Les compositrices de plus en plus audibles

Tentez l’expérience. Demandez à votre douce moitié – ou à votre doux demi – de nommer cinq compositrices de musique dite classique françaises. Le pendant féminin des Charpentier, Rameau, Berlioz, Debussy, Messiaen, Karol Beffa en quelque sorte. Elle ou lui, sauf s’ils exercent une profession ou un loisir proche du milieu musical, aura probablement du mal à relever le défi. Les raisons de cette lacune sont multiples. En leur temps, nombre de ces compositrices ont été reconnues, fêtées, éditées et jouées. Puis l’histoire des hommes les a invisibilisées. Elles sont devenues à la lettre inouïes. Depuis plusieurs années désormais, enregistrements et concerts les sortent peu à peu de l’anonymat et de l’oubli, révèlent leur talent, réveillent les curiosités. Sans prétention inepte à l’exhaustivité ou même à une recension approximative, en s’appuyant sur la seule expérience nécessairement limitée du mélomane et les rencontres de hasard (disques stimulants et programmations originales des salles), évoquons quelques noms (une trop courte quinzaine) liés à l’actualité, invitons à l’écoute de quelques œuvres.

Le dernier disque reçu, au titre sobre de Compositrices françaises, fait entendre sous les doigts de Sophia Vaillant, interprète rayonnante et engagée (1), de (trop) courtes pièces au piano de dix d’entre elles, de la fin du XVIII° siècle au début du XXI°. Dans l’ordre chronologique : Hélène de Montgéroult, Louise Farrenc, Cécile Chaminade, Pauline Viardot, Germaine Tailleferre, Lili Boulanger, Betsy Jolas, Edith Lejet, Graciane Finzi, Edith Canat de Chizy (CD Indésens). Les limites de l’article ne permettent pas d’évoquer chacune. Notons que les quatre dernières de la liste sont contemporaines et les pages élues témoignent d’une énergie, d’une inventivité et d’un humour revigorants. Faut-il rappeler qu’Edith Canat de Chizy (2), à la voix si intensément poétique, est la première femme, élue en 2005, membre de l’Institut de France ?  Et réjouissons-nous de voir Betsy Jolas (née en 1926) dignement fêtée : le Festival d’Aix-en-Provence va créer cet été une œuvre orchestrale au titre sereinement nostalgique Ces belles années. Un concert en son honneur – et en celui de Gisèle Barreau – sera donné jeudi 09/02/2023 en présence de deux compositrices (intimes de Joan Mitchell) à la Fondation Louis Vuitton dans le cadre des expositions « Monet – Mitchell ».

On retrouve dans l’album étrangement intitulé en anglais Sisters Lili et Nadia Boulanger, Complete Piano Work (Johan Farjot, piano, CD Klarthe Records), trois superbes pièces du disque précédemment évoqué, désormais très fréquemment enregistrées et jouées en concert. On sait le destin de Lili Boulanger (1893-1918). Fauchée à 24 ans par la maladie, première femme à obtenir le Prix de Rome (1913), cette compositrice de génie est l’auteur de musique de chambre, vocale, orchestrale, chorale (dont d’admirables Psaumes), d’un opéra hélas inachevé (La Princesse Maleine d’après Maeterlinck), jusqu’à un Pie Jesu sublime, pieusement recueilli par sa sœur jusqu’à la veille de sa mort. Le Centre international Nadia et Lili Boulanger (CNLB) perpétue la mémoire et diffuse les œuvres de ces deux grandes musiciennes, notamment par un concours qui se tiendra cette année à Paris du 26 au 29 octobre 2023 (3). Et la Maison de la Radio et de la Musique a célébré du 11/01 au 29/01/2023 « Nadia Boulanger et ses amis », par une série de concerts qui permettent d’enrichir la connaissance de celle que les innombrables élèves de cette pédagogue hors pair nommaient « Mademoiselle ». Et on peut découvrir dans un enregistrement intitulé Soleils couchants de l’organiste Louis-Noël Bestion de Camboulas deux pages troublantes pour soprano et orgue (et harpe pour Soir d’hiver) signées Nadia Boulanger (Harmonia Mundi).  Et la mezzo-soprano Lucile Richardot et ses amis viennent de sortir pour le même label un triple album de toutes les mélodies des « Sœurs Boulanger ». Remplacera-t-il dans notre cœur le CD Lili et Nadia Boulanger Mélodies (PBZ) qu’interprétaient en 2020 le magnifique ténor Cyrille Dubois et le brillant pianiste Tristan Raës ?  

D’un concert (avril 2022), réunissant un inédit de Nadia Boulanger, la puissante cantate La Sirène, et des œuvres de trois autres compositrices des années 1880 – 1900 émerge la noble figure d’une Augusta Holmès (1847 – 1903), filleule du poète Vigny, compagne de Catulle Mendès, douée pour la peinture, pianiste virtuose, chanteuse reconnue, mais surtout compositrice. Elle ne choisit pas pour s’illustrer les formes de salon auxquelles la société eût consenti à la confiner, mais les formes nobles, grandioses, comme le drame lyrique, les oratorios les symphonies avec chœurs, ou autres odes triomphales… Son Andromède, composée en 1883, créée en 1900, témoigne de la force de son inspiration. Le programme faisait entendre aussi un extrait d’Ossiane de Marie Jaëll (1878 -1880) : elle y investit le personnage mythique du barde Ossian, en se l’appropriant fièrement. Cette disciple de Franck et de Saint-Saëns auprès desquels elle apprend la composition est une pianiste et pédagogue hors pair, chercheuse et autrice d’un Enseignement du piano basé sur la physiologie Le Toucher (1899). Loin des romances de salon, cet aède au féminin signe avec cette « ode-symphonie », une véritable épopée musicale. Par ailleurs, le 31 janvier 2023, à la Cité de la Musique, un concert de l’Orchestre de chambre de Paris, dirigé pour la circonstance par une femme, Chloé Dufresne, a mis à l’honneur Germaine Tailleferre (1892 – 1983), seule figure féminine du fameux Groupe des Six : un Concertino pour harpe (1927), la Rue Chagrin pour soprano (1955), le Concerto de la Fidélité (1981), l’Ouverture de l’opéra Le bel Ambitieux (1955)  tissaient la trame élégante de ce programme de « musique vivante », ô combien vivante. 

Revenons aux enregistrements récents. Ainsi de l’œuvre pour piano de Cécile Chaminade (1857- 1944), pianiste virtuose internationalement reconnue, servie ici par Mark Viner (CD Piano Classics), ou des Douze chants de Bilitis sur des poèmes de Pierre Louÿs mis en musique par Rita Strohl (1865 – 1941) interprétés par Marianne Croux, soprano et Anne Bertin-Hugault au piano, succession sensuelle et dramatique de saynètes poétiques, qui fuient la mièvrerie et chantent la passion, ses douleurs et ses fièvres (éditions Hortus).  

J’en passe et des meilleures pour conclure sur deux « pionnières » : Hélène de Montgéroult (1764 -1836), évoquée la première dans cet article, dont Clare Hammond vient de graver 29 études pour piano vives, chantantes,  pour BIS, sous l’égide de la Société des Auteurs ;  et Elisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729) dont un superbe disque Evidence propose une brève anthologie instrumentale (sonate et suite) et vocale (Judith, Sémélé) due aux talents conjugués de l’Ensemble Amarillis, dirigé par Héloiïse Gaillard (flûte et hautbois) et la soprano Maïlys de Villoutreys : souplesse, lyrisme, inventivité, rythme. On aime.  Et ont été comblés les auditeurs qui le 24 janvier auront pu entendre à Versailles, après Bruxelles et Namur, sous la direction du haute-contre Reinoud Van Mechelen Céphale et Procris (1694), tragédie lyrique de la première compositrice de l’histoire de l’opéra français. On en attend l’enregistrement annoncé avec impatience.

Heureux temps pour les mélomanes curieux ! On n’arrête pas de découvrir et de diffuser la musique des compositrices. Et pour les lecteurs qui trouveraient cet article trop franco-français, signalons une base de données récente. Elle offre la liste riche de plus de 5000 noms de « femmes dans l’histoire de la musique » de tous les pays, Donne – Women in Music (4).  C’est une mine. On peut même y écouter des extraits de leurs œuvres. Ce site élargit, sans la remplacer, la plateforme française Demandez à Clara créée par Présences compositrices (5) recensant aujourd’hui plus de 20000 d’œuvres et près de 2000 compositrices. Et saluons la sortie du premier album du label du même nom, consacré à Marie Jaëll « Ce qu’on entend dans l’Enfer / dans le Purgatoire / dans le Paradis », interprété par la pianiste Célia Oneto Bensaid. Nous avons hâte de l’écouter.

Jean Jordy

  1. http://www.sophiavaillant.com/bio.html
  2. https://www.edithcanatdechizy.fr
  3. https://www.cnlb.fr
  4. https://donne-uk.org/the-big-list
  5. https://www.presencecompositrices.com

Les sœurs Boulanger

CLARE HAMMOND: CD of études by Hélène de Montgeroult