Entretien avec Jordi Savall : « La musique est la vraie histoire vivante de l’humanité »

Jordi Savall a accordé à Commune un entretien à l’issue d’une répétition de l’Oratorio de Noël de Bach donné au Capitole de Toulouse. Le grand maître de musique catalan dit sa foi en la musique et sa colère contre toutes les formes de violences. Mais, affirme-t-il avec conviction, la musique a le pouvoir en nous élevant de nous rendre plus conscients et sans relâche combattifs. 

Commune : Le monde est confronté au défi climatique, à la montée des nationalismes et des totalitarismes.  L’Europe est devenue avec l’invasion de l’Ukraine une zone de guerre. Partout les violences s’exacerbent. Que peut, que doit la musique ?

Jordi Savall : La musique est un des plus beaux liens entre les personnes, entre les peuples. Ecouter la musique est une source de bien être, de paix. Apprendre la musique à l’école est une éducation extraordinaire. C’est un langage fondamental pour l’être humain. La musique ne peut pas arrêter les guerres. Elle n’a pas de pouvoir politique. Mais elle peut permettre plus d’empathie, une prise de conscience de la nécessité d’agir pour changer les choses. Bach comme Mozart, comme Beethoven et tant d’autres compositeurs élève l’art de la musique à un niveau spirituel supérieur. Elle permet de nourrir l’esprit à travers la beauté et l’émotion.

Commune : Dans le Chœur de la première cantate de cet Oratorio, on nous exhorte à ne pas avoir peur. Jordi Savall, avez-vous peur, ou au contraire confiance ?

Jordi Savall : Quand on voit comment les choses se passent aujourd’hui, on a des raisons d’avoir peur. Mais je suis surtout en colère que l’on détruise le monde dans lequel nous vivons. Que l’on persécute, que l’on viole. Que des enfants meurent de faim en Afrique, que l’on persécute des innocents. Je crois très profondément à la nécessité que l’humanité s’engage pour que notre planète soit un lieu où les gens vivent mieux. Il faut lutter sans cesse dans ce but.

Commune : Il y a quelques années vous disiez : « On est capable aujourd’hui de guérir des maladies, on est capable de s’occuper de la santé mais jamais on n’avait eu une telle déchéance, une telle souffrance de l’homme. » Est-ce que le scandale n’est pas là, dans l’écart entre cette possibilité humaine quasi infinie et l’horreur aussi infinie ?

Jordi Savall : Oui. Car les bénéfices de cette évolution fantastique touchent seulement une petite minorité. La plus grande partie de l’humanité vit dans la misère, dans la souffrance, à cause des inégalités, des persécutions, des guerres. Comment ne sommes-nous pas capables de partager nos richesses, nos moyens culturels, de partager nos capacités à rendre la vie meilleure, dont seule profite une part infime de l’humanité ?


La musique ne peut pas arrêter les guerres. Elle n’a pas de pouvoir politique. Mais elle peut permettre plus d’empathie, une prise de conscience de la nécessité d’agir pour changer les choses. 

— Jordi Savall

Commune : Dans le même entretien, vous ajoutiez :  « Je pense que nous sommes, en tant qu’artistes, obligés de dire : « Non, ce n’est pas notre monde ! ». » C’est votre responsabilité d’artiste de refuser ce monde-là ?

Jordi Savall : Bien sûr. Car si on ne résiste pas, on devient complice. Je ne peux pas changer la guerre en Ukraine. Mais je dois pouvoir dire : « Ce n’est pas notre guerre ». Je suis toujours intimement convaincu que si la majorité des pays démocratiques disait Non à cette guerre, elle pourrait s’arrêter.

Commune : Je voudrais vous interroger sur votre relation à la voix, à la voix humaine. Votre épouse Montserrat Figueras était l’admirable chanteuse que l’on sait, votre fille chante. Rares sont les enregistrements où les œuvres choisies ne font pas appel à la voix. À vous qui êtes instrumentiste qu’apporte la voix ?

Jordi Savall : La voix est le premier instrument de l’être humain… avec la percussion peut-être. Si on ne sait pas chanter, on ne peut pas faire de la musique. La musique nait de la voix, de son phrasé, de son expression. C’est le plus beau moyen de transmettre aux autres la beauté.

Commune : Un de vos enregistrement avec Montserrat Figueras s’intitule La Voix de l’émotion. Un autre Lux feminae, un album magnifique. Cela résume -t-il ce qu’est la voix humaine ? L’émotion et la lumière.

Jordi Savall : Oui. Mais vous me parlez d’enregistrements qui sont déjà lointains. Je me suis aussi exprimé de façon naturelle avec la viole. En ce moment par exemple, je fais chanter Schubert. Je suis dans une autre émotion. Je dépasse un peu ce langage intime. J’ai perdu mon épouse il y a maintenant onze ans et je dois trouver musicalement d’autres manières d’enrichir ma vie sans toujours penser au passé, pouvoir exprimer autrement l’émotion. Quand on a vécu quelque chose comme ce que j’ai vécu, on ne peut pas rester sur les émotions du passé. Il faut construire un autre chemin dans la vie, tout en gardant une mémoire vive de ce qu’on a fait. On ne vit pas dans le souvenir. Il faut vivre la joie du quotidien et de l’étude des projets d’avenir. C’est pourquoi je suis très heureux de transmettre et d’amener de nombreux jeunes à s’engager dans ces projets.

Commune : Je voudrais évoquer cependant un enregistrement que j’aime beaucoup paru en 2015, Les Routes de l’esclavage.  Il mêle récits poignants et chants. Pourquoi était-il nécessaire de faire entendre ces voix ?

Jordi Savall : La musique est finalement la vraie histoire vivante de l’humanité. Quand vous entendez ces chants, vous ressentez les mêmes émotions que celle que ressentaient les femmes et les hommes de ces temps-là. Pour réfléchir sur ce passé, il faut à la fois les textes, mais aussi l’émotion de la musique. C’est ainsi que l’on arrive à capter le mieux possible ce que sont les drames de l’histoire. J’ai voulu avec cet enregistrement donner le témoignage des voix qui expliquaient le traitement que subissaient les esclaves, comment ils étaient torturés, assassinés. Et en même temps donner à entendre la voix de ces hommes, de ces femmes qui chantaient leur envie de vivre, de retourner dans leur pays. Pouvoir écouter leurs souffrances et leurs espoirs.

Jordi Savall, photographie d’Hervé Pouyfourcat.

Commune : Dans le même esprit, vous avez joué pour les migrants en 2016 dans la jungle de Calais. Vous mettez votre popularité artistique au service de causes. Comment sont reçus ou perçus ces engagements directs par les intéressés ?

Jordi Savall : Quand on a joué pour les réfugiés à Calais, ce qui est très beau c’est de voir que les musiciens eux-mêmes, parmi les réfugiés, se sont joints à nous, spontanément. Puis je suis allé en Grèce, j’ai vu des enfants réfugiés : ils ont dansé, ils ont chanté. C’est cette participation spontanée qui m’a conduit à imaginer une structure qui pourrait les aider. Est né le projet Orphéus XXI qui a permis pendant ces quatre années aux musiciens réfugiés de jouer ensemble et de faire valoir leurs qualités musicales. Et désormais, ils sont reconnus, perçus comme des musiciens. Et cette reconnaissance a changé leur vie.

Commune : Ce projet Orphéus XXI est-il toujours vivace ? Permet-il d’agréger de nouveaux musiciens ?

Jordi Savall : J’invite toujours ces musiciens à jouer dans nos festivals, à Fontfroide, en Catalogne. Mais nous sommes encore à la recherche de financements pour faire de nouvelles auditions, organiser de nouvelles académies. Et cela coûte de l’argent. Le COVID a fragilisé nos structures et il n’est pas facile de tout remettre en marche. Les deux premières années, la Commission européenne nous a donné une bourse. Les deux années suivantes, nous avons financé le projet grâce à des concerts, dans lesquels j’ai joué, je me suis engagé. Nous souhaitons désormais que ces musiciens soient invités partout en France et en Europe. Mais il nous manque le financement pour un vrai travail de sélection de nouveaux musiciens, pour travailler dans des académies, pour jouer devant des enfants, dans des quartiers en difficulté. Nous sommes à la recherche de mécénat pour élargir notre action.

Commune : Quel est le type de musique promu par les musiciens du projet Orpheus ?

Jordi Savall : Ce sont des musiques du monde, par exemple de Syrie, d’Afghanistan, de l’Afrique, d’Iran, etc… Nous travaillons ensemble des pièces communes, des mélodies qui existent dans les différentes cultures. Mais je les ai fait travailler aussi sur des musiques médiévales, des chansons sépharades, d’Espagne médiévale, sans exclusive…

Commune : Aujourd’hui, comment souhaiteriez-vous que l’on présente le plus justement et complètement votre vie d’artiste ? C’est celle d’un musicien ? D’un humaniste ? D’un homme de paix ? D’un juste ? D’un homme bien ?

Jordi Savall : Je pense que la meilleure définition serait de dire que je suis un musicien qui à travers la musique a essayé de rendre la vie des gens meilleure, que la vie des hommes soit plus digne. Je souhaite que par la musique les gens trouvent le chemin de leur vie. A travers la beauté et l’émotion, faire en sorte que les gens puissent se guérir de ces drames, de ces situations difficiles. La fonction principale de la musique est bien là : s’enrichir l’esprit et trouver la paix dans son cœur.

Commune : Quels sont vos projets immédiats ? Quel est votre prochain enregistrement ?

Jordi Savall : Le prochain enregistrement sera In Nativitatem Domine de Charpentier…

Commune : Avec Charpentier vous revenez aux premières amours du Concert des Nations.

Jordi Savall : Absolument. L’amour pour Charpentier est toujours là. Puis en janvier nous jouerons le Requiem de Mozart et le mois de mai la Missa Solemnis de Beethoven. Plus tard nous ferons le Couronnement de Poppée de Monteverdi au Liceu de Barcelone. Puis le festival de Fontfroide, Styriarte (Graz), Salzburg, etc…  Puis le festival Jordi Savall en Catalogne (Montblanc, Poblet et Santes Creus).

Commune : Quand vous reposez-vous ?

Jordi Savall : Quand je me repose ? Toutes les nuits. Et en décembre, après Noël, je prends presque un mois de vacances.

Propos recueillis par Jean Jordy

Photographies d’Hervé Pouyfourcat et Claire Xavier