C’est par un bandeau bleu et l’inscription « Aragon vivant – 1897-1982 » que se signale la nouvelle édition des Adieux et autres poèmes de Louis Aragon, dans la collection Poésie chez Gallimard. Elle est due à Olivier Barbarant, poète lui-même et éditeur, en Bibliothèque de la Pléiade, des Œuvres poétiques complètes d’Aragon en 2007.
Cet ultime recueil n’était auparavant disponible que dans une édition limitée parue du vivant de l’auteur aux éditions Temps Actuels (novembre 1981), ainsi que dans le quinzième et ultime volume de L’Œuvre poétique au Livre Club Diderot (1981). Les poèmes se succèdent chronologiquement : ils ont été écrits sur une période d’une vingtaine d’années, entre « Échardes » (1958) et la « Cantate à André Masson » (1977).
Lors de leur première parution, Les Adieux sont passés relativement inaperçus et demeurent aujourd’hui encore mal connus. Une édition accessible au plus large public s’avérait donc nécessaire. Publier ce volume quarante ans après la disparition de son auteur permet notamment de dépasser les polémiques de l’époque à l’encontre d’un poète demeuré fidèle au Parti communiste français. Catherine Pont-Humbert a d’ailleurs cette heureuse formule concernant Aragon : « Son oeuvre est traversée par la question de la trahison et de son revers, la fidélité. » Que ce soit dans sa vie affective ou dans sa vie partisane, Louis Aragon est l’homme de la fides. Or, à une époque, la fin du XXe siècle, où les palinodies étaient de mise, la constance du poète lui valut l’opprobre et empêcha une juste appréciation de son oeuvre ultime. La fidélité est assurément le maître mot de Louis Aragon. Jean Ristat en précise la nature : « C’est une fidélité douloureuse, par moments tragique; c’est une fidélité qui fait le pari de l’avenir. »
Quarante années ont passé et il est temps de (re)lire cet ultime recueil. Voici donc l’ambition d’Olivier Barbarant : « donner accès au chant du soir », ainsi qu’il le formule dans préface. Dans ce même texte liminaire, il reprend la formule de Chateaubriand à propos de L’Hiver de Nicolas Poussin : « […] admirable tremblement du temps ! souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole. »

Chef-d’œuvre que ces Adieux ; chef-d’œuvre marqué par la douleur. « Je crois au pouvoir de la douleur, de la blessure et du désespoir », nous dit le narrateur de La Valse des adieux. Même si le recueil ne saurait se réduire à un cri de douleur, les poèmes prennent une teinte crépusculaire, liée aux séparations successives qui frappèrent Aragon. La première d’entre elles est celle d’avec Elsa Triolet. Certes, bien des poèmes sont antérieurs à 1970, mais le « Chant pour Slava » est publié, dans Les Lettres françaises, six mois après la mort d’Elsa. Comment ne pas être bouleversé par cette image de Rostropovitch interprétant la Sarabande de Bach sur la tombe d’Elsa : « Assieds-toi sur le banc et devant nous ensemble / Pour toujours aujourd’hui sans plus attendre joue » ? Notons au passage que ce chant rend hommage à un artiste qui commençait alors à être marginalisé en URSS et qui quittera son pays quatre ans plus tard. Quand il sera déchu de sa nationalité par le pouvoir soviétique, en 1978, Aragon ajoutera cette note : « SLAVA […] qui a su faire, par le monde entier, retentir (qu’on le veuille ou non !) la profonde voix de sa patrie. », à l’occasion de la reprise de son texte dans L’Humanité.
Un autre adieu, c’est l’adieu à son siècle : Aragon ne connaîtra pas le XXIe siècle. C’est par « L’an deux mille n’aura pas lieu » qu’Olivier Barbarant clôt sa préface : « Une cathédrale une cathédrale un théâtre appelez / Cela du nom qu’il vous plaît mais qu’on me donne un refuge / […] Une cathédrale pour mon royaume / Pour ce royaume de misère en moi que je porte / Ce royaume de splendeur en moi que je porte / Comme un enfant craintivement qui commence à bouger ». La métaphore de l’enfant reprend l’image inaugurale : « […] y dire / Ce que je porte en moi comme un enfant qui ne bouge pas encore ». Le poète chante ainsi la gestation de son siècle. La cathédrale accueillera la douleur contemporaine au côté de « la douleur d’alors ».
« Aragon vivant ». Le recueil ne saurait se résumer à un long thrène. Ce sont notamment les « autres poèmes » qui illuminent le volume ; singulièrement autour de figures de peintres : Chagall, Klee, Maline, Masson et Picasso. Laissons au lecteur la découverte de ces pages, mais arrêtons-nous néanmoins sur « Celui qui dit les choses sans rien dire », cycle de vingt-cinq poèmes qui célèbrent Chagall, et sur la « Cantate à André Masson ».
Dès le titre, « Celui qui dit les choses sans rien dire », Aragon nous dit la puissance de la peinture et le regret du poète, réel ou feint, de ne pouvoir atteindre cet absolu de la représentation : « Ah si j’avais pu peindre seulement un tout petit roseau / Qu’on aurait mis dans la main d’un passant bleu / Au fond d’un tableau de Chagall » (Chagall VIII). Dans ce même poème, le je lyrique déplore l’insuffisance de ses moyens : « Avec mes pauvres mots comme des objets tressés à la campagne / Qui me tombent devant vous des doigts / Apportés au marché du chef-lieu de canton ». Même admiration pour l’art pictural dans la « Cantate à André Masson » IX : « Qui au monde et depuis que le monde est monde aura jamais sous le bavardage des mots mieux parlé de la nature humaine si ce n’est pas André Masson ? »
Concluons avec deux images du poète « sépar[é] du monde par le mur de l’âge et l’ombre portée du temps » (préface). Celle d’abord du troisième des « Poèmes des années soixante » : « Jeunes gens qui parlez tout bas / Quand je passe / Écoutez s’éloigner mes pas / […] Ici plus qu’ailleurs n’est ma place / Je n’ai pas besoin qu’on se tasse / J’arrive à l’heure où l’on s’en va ». Ce poète, Olivier Barbarant l’a chanté dans son « Ode au Paysan » (Odes dérisoires et quelques autres un peu moins, Champ Vallon, 1998) où il confie : « J’aime mieux vivre en Aragon qu’habiter les contrées d’aujourd’hui / […] J’aime mieux ses erreurs si elles prennent après / Une voix à ce point brisée qu’elle fait / Un bruit de givre mis à l’ogive des jours ».
Vivons donc en Aragon et lisons ses Adieux !
Pascal Vasseur