books on wooden shelves inside library

Deux femmes s’élèvent contre le pilonnage de 145 millions de livres neufs chaque année

Plus de cent quarante millions de livres neufs sont détruits chaque année en France. Deux femmes, Julie Rovero, issue du monde de l’édition, et Patricia Farnier, issue de celui de l’enseignement, ont noué des partenariats avec des éditeurs indépendants dans le but de donner une deuxième vie à des livres choisis par un comité de lecture. Commune a interrogé les deux initiatrices de My Fair Book.

Commune : Comment vous est venue l’idée de MyFairBook ?

Julie Rovero : J’ai travaillé dans l’édition et me désolais de voir le temps des livres passé en librairie de plus en plus court. J’étais frustrée du manque de visibilité de certains auteurs et de voir passer à la trappe des pépites. Parallèlement, avec mon ancien éditeur, nous avions déjà cherché un moyen de ne pas pilonner (détruire) les livres : la surproduction des livres entraine en effet un gaspillage phénoménal puisque près d’un quart de la production française est détruite chaque année.

Sensibles à la bibliodiversité, nous avons alors réfléchi avec Patricia à un modèle pour prolonger la vie des livres, en offrant une prescription en ligne à des pépites après leur passage — parfois trop rapide — en librairie. Nous avons créé My Fair Book, un site de ventes en ligne de livres neufs, en octobre dernier.

Patricia Farnier et Julie Rovero, fondatrices de My Fair Book.
Patricia Farnier et Julie Rovero, fondatrices de My Fair Book.

Commune : Pourquoi le marché de l’édition suscite-t-il un tel volume de gaspillage ? 

Julie Rovero & Patricia Farnier : Il est très difficile pour un éditeur d’imprimer au plus près des ventes à venir : imprimer trop peu, c’est prendre le risque d’être invisible en librairie ou si le livre fonctionne, de devoir réimprimer ce qui coûte plus cher. De plus, la librairie a un fonctionnement particulier : le livre est commandé par les libraires (souvent via les diffuseurs, les distributeurs) mais ils ont un droit de retour si le livre ne se vend pas et l’éditeur rembourse. Ce droit de retour dure un an. Or, le libraire, submergé de nouveautés (encore plus de 500 titres à la rentrée littéraire de janvier), est obligé de faire régulièrement de la place car ses murs ne sont pas extensibles ! Ce qui explique pourquoi des livres passent parfois si peu de temps en librairie et se privent ainsi des précieuses prescriptions du libraire.

Il y a donc un certain paradoxe dans ce système qui permet, certes, aux libraires de présenter une offre éclectique, mais qui crée des problèmes de trésorerie pour les éditeurs qui doivent à tout moment pouvoir rembourser le livre. Ensuite, lorsque le livre est retourné par le libraire, le pilon (la destruction) automatique est « gratuit » alors que la remise en stock a un coût pour les éditeurs, sans parler du stockage. Le pilon est donc « encouragé » même si les éditeurs essaient de l’éviter au maximum. Bien sûr il y a aussi pour certains éditeurs la possibilité d’imprimer « à la demande », ce qui est surtout intéressant pour réimprimer la bonne quantité. Mais si les livres sont visibles plus longtemps, les éditeurs pourront se permettre de moins éditer !

Commune : Quel est le principe de fonctionnement de MyFairBook ? 

Patricia Farnier : Concrètement, sur myfairbook.com, nous proposons une table de libraire en ligne, hors nouveautés ou en décalé. On travaille en direct avec des éditeurs que nous avons choisis pour leur travail, pour leur catalogue. Ils nous proposent des titres dont ils ont encore du stock. Nous les lisons avec notre comité de lecture composé de libraires, d’une bibliothécaire, de journalistes, d’auteur, d’un étudiant en édition, de grands lecteurs… On opère la sélection finale. On chronique ces livres, on y met le ton My Fair Book. Et on les met en ligne pour leur offrir une nouvelle vitrine et pour les vendre. Pour faciliter le choix du lecteur, on les classe par thématiques que nous inventons au fil des sélections.

Commune : Comment parvenez-vous à rattraper par la manche les lecteurs que les libraires traditionnels n’ont pas su retenir ? 

Julie Rovero & Patricia Farnier : Nous nous adressons en priorité à des lecteurs éloignés des librairies (en France ou à l’étranger) et qui n’ont donc pas la chance d’avoir de la prescription. Nous leur offrons des petites sélections qui tournent, comme une table de libraire, puisque tous nos livres sont lus et finement sélectionnés. Notre classement par thématique et la présentation d’un pitch au ton My Fair Book diffèrent de la traditionnelle quatrième de couverture. Nous essayons de donner le maximum d’informations pour guider au mieux le choix : des mots clés, les atouts du livres, des avertissements éventuels « à noter » et un « fragment », un extrait du livre, permettent de redonner un coup de projecteur différent sur les ouvrages sélectionnés.

Notre site plait également à certains citadins pressés à qui nous offrons des conseils de lecture sans bouger de chez eux. Le livre n’ayant pas de date de péremption, la date de sortie du livre n’intéresse pas vraiment nos lecteurs qui recherchent avant tout des conseils de lecture.

Commune : Quelle a été la réaction des éditeurs institutionnels à votre initiative ? 

Julie Rovero & Patricia Farnier : Les éditeurs sont enthousiastes car on retravaille des ouvrages sur lesquels ils n’attendaient plus vraiment de ventes et bénéficient d’une nouvelle vitrine. Les auteurs voient leurs droits se prolonger. Nous ne faisons pas vraiment de concurrence directe aux librairies car nous ne présentons pas les mêmes livres.

Commune : Pouvez-vous nous citer quelques exemples de « renaissances » de livres permises par MyFairBook ? 

Julie Rovero & Patricia Farnier : Nous sommes encore assez jeunes donc difficile de tirer de grandes conclusions mais un livre comme La Vieille Dame qui voulait se jeter du rez-de-chaussée de Bruno Boniface (ateliers henry dougier) ou Bamboo Song de Louis-Ferdinad Despreez (Éditions du Canoë) connaissent un beau succès chez My Fair Book.

Commune : Quels sont vos projets pour développer cette initiative ?

Julie Rovero & Patricia Farnier : Nous souhaitons tisser plus de liens avec des clubs de lecture pour encourager d’autre lectures au nom de la bibliodiversité et développer ainsi notre lectorat. Nous aimerions également nous rapprocher d’entreprises sensibles aux valeurs RSE [« responsabilité sociétale des entreprises », NDLR] pour sensibiliser les salariés et faire des suggestions de lecture. Nous allons d’ailleurs faire notre première intervention dans une entreprise du BTP qui travaille également sur cette logique d’économie circulaire et qui a décidé d’offrir un livre, que nous avons sélectionné, à chacun de ses salariés.

Nous allons également créer des liens avec des associations pour encourager le don et jouer le rôle d’intermédiaire entre les éditeurs et les associations. Donner plutôt que pilonner ! Par ailleurs, nous souhaitons à terme nous ouvrir à d’autres segments littéraires comme la jeunesse et développer notre offre beaux livres. Aujourd’hui nous proposons essentiellement de la littérature.

Commune : pourquoi avoir choisi un nom en anglais ?

Julie Rovero & Patricia Farnier : Au départ, nous ne nous sommes pas polarisées sur un titre en anglais. Nous en avions même trouvés de très chouettes en français, mais soit ils étaient déjà pris, soit ça ne fonctionnait pas pour un nom de domaine de site (la langue française comprend de nombreuses voyelles ou d’apostrophes, ça n’était pas très lisible en url !). On a cherché un nom dynamique et on a surtout beaucoup aimé le double sens de My Fair Book : livre « équitable » et la « foire » aux livres. Et avec le clin d’œil avec My Fair Lady, il est facile à mémoriser !

Propos recueillis par Maxime Cochard