« L’universel inclut en soi le particulier » : cette courte phrase de Hegel résume à elle seule la visée universaliste de la pensée dialectique. En effet, Hegel récuse à la fois l’universalisme abstrait des Lumières et le formalisme tout aussi abstrait qui se satisfait de distinguer, classer et opposer. L’universalisme abstrait ne voit que l’identité, la pensée formelle, appelée aussi pensée d’entendement, ne voit que les différences. La première est creuse et vague, la seconde se perd dans l’éparpillement et la confusion.
Exemple de la première, l’idéologie hoministe : tous les êtres humains sont pareils, les différences de culture, de sexe, de pensée sont inessentielles et donc négligeables. Négligeables en droit, elles seront négligées en fait. Derrière ce faux universalisme se dissimule toujours un modèle particulier, celui de la force économique et sociale dominante. La vérité de l’universalisme abstrait, c’est un particularisme inavoué. L’impérialisme ne cherche pas à détruire l’autre, mais à se l’assimiler. L’individu autre n’est digne de respect qu’abstraction faite de ce qui le différencie. Telle est la racine idéologique de tous les paternalismes. Historiquement, cet universalisme abstrait a conduit à des méconnaissances scandaleuses, à des pratiques aberrantes et à des gâchis humains colossaux.
Exemple de la seconde, l’idéologie woke. Elle s’est constituée comme un renversement terme à terme de la première, son contraire plutôt que son contradictoire, son symétrique. Une mise à l’envers conserve l’essentiel de ce qui est renversé, à savoir sa grammaire, ou encore ses catégories. C’est une révolution statique. Pour l’universalisme abstrait, les différences étaient l’inessentiel, et il ne fallait pas y accorder d’importance. Pour le wokisme, c’est l’universalisme qui est l’inessentiel, pire encore : le fictif, l’inexistant. Seules existeraient les différences, irréductibles les unes aux autres, appelées à coexister dans le respect de leur intangibilité et de leur incommunicabilité. La seule relation envisageable entre elles serait le dénominateur commun d’avoir été niées par l’universalisme abstrait. Relation purement négative et additive qui aboutit à l’idée d’une « mosaïque », d’une fragmentation à l’infini des sociétés et du monde lui-même. Dans cette perspective, les idées de valeurs communes, de progrès et d’apprentissage de l’humanité et de la fraternité deviennent hautement suspectes. D’où les appels à leur « déconstruction ». Une déconstruction qui s’en prend y compris à la raison, supposée être une croyance aussi arbitraire que toutes les autres, et de même pour la science, etc.
Il y a toujours à prendre, même dans les critiques les plus outrancières, et il est bien vrai que le rationalisme a eu sa face obscure, que le scientisme a été une idéologie comme une autre, et que la confiance naïve dans le progrès des sciences est une confiance passive comme une autre. Mais la question est ailleurs : penser, c’est travailler. Le moment critique de la déconstruction peut avoir une utilité marginale, il ne touche pas à l’essentiel : car si tout n’était qu’idéologie, croyance arbitraire, quel serait alors le statut du discours déconstructionniste ? Lui seul serait en puissance d’universalité. On retrouve ici, vingt-quatre siècles après, la critique platonicienne du relativisme des sophistes ; s’il n’y a pas de vérité, alors le pouvoir revient aux plus ingénieux, aux meilleurs communicants, aux plus émouvants… et quoi de plus émouvant de nos jours que le discours victimaire ?
Il y a tout de même lieu de réfléchir à ce statut de victime, appliqué souvent sans discernement et revendiqué parfois comme un titre de noblesse. La victime est par définition passive, incapable de se défendre, soumise et traitée en objet. Sa seule ressource est la parole, son seul allié est la visibilité médiatique. (Comme quoi les choses ont progressé depuis quelques dizaines d’années). Victime, c’est une identité, un statut. Qui dit victime dit bourreau. Le monde est clivé entre ces deux statuts entre lesquels la relation est violente et asymétrique. Entre les victimes, la relation ne peut être que le partage d’un ressenti voire d’un ressentiment. Par exemple dans le féminisme contemporain, la victime n’est rien d’autre qu’une victime, le bourreau est moins une personne responsable que le représentant d’un « système » patriarcal inchangé depuis des siècles. Étrangement, les formes modernes dans lesquels l’ancienne domination se décline désormais, et notamment le paternalisme, ne font l’objet d’aucun questionnement. La notion d’aliénation et les combats émancipateurs disparaissent aussi de cette problématique statique, qui fait totalement abstraction de la production sociale d’un monde humain. À ne voir que la reproduction des rapports de domination, elle ignore le processus historique réel de féminisation, de salarisation, d’appropriation des savoirs et de l’information, qui modifie substantiellement ces rapports.
Le fait est que nous sommes assaillis de ces interpellations à la fois agressives, plaintives et culpabilisantes, qui sont au fond des injonctions contradictoires : « Tu ne peux pas me comprendre, alors respecte moi ! ». Cette injonction de « respecter » bride la liberté pédagogique, la liberté de création et d’expression. S’il est vrai que « sacré » veut dire « séparé », nous vivons un moment historique de sacralisation des individualités, avec son corollaire : la réduction des relations entre elles à des relations de simple extériorité réciproque. C’est la liberté à la sauce néo-libérale : chacun pour soi !
Face à ces errements, la pensée hégelienne nous fournit des outils d’un maniement somme toute aisé, pour peu qu’on s’y exerce avec sérieux.
« L’universel inclut en soi le particulier », cela veut dire d’abord que le particulier ne s’efface pas, ne se dilue pas dans l’universel. Je reste avec ma différence, mon origine, mon identité culturelle, sexuelle ou autres, oui. Mais cette différence s’enrichit (la métaphore de la richesse est capitale) de la différenciation : je suis ce que les autres ne sont pas, les autres sont ce que je ne suis pas. Et il ne s’agit pas seulement d’une opposition logique, mais d’une interaction réelle : être, que ce soit pour un humain, un vivant ou une chose, c’est en permanence être en relation avec son milieu, en recevoir et y agir. « La pierre est modifiée par l’acide, mais l’acide se modifie par son action sur la pierre ». Je suis le même, c’est-à-dire que je ne suis pas tout à fait le même. L’identité réelle est l’unité de l’identité et de la différence. Le travail, la vie sociale, ne cessent de remettre en question les identités figées et de substituer à la comédie des postures la réalité des dialogues et de la mise en commun.
La pensée de Hegel dépasse l’antinomie de l’universel et du particulier, ce qui a une utilité immédiate pour nous : sortir des banalités pour penser la vie, comme il disait, cesser d’opposer le particulier sur lequel on se crispe au général brumeux et flou. La pensée d’entendement est bonne pour classer, répertorier, analyser. Elle se montre impuissante à penser le monde comme un tissu vivant de relations, et le réduit à une mosaïque. C’est là que peut s’enclencher une pensée comme la pensée woke, qui exacerbe les différences, aboutissant à une métaphysique statique aussi indigente que celle à laquelle elle prétendait s’opposer.
Jean-Michel Galano