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Lydie Salvayre : une moraliste ironise sur la morale d’aujourd’hui

L’éloge paradoxal appartient à une longue tradition, des sophistes de l’antiquité grecque aux leçons humanistes d’Erasme et d’autres. Comment prendre le contrepied de ce qu’il est d’usage de célébrer ou de condamner, louer la séduction ou la manipulation ou la folie ?

Ce n’est pas tout à fait le propos de Lydie Salvayre dans son Irréfutable essai de successologie ; mais le goût du contrepied est là. Comment démasquer ce qui fait notre époque, le goût à tout prix de la marchandise et de l’exhibition, et les recettes infaillibles du succès qui en découlent, l’art de se faire un nom, de sortir de l’anonymat, de conquérir une notoriété, de gagner ce faisant tout l’argent qui assure la respectabilité aujourd’hui ?

Ce livre emprunte donc au faux manuel de conseils infaillibles pour les néophytes, avec – on l’aura compris – une pratique constante de l’ironie. La fin — le succès — justifierait tous les moyens — la démagogie, la vulgarité, la manipulation, l’opportunisme, la trahison.

C’est là où ce manuel grinçant rejoint toute une tradition, celle des moralistes, de leurs portraits édifiants, de leurs sentences cinglantes, de leurs anecdotes exemplaires. Lydie Salvayre récrit pour notre temps Les Caractères de La Bruyère en n’épargnant personne, en particulier dans le petit monde français de la République des Lettres — à la sauce du spectacle permanent désormais.

Avouons-le : on est d’emblée conquis par ses premiers portraits d’époque, vraiment irrésistibles. « L’influenceuse bookstagameuse » est une merveille. Lydie Salvayre impose tout de suite la « problématique » centrale, comme on dit aujourd’hui : « Son cul incarne pour elle le centre cosmique autour duquel tournent le monde et ses admirateurs et admiratrices. D’ailleurs, elle y a logé son âme et ne peut évoquer l’une sans bouger l’autre ». Elle devient ensuite la destinataire privilégiée pour laquelle l’essayiste doit expliquer ses mots compliqués et ses références (« Chamfort, le moraliste, pas le chanteur ») – parce qu’il faut lui plaire désormais à tout prix. « L’homme influent », le patron richissime et mécène, est une seconde référence inestimable. « Il appelle le président Macron son cher ami et le place très haut (pour se hausser lui-même — et, pour peu qu’on l’y pousse, il évoque, yeux mi-clos, ses dîners partagés avec ces sommités qu’il appelle par leur prénoms : Tony (Blair), François (Pinault), Xavier (Niel), Jeff (Koons) et quelques autres célébrités masculines. ». Le mode d’emploi courtisan est très clair : « Compatissez à ses accablements, dont les gens du commun, ces chanceux, n’ont pas la plus petite idée : un déséquilibre dans la balance des paiements, une inflation catastrophique, la chute d’une action en Bourse…, peu sont ceux qui vivent confrontés à d’aussi graves tourments ! Comparés à eux, l’augmentation du pouvoir d’achat, excusez-moi, ça prête à rire ! ». L’antiphrase fait mouche tout de suite.

Avec la négligence calculée des moralistes d’autrefois, l’essayiste fait alors un rappel historique sur la question de la célébrité, nouvellement promue alpha et oméga de tout talent — Cyril Hanouna apparaissant comme le point d’orgue de cette nouvelle conception du génie médiatique.

Il s’ensuit l’application au petit monde des Lettres aujourd’hui, les portraits hilarants de l’écrivain confirmé à bajoues, de l’écrivain pamphlétaire desséché, du poète débutant incompris, de l’écrivain transfuge bâtissant son œuvre sur les malheurs de son origine et son changement de milieu (aïe, Annie Ernaux), l’écrivain engagé et sa fausse vertu, l’écrivain homme politique qui parle de ses livres comme s’il les avait écrits, de l’écrivaine féministe (qui ne demande pas l’exécution massive de toute la gente masculine — encore que…), l’écrivain stupide qui dénigre tout ce qu’il ignore, et enfin l’éditeur qui n’est pas en reste (pas sûr qu’on ait beaucoup ri ici aux éditions du Seuil)…

Le chapitre suivant sur la critique est plus rapide — crainte de s’aliéner ces exterminateurs ? — : le tueur conservateur en série, le critique écrivain, spécialiste des renvois d’ascenseur (ou des vengeances méritées), le critique consciencieux qui a la naïveté de vouloir lire les livres qu’il reçoit.

On en vient enfin aux règles générales pour réussir d’abord dans le monde littéraire, puis dans le monde d’aujourd’hui tout court, et toutes les compromissions qu’il faut accepter : le paraître, le bon usage du malheur d’autrui, l’exhibition calculée sur les réseaux sociaux, le choix stratégique de ses amis, la dissimulation efficace en société.

Puis un dernier chapitre opère un retournement final pour mettre fin à l’ironie – mais, comme dirait la « bookstagrameuse », il ne faut pas « spoiler » la fin du livre…

On attendait depuis longtemps un essai cinglant et même un pamphlet sur le cynisme des lois du succès aujourd’hui. Peu d’auteurs s’y étaient risqués depuis La littérature sans estomac de Pierre Jourde. Le monde des livres et du spectacle aujourd’hui devait souvent se rabattre sur la lecture d’Illusions perdues de Balzac pour retrouver des mises en garde anciennes.

Il faut rendre cette justice à Lydie Salvayre, dans ce livre salubre, d’opérer de manière drôle et cinglante la démystification contemporaine qu’on attendait. Un tableau satirique et impitoyable de la « culture » marchande de notre époque.

Cela ne fait pas oublier les lourdeurs de cet essai court et virulent — pourquoi cet acharnement sur l’adaptation aux « classes moyennes » ? —, le caractère hybride du propos, à mi-chemin entre le pastiche des moralistes du grand siècle et le faux manuel de développement personnel contemporain tourné en dérision… Qui trop embrasse ?… Dans une époque de carnaval, Lydie Salvayre a le mérite de montrer, avec humour et ironie, l’incroyable renversement carnavalesque des valeurs du monde dans lequel nous vivons.

Romain Lancrey-Javal

Irréfutable essai de successologie, Lydie Salvayre, Seuil, Janvier 2023