l’insuffisance fait échouer le film (Miracle à Milan de De Sica). « Tous les moyens techniques de la prise de vue (gros plans, fondu enchaîné, etc.) ne prennent un sens esthétique que comme moyens d’expression de l’unité d’ambiance, du passage d’une ambiance à l’autre, des contrastes d’ambiances ; de même les coupures, le montage, le tempo, le rythme, etc. ne sont rien que des moyens pour guider le récepteur d’une ambiance à une autre au sein de l’unité d’ambiance ultime de l’ensemble. Le vecteur principal de la réceptivité est donc l’ambiance » (II, pp.339-340). Il ne s’agit donc pas de conformer le deuxième reflètement au premier car « le neuf qui naît et se manifeste par ce moyen entraîne pareillement un enrichissement de la réalité visuelle et des expériences vitales de l’homme total qui lui sont liées comme le fait tout autre art » (I, p.387). C’est, en somme, le résultat de la praxis filmique.

Peut-on rapprocher la doctrine « réaliste » de Lukács – qui se décline en « grand réalisme », « réalisme critique » et « réalisme socialiste » sur la base de cette ontologie de l’œuvre d’art, au sein d’une théorie de la connaissance – du réalisme tel que la professé dès le milieu des années 1930 Aragon ? On trouvera de frappantes proximités entre les deux, y compris dans ce départ qui est fait entre art (Aragon dit : fiction) et photographie dans l’adresse à ses confrères écrivains progressistes que lance l’auteur des Cloches de Bâle dans les colonnes de Vendredi en 1936 en définissant une méthode expérimentale : « La fiction qui, dans l’abord, avait pour but de rendre plus palpable une réalité, qui n’était qu’un ordre traduisant cette réalité, comme une photographie est impuissante à le faire, parce que la constatation photographique isole un fait, mais ne l’explique pas… (…) C’est dire que le roman ne saurait remplir son rôle si le retour à la réalité se bornait à la constatation de cette réalité. (…) la réalité est la base, le support du roman, mais la fiction est le projecteur lumineux qui l’éclaire. (…) Le roman n’est pas le reportage. Le roman n’est pas la photographie : qui plus est la photographie littéraire, le naturalisme, n’est pas le réalisme dont je parle ici : il y manque cette intervention consciente de l’expérimentateur pour atteindre vraiment à la réalité. Il y manque cette valeur de généralisation que l’introduction de la fiction donne au roman et qui fait du roman non plus le divertissement d’un homme, mais une arme dans la lutte des hommes pour ou contre un monde meilleur ». (« Du réalisme dans le roman », Vendredi 3 avril 1936, p.3).

Il reste à dire un mot sur la nature de l’approche du film, en d’autres termes son analyse critique. Lukács tient à la distinguer de la dimension esthétique des œuvres et de l’esthétique comme science. Cette dernière « s’occupe de la découverte de lois aussi générales que possible », « la critique s’occupe de leur application à des œuvres singulières (ou à des groupes d’œuvres singulières) » et, à ce titre, l’esthétique, l’histoire de l’art, la critique sont des sciences auxquelles s’appliquent ce qui a été dit auparavant sur la réflexion scientifique de la réalité. Cette position invalide « l’affirmation, apparue avec le romantisme allemand, et devenue très à la mode dans la période impérialiste, selon laquelle la critique serait une sorte d’art ». Sur ce dernier point, Lukács « corrige » les aspirations de sa première période comme celles qui se sont faites jour de Malraux à Derrida plus près de nous.

François Albera

Georg Lukács, L’Esthétique. La spécificité de la sphère esthétique, Paris, Éditions Critiques, Tome I, 2021, 918 p. ; Tome II, 2022, 950 p.