Pour Commune, Jean-Paul Scot, historien et spécialiste de la Russie, livre une passionnante analyse sur les paradoxes de l’histoire russe ayant abouti, le 24 février 2022, à l’agression militaire contre l’Ukraine.
En 2000, en conclusion de mon ouvrage La Russie de Pierre le Grand à nos jours, Etat et société en Russie tsariste et soviétique, publié par Armand Colin, je posais la question : « Renaissance ou effondrement de la Russie ? ». Je continue à me poser la question avec inquiétude. En effet, comment expliquer que Vladimir Poutine ait déclenché le 24 février 2022 une agression militaire caractérisée contre le « peuple frère » de l’Etat indépendant d’Ukraine ? Et cela en violant tous ses engagements internationaux et toutes les règles du droit de la guerre, et plus encore tous les droits humains, condamnant ainsi pour longtemps la Russie au ban des nations ?
L’histoire russe se singularise par de terribles paradoxes.
En premier lieu, comment l’Etat tsariste le plus retardataire d’Europe a-t-il pu connaitre la première expérience durable de révolution socialiste ? Et encore, plus en rapport avec l’actualité, pourquoi l’empire colonial russe d’un seul tenant a-t-il pu si longtemps échapper à la décolonisation ? Et plus encore, pourquoi l’Union soviétique ne s’est-elle pas disloquée par la périphérie, mais a implosé sous l’impulsion du nationalisme grand-russien ? Je pourrais multiplier la liste de ces paradoxes.
Je crois pouvoir répondre à ces questions en affirmant que de Pierre le Grand à Joseph Staline, voire d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, la Russie tsariste, soviétique et post soviétique a toujours été, et est encore confrontée à des défis constants : l’immensité de l’espace et la diversité des peuples, l’archaïsme des campagnes et les difficultés du développement, la nécessité d’une armée puissante et l’omnipotence d’une bureaucratie soumise, la faiblesse de la bourgeoisie et la marginalisation de l’intelligentsia. La formule de l’autocratie a toujours été « un tsar, un peuple, une foi » ! Si l’accumulation des contradictions économiques et sociales à rendu possibles les révolutions de 1917, les solutions adoptées n’ont pas apporté de réponses progressistes et durables. Faute de recours à la démocratie politique et sociale, les réformes de Catherine II et d’Alexandre II comme celles de Khrouchtchev et de Gorbatchev ont toutes échoué comme si le tsarisme ou le soviétisme avaient été condamnés en dépit de leur antagonisme.
La Russie n’a jamais été un Etat-Nation à l’occidentale, mais un Empire autocratique, patrimonial et eurasiatique. Voici ma thèse.
Que Vladimir Poutine ait eu l’ambition de restaurer la puissance de la Russie et de laver l’humiliation de l’implosion de l’empire soviétique, c’est incontestable. Toute légitimation d’un pouvoir nouveau passe souvent par une réinterprétation du passé. La lecture de nombre de ses discours depuis son accession à la Présidence de la République fédérative de Russie en 2000, montre à quel point, tel un « historien en chef » (Nicolas Werth), il a prétendu réinterpréter l’histoire millénaire de la Russie pour justifier ses décisions politiques, même les plus irrationnelles et les plus dangereuses pour le peuple russe et tous les peuples.
I. D’OÙ VIENT LA RUSSIE ?
« Pour faire renaitre notre identité nationale, notre conscience nationale, nous devons rétablir les liens entre les époques au sein d’une histoire unie, ininterrompue, millénaire, qui nous apprend le sens du développement de la Nation » (Poutine devant la Douma, 12 décembre 2012)
Poutine a institué en 2012 une Société d’histoire de la Russie, présidée par Vladimir Medinski, actuel chef du renseignement extérieur, chargée « d’unir le pays autour des valeurs essentielles du patriotisme, de la conscience civique et du service loyal envers l’Etat ». Ainsi a été élaboré un véritable « roman national russe » largement diffusé dans tous les médias par Alexandre Prokhanov, l’idéologue nationaliste souvent qualifié d’ « instituteur de Poutine ».
Dans le droit fil de la tradition slavophile du XIXe siècle, la Russie d’aujourd’hui serait le produit de quatre empires successifs : la Russie de Kiev, la Moscovie, la Russie des Romanov et l’empire soviétique. La Russie se serait ainsi développée comme une « force organique », comme un empire aux frontières toujours mouvantes selon l’expansion des peuples russes à partir d’un « foyer central ». Tout historien se doit de déconstruire point par point ce « roman national ».
1°) Pourquoi la référence constante à la Rouss’ de Kiev ?
Poutine disait déjà en 2001 : « Nos racines se situent dans la Russie kiévienne ». En septembre 2013, il est plus explicite encore : « La Russie kiévienne est à l’origine de l’immense Etat russe. Nous avons une tradition commune, une mentalité commune, une histoire commune. Nos langues sont très proches. En ce sens, nous sommes un seul peuple ». Russes et Ukrainiens, Grands Russiens et Petits Russiens, seraient des « peuples frères ».
Mais cette Rouss’ de Kiev ne fut entre les IXe et XIIe siècles qu’une confédération de principautés, de tribus et de cités marchandes comme Kiev, Novgorod, Vladimir et Moscou fondée seulement en 1156, aux populations vikings varègues, baltes, slaves, khazars et byzantines. Son existence historique n’est que mythique. Cependant la conversion au christianisme du prince de Kiev Vladimir le Grand en 988 aurait scellé l’unité spirituelle de cette Rouss’. Vladimir Poutine s’en réclame en 2016, en dévoilant la grande statue de saint Vladimir le grand à Moscou, tout autant que le président ukrainien Petro Porochenko à Kiev. Mais alors que le premier voit dans le « baptême » de la Rouss’ le fondement religieux orthodoxe et byzantin de l’identité russe, le second en déduit l’appartenance de l’Ukraine à l’Europe chrétienne. Une véritable « guerre mémorielle » oppose en effet de plus en plus Moscou et Kiev. Voilà où conduit la quête des origines nationales comme si la France était née avec le baptême de Clovis ! ou si la France et l’Allemagne se disputaient la paternité de Charlemagne !
Cette Rouss’ de Kiev se désintégra cependant très vite en raison des rivalités entre princes, du déclin de Byzance et de la triple menace des Germains et des Lituaniens à l’ouest et des Mongols à l’est. La cité de Kiev est ravagée par les Mongols de la Horde d’Or en 1237 et ses populations dispersées. Les Grands-Russiens de Moscovie passent à leur tour en 1240 sous le joug mongol et y demeurent jusqu’en 1480. Quant aux Petits-Russiens de Kiev et aux Biélorusses de Minsk, ils passent eux sous la domination de l’Etat polono-lithuanien pendant plus de quatre siècles.
2°) Pourquoi les stars Ivan III et Ivan IV le Terrible sont-ils plus que jamais des héros nationaux russes ?
La tradition veut que les peuples russes aient été « libérés » par les princes de Moscou. En fait, c’est le prince de Novgorod, Alexandre Nevski qui le premier arrêta les Suédois sur la Néva en 1240 et les chevaliers teutoniques en 1242 lors de la « bataille des glaces ». Mais ce sont les princes moscovites comme Dimitri Donskoi qui étendirent ensuite la Moscovie vers le nord et l’est, du golfe de Finlande à l’océan Arctique et à la Volga.
La décomposition de la Horde d’Or a été en effet accélérée par les révoltes des Cosaques du Don et de la Volga alliés des princes de Moscou. Vainqueurs des Mongols en 1480, Ivan III (1462-1505) peut se flatter d’avoir libéré les peuples de la Grande Russie. En 1493, ayant quadruplé le territoire de la Moscovie, il se proclame « tsar de toute la Russie », de la Roussia, et non plus de la Rouss’.
Mais l’histoire officielle ne dit pas que la prééminence de la principauté de Moscou a été le résultat de sa longue collaboration avec les Mongols. Les princes de Moscou, tel Ivan l’Escarcelle, s’imposèrent comme collecteurs du tribut imposé par le Grand Khan et payé par les principautés russes. C’est de cet héritage mongol que les princes de Moscou tiennent leur conception d’un pouvoir patrimonial fondé sur la suprématie militaire, sur la propriété éminente des terres conquises et affectées à des boyards russes faisant allégeance.

L’histoire officielle oublie encore qu’Ivan III a détruit les puissantes cités-Etats de Novgorod et de Tver, ces cités-républiques aux institutions libres, élisant leurs assemblées et leurs maires. Ainsi ce « rassembleur de terres russes » élimine de l’histoire la voie des cités marchandes libres qui faisaient alors la richesse des villes de la Hanse baltique comme celle des Flandres et d’Italie. La tradition retient cependant qu’Ivan III le premier se proclama « autocrator » en refusant le titre de roi que lui proposait l’empereur du Saint Empire romain-germanique Frédéric III auquel il refusait de se soumettre. Qu’est-ce donc que l’autocratie ?
L’autocratie, c’est d’abord un césaropapisme, un califat chrétien, sur le modèle byzantin et non romain. L’Eglise orthodoxe affirme la nature divine du tsar investi d’une mission tout autant religieuse que profane. Le tsar est un personnage sacré dont les fonctions religieuse et politique sont indissociables car la religion est le principe suprême de la société et de l’Etat. De son côté, l’Eglise orthodoxe reconnait la primauté du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. En 1520, le moine Philothée proclame que le tsar est « l’unique prince des chrétiens et le guide de l’Eglise apostolique ». Il fait de Moscou l’héritière de Rome et Byzance : « Deux Rome se sont écroulées, mais la troisième, Moscou se dresse vers les cieux et il n’y en aura pas de quatrième ».
Ainsi, au moment où s’affirment en Europe la Réforme protestante et en France le gallicanisme, la Russie s’enferme dans le césaropapisme. Alors que l’Eglise orthodoxe dispose de toute la littérature ancienne grecque et latine, celle-ci est globalement condamnée et ignorée. Il n’y aura donc pas en Russie de mouvement comparable à l’Humanisme et à la Renaissance comme en l’Europe occidentale. La Russie se veut théocentriste et s’oppose à un Occident anthropocentriste. La responsabilité de l’Eglise orthodoxe est immense dans cette bifurcation des civilisations. Sous Ivan IV, dit Ivan le Terrible, tsar de 1533 à 1584, la prise de Kazan en 1552, puis celle d’Astrakan, permettent aux Russes d’atteindre la Volga et l’Oural. L’Etat russe ne change pas tant d’échelle que de nature. Avec plus de 5 millions de km2, il double de superficie et intègre désormais des peuples non slaves des steppes entre la Volga et l’Oural, soumet ou rallie les Cosaques contre les Tatars, distribue les riches terres noires aux nobles russes et non russes et fait appel à des millions de paysans protégés par des colonies militaires agricoles. Un modèle patrimonial d’intégration politique et culturelle se met en place, appelé à un grand avenir.
Ainsi Boris Godounov, tatar converti, ancien conseiller d’Ivan le Terrible, sera proclamé tsar. C’est lui qui se lancera à la conquête de la Sibérie par l’organisation d’expéditions de cavaliers cosaques. Ainsi se concrétise l’expansion « organique » d’un empire euro-asiatique patrimonial avant même le changement de dynastie de 1613.
3°) Pourquoi la dynastie des Romanov est-elle aujourd’hui réhabilitée ?
La dynastie des Romanov est aujourd’hui particulièrement idéalisée pour avoir mis fin en 1613 aux « temps des troubles » consécutifs à la crise dynastique ouverte en 1598. Les Polonais qui avaient pris et occupé Moscou et qui avaient entrepris de convertir les Russes au catholicisme, en furent chassés à la suite d’un sursaut national à l’appel de l’Eglise orthodoxe par la première armée populaire levée par Pojarski. Ainsi l’investiture en 1613 du tsar Michel Romanov est perçue comme la « deuxième libération de la Moscovie ».
Les Romanov n’eurent ensuite aucun mal à réaliser l’expansion orientale de l’empire. Dès 1602, l’Iénisséi est atteint, le Pacifique en 1639 et l’Alaska en 1741. Mais l’expansion à l’ouest et au sud a été bien plus difficile à cause des conflits avec des puissants Etats suédois, lithuaniens et polonais au Nord et des empires autrichien et turc au Sud. Les Romanov réussirent d’abord à obtenir le ralliement des Cosaques Zaporoges qui se révoltèrent en 1648 contre l’Etat polono-lithuanien qui voulait leur imposer le catholicisme. La grande révolte paysanne antiféodale, dirigée par Bogdan Khmelmitski, aboutit en 1654 à l’accord de Pereiaslavl par lequel les Cosaques se plaçaient sous la protection de l’Etat russe. Pour les historiens russes, Khmelmitski est « un grand patriote qui a consacré sa vie à la libération de l’Ukraine et à sa réunification avec la Russie ».
Pierre le Grand, tsar de 1694 à 1725, réalise enfin le premier rêve d’Ivan le Terrible en accédant à la Baltique et en créant Saint-Pétersbourg au prix d’une guerre de 23 ans contre la Suède de Charles XII, en annexant les pays baltes et en proclamant l’Empire en 1721. Catherine II, qui régna de 1762 à 1796, réalise le second rêve d’Ivan le Terrible en conquérant l’Ukraine centrale en 1772, puis l’Ukraine occidentale en 1795, à la suite des partages de la Pologne, avant qu’Alexandre 1er annexe le Grand-Duché de Varsovie en 1815. Entre temps le khanat de Crimée a été conquis en 1783.
Ces conquêtes militaires sont présentées aujourd’hui par Poutine comme « la réunion dans un seul Etat russe des terres russes de l’ouest qui avaient appartenu à la Rouss’ ancienne ». Ce qui est une interprétation plus que discutable et l’objet d’un contentieux avec l’Ukraine indépendante qui a fait d’Ivan Mazepa, qui combattit contre Pierre le Grand aux côtés des Suédois, son premier héros national.
Au XIXe, l’expansion militaire et coloniale se poursuit de part et d’autre du Caucase, dans le Turkestan et en Extrême-Orient sous prétexte, peut-on lire dans les manuels scolaires officiels, de « mettre fin aux guerres intestines menées par des chefs de tribus, interdire l’esclavage, initier la construction des chemins de fer et d’usines ». Si, la Russie n’avait pas annexé ces régions, elles n’auraient pas pu garder leur indépendance face à l’expansion de l’impérialisme britannique.
Pas question de faire la critique d’un colonialisme russe !
Mais la maitrise d’un tel empire de 22,4 millions de Km2 en 1914 suppose un complexe militaro-industriel d’Etat voué à un avenir durable. La pacification du territoire explique la place capitale de l’armée dans la société. La première force de l’empire russe est son armée et la logique militaire prévaut sur la logique économique. Dès Pierre le Grand, de tous les tsars le plus remarquable pour Poutine, de très nombreuses manufactures métallurgiques d’Etat dans l’Oural sont chargées de l’équiper en artillerie et fusils. Une puissante armée permanente est organisée pour la première fois au monde : 200 000 serfs sont recrutés pour 25 ans et encadrés par toute une hiérarchie d’officiers nobles sortis des écoles de cadets.
Par la Table des Rangs instituée en 1722, Pierre le Grand a imposé le service permanent de l’Etat à tous les nobles de plus de 15 ans avec obligation scolaire. La noblesse est réorganisée en 14 rangs civils et militaires. Ses membres reçoivent des privilèges et des dotations en terres et serfs. La noblesse russe n’est donc pas tant une caste, ni une classe, mais un corps hiérarchisé d’officiers civils et militaires. Ce service de l’Etat entrave considérablement la formation d’une société civile et compromet les liens entre élites et peuple.
Par la création du Saint-Synode, Pierre le Grand, pourtant agnostique, accroit encore la tutelle du pouvoir impérial sur l’Eglise orthodoxe russe. Catherine II a beau inviter Diderot et acheter des bibliothèques de philosophes français, elle généralise le servage dans les campagnes et les corvées de service, son règne est « sans Lumières ». Toute la société est mise au service de l’Etat.
En dépit de la relative fécondité du modèle russe d’intégration impériale des élites non russes et de respect des cultures et des religions des peuples autochtones soumis, la russification forcée et l’oppression nationale au XIXe siècle, en Pologne notamment, ont petit à petit provoqué l’affaiblissement de cet empire multinational. C’est la décomposition de cette armée de paysans, d’anciens serfs libérés à partir seulement de 1861, sujets sans véritables droits civiques et plurinationaux, qui allait provoquer en 1917 la désintégration de l’Etat impérial et la chute du régime tsariste.
Mais l’idéalisation de la Russie tsariste a atteint son apogée en 1998 par la canonisation de Nicolas II « martyr de la foi » par le patriarche de Moscou et l’inhumation de ses restes et ceux de sa famille à Saint-Pétersbourg en présence de Boris Eltsine dont le premier acte symbolique fut de faire reconstruire la basilique du Saint Sauveur, que Staline avait fait détruire sur la Place rouge.

4°) Quelle place est réservée au passé soviétique ?
Poutine propose une étonnante synthèse entre le passé tsariste et l’héritage soviétique. La conciliation entre les deux périodes antagonistes suppose la négation de la révolution d’Octobre et la glorification d’une Grande Russie éternelle maintenue par un Etat fort capable de défendre la Nation face à tous ses adversaires. La révolution d’Octobre est aujourd’hui condamnée comme un « coup d’Etat » contre le pouvoir légitime du gouvernement provisoire perpétré par un petit groupe de révolutionnaires, souvent juifs, manipulés par l’empire allemand, internationalistes et terroristes, animés par une idéologie étrangère, le marxisme, et dont l’âme damnée serait Lénine.
Poutine porte contre Lénine trois accusations :
1°) avoir capitulé en 1918 devant les Allemands en signant la paix humiliante de Brest-Litovsk amputant l’empire russe de vastes et riches territoires : « Notre pays a perdu la guerre face au pays qui avait lui-même perdu la guerre. C’est une véritable trahison … ».
2°) avoir « entièrement créé l’Ukraine moderne en arrachant à la Russie des parties de ses propres territoires historiques », à savoir la Nouvelle Russie de la rive gauche du Dniepr, du Donbass à Odessa.
3°) avoir imposé ses vues sur la Constitution fédérale de l’URSS de 1924 : « Ce sont les idées de Lénine sur une structure étatique confédérative et sur le droit des nations à l’autodétermination jusqu’à la sécession qui ont constitué le fondement de l’Etat soviétique ». Principes qui ont facilité son éclatement en 1991 !
Il est vrai que Lénine s’opposait sur ce point à Staline qui préconisait l’absorption par la République fédérative de Russie des républiques nationales ne devant disposer que d’une simple « autonomisation ». Lénine ne le faisait pas par concession aux « indépendantistes » comme l’accuse Poutine, mais par respect de l’égalité des droits entre toutes les républiques soviétiques et parce qu’il entendait « mener une guerre à la vie à la mort contre le chauvinisme grand russien. Depuis 1915, Lénine ne cessait de répéter que « le socialisme est impossible sans la démocratie ».
Sur tous ces points, Poutine réhabilite l’œuvre de Staline :
1°) Staline n’a pas appliqué les principes léninistes mais ses propres idées sur la nécessité d’un Etat fort, centralisé, puissant pour « assurer le maintien d’un territoire aussi vaste et complexe ». Bref Staline à restauré un pouvoir d’Etat de type autocratique.
2°) Staline a préservé pour l’essentiel l’empire tsariste. S’il était logique que la Finlande luthérienne et la Pologne catholique deviennent indépendantes dès 1917, les anciens territoires biélorusses et ukrainiens et les pays baltes perdus en 1918, occupés en 1939 après le pacte germano-soviétique, ont été réintégrés en 1945.
3°) Staline est l’organisateur de la victoire dans la Grande Guerre patriotique, en rassemblant tous les peuples de l’URSS et des républiques sœurs sous la direction de la Russie contre la barbarie de l’Allemagne nazie et de ses alliés fascistes. Les populations soviétiques se sont véritablement sacrifiées pour « offrir la liberté aux peuples du monde entier » (Poutine, 9 mai 2012) : 1 soviétique sur 7 est mort contre 1 américain sur 357. « Staline a racheté la faute de Lénine », en conclut Nicolas Werth.
Alors que les révélations des crimes de Staline avaient dominé les débats publics sous la Perestroïka, ils sont aujourd’hui quasiment marginalisés et l’association Mémorial a été dissoute. Les années trente sont réhabilitées, y compris le pacte germano-soviétique. D’après le Centre Lévada d’études de l’opinion ruse, en 2020, 70 % des Russes jugeaient positif le rôle de Staline contre 45 % en 2000 et moins de 20 % en 1989. Mais ils sont toujours aussi nombreux à juger (89 %) que la Grande Guerre patriotique est leur plus grand sujet de fierté, juste avant la conquête spatiale.
Et 86 % des Russes approuvent l’annexion de la Crimée.
II. OÙ VA LA RUSSIE ?
« Celui qui ne regrette pas la destruction de l’Union soviétique n’a pas de cœur. Et celui qui veut sa reconstruction à l’identique n’a pas de tête » (Poutine, interview à la Konsomolskaïa Pravda, 9 février 2000)
Fin d’un empire, naissance d’une Nation, tel était le dilemme après l’implosion de l’URSS en 1991. Contrairement à une idée fort répandue, Poutine n’entend pas restaurer l’empire soviétique. Il n’en a ni les moyens, ni l’ambition. Il se veut seulement le champion de la Nation, du peuple, de l’identité de la Russie nouvelle. D’une nation fondée sur l’identité de langue, de culture, de religion, bien plus que sur l’égalité de droit de citoyens libres et souverains.
Ses politiques intérieures comme extérieures ont réveillé tous les courants russophiles, slavophiles et eurasiates, qui avaient fleuri au XIXe siècle et qui lui assurent aujourd’hui un très large soutien. Mais cette « voie russe » vers la « démocratie souveraine » va se heurter à terme avec l’Occident.
1°) Un premier mandat pour restaurer un Etat fort
Dès 2000, Vladimir Poutine, devenu président de la Fédération de Russie, a affirmé sa vision d’un « Etat fort », d’un « Etat efficace » afin de restaurer la stabilité et la puissance de la Russie.
Quatre objectifs caractérisent sa première présidence :
1°) mettre fin au chaos politique et la faillite financière des présidences Eltsine et à l’humiliation d’avoir perdu la guerre froide.
Il entend respecter les institutions fédératives et s’appuyer sur la constitution de 1993 qui a institué un régime présidentiel faiblement contrôlé par Douma. Son but initial est de rapprocher les anciens communistes réformateurs et les démocrates russophiles, afin de marginaliser les nostalgiques de l’URSS et les ultralibéraux eltsiniens.
2°) « interrompre le développement de la Russie dans un sens oligarchique » (Poutine) en soumettant ou en chassant les puissants oligarques qui ont pillé les richesses du pays dans les années 1990. Il définit de nouvelles règles de collaboration entre un Etat pauvre aux faibles ressources, une « puissance pauvre » selon l’économiste Georges Sokolioff, et les oligarques capables d’investir pour relancer l’économie nationale. Certains sont chassés de Russie car devenus des financiers internationaux comme Abramovitch ; d’autres bénéficient de la générosité aléatoire d’un Etat toujours patrimonial comme Berezovski. Mais, quand en 2003, le patron du groupe pétrolier Ioukos, Mikhaïl Kodorkhorski, veut vendre ses actions à l’Américain EXXON, il est aussitôt arrêté et condamné à 10 ans de prison. Il s’agit de protéger un capital russe.
3°) assurer le retour à un Etat social minimum : « Les gens veulent la stabilité, pas la stagnation. Ils veulent vivre mieux. ». Poutine entend rétablir la stabilité du rouble et les finances de l’Etat pour augmenter les retraites et les salaires des fonctionnaires et des militaires afin de limiter les ravages de la crise sociale.
4°) En politique étrangère, Poutine envisage alors un rapprochement avec les Etats-Unis et même avec l’OTAN avant de se raviser. En septembre 2000, il déclare à Berlin devant le Bundestag que « la guerre froide est finie ». Début 2001, il ose dire que « la Russie ne voit pas dans l’Otan une organisation hostile » et propose même que la Russie y collabore, voire y adhère. Un Comité Otan-Russie est mis en place. Engagé dans la deuxième guerre en Tchétchénie et ravageant Grozny, Poutine compatit au drame américain du 11 septembre 2001 et entend tenir sa place dans la lutte internationale contre le terrorisme islamique.
Mais l’engagement en mars 2003 des Etats-Unis dans la guerre contre l’Irak de son « ami » Saddam Hussein rappelle à Poutine que l’on ne peut faire confiance aux Etats-Unis et que la Russie risque de voir son « étranger proche » déstabilisé. Poutine se rallie à la doctrine Primakov, élaborée après l’attaque de la Serbie en 1999 par l’Otan et les Etats-Unis, sans mandat de l’ONU, et se convainc de la duplicité des Occidentaux.
Cependant l’heure n’est pas encore à la rupture mais à la consolidation grâce aux exportations de pétrole et de gaz et à l’insertion de la Russie dans le marché mondial grâce à l’OMC.

2°) Le deuxième mandat de Poutine est marqué par un « tournant conservateur ».
A la suite de la multiplication des attentats terroristes, en particulier celui de Beslan dans le Caucase russe, Poutine entend imposer non pas un Etat de droit mais « la dictature de la loi » et met en place « la diagonale du pouvoir ». Les gouverneurs des régions seront désormais désignés par la présidence et non plus élus.
Même si Poutine souligne la nature multiconfessionnelle de la Russie, il invite tous les chefs religieux à « moraliser le peuple » et à « soutenir l’Etat ». Le patriarche orthodoxe de Moscou devient le sixième personnage de l’Etat. L’Etat doit s’engager, affirme-t-il en 2007 à « défendre les valeurs morales, sans lesquelles ni l’humanité, ni l’homme concret ne peuvent vivre, valeurs qui ne peuvent être autres que religieuses ». Poutine instrumentalise le christianisme orthodoxe et en fait son bras idéologique. L’Eglise orthodoxe omniprésente dans les médias et même dans les armées. Il s’agit de promouvoir dans tous les domaines une « civilisation chrétienne » plus large que la communauté nationale.
Autre sujet d’inquiétude ; cinq ans après l’adhésion à l’Alliance atlantique de la Hongrie, de la Pologne et de la Tchéquie, de nouveaux pays adhèrent à l’Otan (Estonie, Lituanie, Lettonie, Bulgarie, Roumanie). Promesse est faite à la Géorgie et à l’Ukraine d’y adhérer à terme. Ce n’est pas seulement le glacis de l’Europe de l’Est mais nombre d’anciennes républiques soviétiques qui entrent ou entendent entrer dans le giron occidental remettant en cause le « rouski mir », le « monde russe ».
Il n’est pas seulement question de sécurité collective mais aussi d’intégration économique. L’Ukraine, qui était un sujet d’inquiétude pour tous les dirigeants russes depuis la proclamation de son indépendance en 1991, devient source de tensions. Dès la révolution Orange de 2004 et la victoire du président pro-européen Petro Iouchtchenko, Poutine accuse l’Union européenne et les Etats-Unis de vouloir « isoler la Russie » coupable de ne pas se plier au monde unipolaire et de défendre sa souveraineté et son identité. Après avoir réussi à ramener le pays dans le giron russe en 2010 avec l’élection de Victor Ianoukovytch à la présidence, Poutine s’inquiète des intentions de la Rada d’accepter un partenariat avec l’Union européenne, plutôt que de resserrer les liens économiques avec la Russie.
Poutine ne peut admettre la volonté des Ukrainiens de se détacher de Moscou. Il va même jusqu’à déclarer artificielles les frontières des anciennes républiques soviétiques « parce que l’espace culturel ne possède pas de frontières ».
3°) Le troisième mandat de Poutine est dominé par la défense de l’identité russe et la dénonciation de l’Occident.
Le retour de Poutine à la présidence en 2012, après l’intermède Medvedev, accentue l’évolution autoritaire du pouvoir. En réponse aux manifestations contre la fraude électorale, les libertés d’expression, de presse et de manifestation et l’accès à internet sont réduits. La Douma adopte des lois pour « protéger les enfants de la pornographie, de la violence et des comportements amoraux et obscènes » ou encore de la « propagande homosexuelle ».
Des lois mémorielles sont adoptées. Les ONG russes, comme Mémorial, bénéficiant d’aides internationales, doivent se déclarer comme « agents de l’étranger » et se soumettre à de multiples contrôles. Des opposants notoires sont assassinés à Moscou ou à l’étranger.
Le 19 septembre 2013, devant le club Valdaï réunissant des élites oligarchiques, Poutine lance une violente campagne contre l’Occident et pour la défense de l’identité russe. Il renvoie dos à dos l’ « idéologie soviétique qui ne saurait revenir » et « l’ultralibéralisme occidental prétendant civiliser la Russie de l’extérieur ». Les pays d’Europe sont accusés de renier leurs propres « racines chrétiennes, fondement de la civilisation occidentale ».
« La Russie, comme le disait de façon si frappante le philosophe Léontiev, s’est toujours développée comme une ‘’complexité florissante’’, comme un Etat-Civilisation reposant sur le peuple russe, la langue russe, la culture russe, l’Eglise orthodoxe russe et les autres religions traditionnelles de la Russie. »
La Russie se veut la championne d’une défense de la civilisation chrétienne en Europe. Et cela commence par l’appel à la mobilisation des Russes, des Slaves et des orthodoxes partout où il se trouvent. L’Eglise orthodoxe se voit restituer tous ses biens et entreprend un vaste programme de rénovation et de construction d’églises. Pour resserrer les liens économiques avec l’Ukraine, Poutine élabore le projet Novarossia qui est présenté comme concurrent du partenariat avec l’Union européenne. Il tente de relancer les projets de coopération économique entre les deux Etats (sidérurgie, chantiers navals, aéronautique, énergie atomique), mais se heurte à l’indécision de Ianoukovytch.
En septembre 20I3, il n’hésite pas à menacer : « L’Ukraine est, sans doute, un Etat indépendant. Mais n’oublions pas que l’Etat russe actuel a des racines liées au Dniepr. La Russie kiévienne est à l’origine de l’immense Etat russe. Nous avons une tradition commune, une mentalité commune, une histoire commune. Nos langues sont très proches. En ce sens, nous sommes un seul peuple. » C’est la souveraineté de l’Ukraine qui est mise en cause.
Mais Poutine ne peut rien contre les troubles qui éclatent à Kiev, contre la révolution de Maïdan qu’il qualifie aussitôt de « coup d’Etat » et de « complot américain » pour détacher l’Ukraine de la Russie. Tout au plus accueille-t-il en février 2014 Ianoukovitch en fuite. Il y réplique par l’occupation, puis l’annexion de la Crimée, légalisée formellement par un référendum, et le soutien aux séparatistes pro-russes dans le Donbass. C’est la première fois depuis 1945, à l’exception de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, qu’un Etat européen annexe une partie d’un autre Etat. Une guerre larvée, une « guerre hybride » commence entre Ukrainiens pro-russes et pro-occidentaux.
Pour légitimer cette violation flagrante du droit international et des engagements pris par la Russie en 1994 (pacte de Budapest) du respect des frontières des Etats successeurs, Poutine prononce le 18 mars 2014 une « adresse à la Fédération de Russie » qu’il qualifie de plus grand discours de sa vie, où il se félicite d’avoir « rassemblé des terres russes » à l’exemple d’Ivan III et de ses successeurs. De Fait, il entreprend le démantèlement de l’Ukraine indépendante. Il affirme que Kharhov, Donetsk, Nikolaiev et Odessa, créations de Catherine II et de Potemkine après la conquête de la Nouvelle Russie ne faisaient pas partie de l’Ukraine. Il est donc légitime de les défendre contre les agressions des « fascistes », des « néo-nazis » ukrainiens, responsables de crimes contre les Russes et les pro-russes, comme lors de l’incendie de la maison des syndicats à Odessa. Les nationalistes de Kiev sont assimilés sans nuance aux partisans de Stepan Bandera, qui a été reconnu depuis 2004 comme un nouveau héros national ukrainien pour avoir proclamé l’indépendance de l’Ukraine en 1941.
Plus largement encore le 17 avril 2014, Poutine met en cause l’agressivité séculaire de l’Occident contre la Russie : « La politique d’endiguement de la Russie, qui a continué au XVIIIe, au XIXe et au XXe siècle, se poursuit aujourd’hui. … Mais il y a des limites. Et en ce qui concerne l’Ukraine nos partenaires occidentaux ont franchi la ligne jaune. » Poutine cherche donc à défendre la « souveraineté » de la Russie contre un « Occident global » qui cherche à l’affaiblir. Mais l’armée russe, en dépit de sa puissance affichée, n’entend pas intervenir directement dans la guerre qui oppose depuis 2014 les « séparatistes russes » du Donbass et l’armée ukrainienne qui se réorganise. Dès lors, la Russie active ses propres programmes de modernisation militaire lancés en 2008.
Le conflit devient à terme inéluctable !
4°) L’élargissement d’une géostratégie eurasiate
Poutine gagne cependant du temps en renforçant ses appuis diplomatiques. Déjà en 2000, il déclarait à Chine nouvelle que la Chine était « un partenaire stratégique dans tous les sens du terme » et que « la Russie prendra toujours appui sur ses deux piliers, l’européen et l’asiatique » et adhèrera à l’Organisation de Coopération de Shanghai. En 2007, il dénonçait la « conception unipolaire du monde » que les Etats-Unis veulent imposer au reste du monde ; « il n’y a pas beaucoup de pays dans le monde, dit-il, qui ait le plaisir et le bonheur de se proclamer souverains. On peut les compter sur les doigts de la main. C’est la Chine, l’Inde, la Russie … »
La Russie reprend à son compte le projet d’Union eurasienne. Poutine évoquait déjà le 10 octobre 2010 à Astana, la nouvelle capitale du Kazakhstan, « l’immense territoire de l’Eurasie de la Baltique et des Carpathes à l’Océan Pacifique ». Ce ne serait pas seulement un espace économique intégré, mais une « union civilisationnelle ». La Russie en serait le centre, le pont car seule elle serait capable d’unir les deux civilisations les plus fondamentales, les « valeurs chrétiennes traditionnelles » et les « sagesses de l’Orient », mais aussi celles de l’islam et du bouddhisme. Poutine soulignait que « la Russie, pays eurasiatique, est un exemple unique où le dialogue des cultures et des civilisations est pratiquement devenu une tradition dans la vie de l’Etat et de la société ». L’Eurasie alliant à terme la Russie et la Chine doit remplacer les Etats-Unis comme leader mondial.
Depuis 2013 et l’arrivée du président XI-Jinping au pouvoir à Pékin et l’entrée en vigueur des sanctions occidentales contre la Russie, puis la Chine, les liens se sont resserrés bien que déséquilibrés. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie devant l’Allemagne. Mais la Russie reste un pays exportateur primaire de matières premières et de sources d’énergies alors que la Chine est le grand atelier industriel du monde. On pourrait donc redouter que le rêve oriental de Poutine se brise face à l’hégémonie chinoise. Mais dans l’immédiat, l’Eurasie permet à la Russie d’atténuer les effets des sanctions occidentales.
Tout est désormais en place pour que l’irréparable soit commis. Le 21 février 2022, Poutine, à la fin de son très long discours à la Nation russe, exige « une « cessation immédiate des hostilités par ceux qui détiennent le pouvoir à Kiev. Sinon toute la responsabilité de la poursuite de l’effusion de sang reposera entièrement sur le régime au pouvoir sur le territoire de l’Ukraine. »
Formidable inversion des responsabilités. Cynisme absolu. Voilà où conduit la croyance absolue dans le « roman national » ! Le 24 février, les chars russes fonçaient sur Kiev !
III. INTERPRETATIONS DE LA GUERRE
« Nous savons qui est le principal adversaire des Etats-Unis et de l’OTAN. C’est la Russie. Dans les documents de l’OTAN, notre pays est officiellement déclaré directement comme la principale menace pour la sécurité atlantique. Et l’Ukraine servira de tremplin pour un tel coup. […] Leur objectif est toujours le même : étouffer le développement de la Russie. » (Poutine, déclaration au peuple de Russie, 22 février 2022)
La plupart des politiques et des « experts », éditorialistes et journalistes occidentaux ne prennent pas en compte les analyses géostratégiques exposées clairement par Poutine. Ils ne cherchent pas à les réfuter, ni même pas à les discuter. Aussi trois à quatre interprétations du conflit actuel sont en concurrence aujourd’hui : guerre fratricide ? guerre de civilisations ? guerre inter-impérialiste ? guerre géopolitique ?
1°) La thèse d’une guerre fratricide est développée par les historiens conservateurs russophiles qui, dans la lignée d’Hélène Carrère d’Encausse, estiment que la Russie, le « grand frère » des peuples de l’ancien empire tsariste, a le droit de défendre son modèle d’intégration politique et culturel et son espace civilisationnel face à la remise en cause de son « espace proche » par les forces libérales et occidentales. Tout aussi conservatrice est la thèse opposée de l’historien ukrainien Zbigniew Kowalevski qui affirme que l’Ukraine occidentale a toujours été agressée par le totalitarisme russe instrumentalisant la religion orthodoxe.
Ces points de vue sont relativisés par l’historien austro-suisse Andréas Keppeler dont l’ouvrage Russes et Ukrainiens, les frères inégaux, paru en 2017, souligne la concurrence des deux romans nationaux russe et ukrainien de plus en plus antagonistes avec l’affirmation de l’identité nationale ukrainienne. Tant que le « petit frère » obéit et est loyal, le « grand frère » l’aime et le protège, mais le châtie dès qu’il cherche à s’émanciper. La Russie n’a jamais été capable d’accepter l’Ukraine comme un Etat souverain, comme une nation égale en droit et dotée d’une histoire spécifique.
Toutes ces thèses identitaires reposent sur le mythe d’un « foyer slave commun » aux Russes, Biélorusses et Ukrainiens, élaboré par les slavophiles russes du XIXe siècle comme Nikolaï Karamzine, et déjà contesté par l’historien ukrainien populiste Mykailo Hrouchevski, futur président de la Rada de Kiev en 1917. C’est nier la diversité des expériences politiques et culturelles des populations victimes des rivalités des grands empires se partageant ces terres jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’Ukraine, terres des confins, des marches, n’a pas d’existence nationale avant le XXe siècle et apparait encore comme « un patchwork de zones de transition linguistique, culturelle, économique et politique » d’après l’historien américain d’origine ukrainienne Serghii Plokhy.
2°) La guerre est présentée comme une guerre de civilisation par les idéologues russes aussi bien qu’ukrainiens et occidentaux. Si Poutine n’hésite pas à affirmer que la Russie défend sa Civilisation, Volodymyr Zelenski assimile la guerre à un affrontement du Mal contre le Bien. La quasi-totalité des idéologues occidentaux, condamnant à juste titre l’agression russe et les crimes de guerre de l’armée russe, n’hésitent pas à parler de guerre de la liberté et de la démocratie contre la dictature et le totalitarisme, bref de la guerre pour la défense de l’Europe et de l’Occident.
Ce schéma binaire est plus que contestable car l’Ukraine indépendante depuis 1991 est loin d’être une réelle démocratie. Ses institutions politiques très présidentielles ont été l’enjeu des rivalités entre des clans oligarchiques régionaux et des ingérences extérieures. Si l’Ukraine a connu six présidents, trois sont arrivés au pouvoir en dehors de tout cadre constitutionnel à la suite de crises politiques et d’élections très contestées en 2004, 2010 et 2014. Par suite, des lois mémorielles dites de « désoviétisation » ont été prises pour raffermir le sentiment national ukrainien. Elles sont apparues pour les Russes comme autant de provocations. Mais elles interrogent également tout historien et démocrate.
Après la « révolution orange », le président Viktor Iouchtchenko fait reconnaitre en 2006 la famine de 1932-1933, l’Holodomor, comme une « extermination par la faim », comme un « génocide soviétique du peuple ukrainien » comparable au « génocide nazi », voire pire avec 10 millions de morts. Les historiens estiment que cette famine, qui couta la vie à 4 millions de personnes, est due aux effets cumulés de la collectivisation forcée des campagnes, à la dékoulakisation ainsi qu’à une sécheresse exceptionnelle qui sévit de la Hongrie au Kazakhstan, et que la mortalité fut pire encore entre le Don et l’Oural qu’en Ukraine. Ils n’ont pas trouvé dans les archives de document attestant de la volonté de Staline d’exterminer les Ukrainiens en tant que peuple. Néanmoins, le Sénat américain, inspiré par l’historien Timothy Snyder, a reconnu en 2008 le « génocide du peuple ukrainien ».
Après la révolution de Maïdan, le président Petro Porochenko a fait adopter une loi interdisant toute contestation du « caractère également criminel des régimes communiste et nazi en Ukraine ». L’Assemblée européenne a ratifié une déclaration pratiquant un amalgame comparable entre nazisme et communisme.
Une autre loi de 2014 réhabilite « l’honneur et la mémoire des combattants pour l’indépendance de l’Ukraine au XXe siècle », en particulier Stépan Bandera, membre fondateur de l’Organisation des nationalistes ukrainiens en 1929 (OUN), mais aussi en 1941 de l’Armée populaire ukrainienne (UPA) dont 300 000 hommes rallièrent les armées allemandes et dont la division SS Galicie et les commandos furent responsables de terribles massacres de Polonais, d’Ukrainiens et surtout de Juifs.
Les organisations juives comme le centre Simon Wiesenthal se sont indignées de voir honorer la mémoire d’un nationaliste qui « a collaboré avec les nazis au début de la seconde guerre mondiale et dont les partisans sont impliqués dans la mort, entre autres, de milliers de juifs ».
Poutine assimile lui tous les nationalistes ukrainiens à des nazis, des « Ukr-nazis », oubliant que sept millions d’Ukrainiens ont combattu dans l’Armée rouge et que l’Ukraine compta plus de 2.5 millions de victimes du nazisme dont plus d’un million de juifs ukrainiens. Pour lui, le président Porochenko offense la victoire de la Russie contre le nazisme, en refusant de fêter la victoire sur le nazisme le 9 mai et de défiler avec le « bataillon des immortels »
Le président Volodymyr Zelenski fort heureusement a cherché l’apaisement dans ce conflit de mémoires, mais n’a pu que déplorer que Stépan Bandera reste un « héros pour une partie des Ukrainiens ».
Bref, la guerre actuelle oppose deux idéologies nationalistes antinomiques, mais pas les camps du Bien et du Mal.
3°) La guerre actuelle est un conflit inter-impérialiste.
En 1991, l’Ukraine n’était pas seulement le « grenier à blé de la Russie » mais aussi la deuxième république industrielle de l’URSS. Elle fournissait 60 % des céréales et des betteraves à sucre et un quart des produits laitiers de l’URSS. Mais elle possédait 30 % des ressources soviétiques de charbon et de fer, 80 % de celles de manganèse, mais aussi de titane et de graphite. Elle produisait 35 % des aciers et de l’aluminium soviétiques et la moitié des navires et des matériels militaires, des fusées et des missiles. Si elle était dépendante pour le pétrole et le gaz, elle fournissait 40 % de l’électricité nucléaire de l’URSS. L’Ukraine était pleinement intégrée dans l’économie soviétique et surtout liée à la Russie.
Il suffit de parcourir les 2500 pages de l’« accord d’association politique et d’intégration économique » que le président Porochenko a paraphé le 27 juin 2014 pour comprendre les enjeux de cet accord de libre-échange entre l’Ukraine et l’Union européenne.
Citons quelques titres de chapitres : révocation de toutes les normes édictées avant 1992 ; suppression des aides publiques d’Etat aux entreprises et aux services publics : restructuration des marchés de l’énergie, du charbon, de l’électricité, des transports ; assurer la protection des investissements étrangers ; libéralisation du code du travail et suppression des conventions collectives (« Les normes en matière de travail ne devront pas être utilisées à des fins protectionnistes » (art. 293).
Les 44 annexes de l’accord précisent les contreparties d’un crédit de 11 milliards d’€ accordée à l’Ukraine jusqu’en 2020 au nom d’un « partenariat oriental » défini comme un « friendsharing ». Le Monde diplomatique estimait que l’Union européenne entendait ainsi aménager une « petite Chine » sur ses frontières orientales, prolongeant la politique de délocalisation des industries allemandes dans les anciennes Républiques populaires. Un diplomate français n’hésitait pas à déclarer que « ces accords d’association reflètent en quelque sorte un esprit colonial » et que l’Ukraine venait de signer un « traité d’annexion volontaire ».
Le seul exemple du marché de l’énergie électrique suffit à éclairer la finalité de cet accord. Depuis la dénucléarisation de l’Ukraine en 1994, il était convenu que les 14 centrales nucléaires d’Ukraine seraient entretenues et alimentées en combustible par le consortium russe Rosatom puisque la Russie achetait une grande partie de l’électricité nucléaire produite en Ukraine. Mais le gouvernement ukrainien fit appel dès 2015 aux entreprises comme Westinghouse et Areva pour alimenter et moderniser ses centrales. Plus révélateur encore : pour fournir à moindre coût le marché européen de l’électricité, le réseau ukrainien a été raccordé au réseau européen par les entreprises RDW et EDF et a été déconnecté du réseau russe le … 21 février 2022 !
On peut dire que l’Ukraine était déjà intégrée au marché européen avant même de recevoir le statut de « candidat à l’intégration européenne » le 24 juin 2022 ! Bruno Le Maire n’avait-il pas déclaré le 21 mars « Nous allons provoquer l’effondrement économique de la Russie » ! Et le président Jo Biden aurait dit et laissé dire qu’il fallait « saigner la Russie » !
4°) Cette guerre est donc assurément géostratégique !
Les déclarations d’Angela Merkel au journal Die Zeit, le 7 décembre 2022 donnent un éclairage nouveau sur la nature de la guerre actuelle et expliquent pourquoi les accords de Minsk I et II, signés en 2014 et 2015, n’ont été mis en œuvre. « Il était évident pour nous tous que le conflit allait être gelé, que le problème n’était pas réglé, mais cela a justement donné un temps précieux à l’Ukraine. Un temps qu’elle a utilisé pour se renforcer … […] Poutine aurait alors facilement gagné. Et je doute fortement qu’à l’époque l’Otan eût été en mesure d’aider l’Ukraine comme elle le fait aujourd’hui. »
Nous savons aujourd’hui que le programme d’aide militaire américaine à l’Ukraine « Subir, c’est faiblir » a permis entre 2015 et 2020 la formation d’environ 10 000 officiers ukrainiens aux Etats-Unis et que des conseillers britanniques ont formé des milliers de sous-officiers et de commandos ukrainiens. Bref, l’Ukraine était de fait prise en charge par l’OTAN sans y avoir adhéré.
Vladimir Poutine était bien conscient de l’enjeu géostratégique du conflit ouvert dès 2014 par l’annexion de la Crimée et le soutien aux séparatistes des républiques de Donetsk et de Louhansk. Mais comment a-t-il pu penser qu’il allait pouvoir « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine par une agression militaire violant tous les engagements diplomatiques de la Russie ? Si certains pouvaient encore douter de l’existence d’un sentiment national ukrainien, Poutine a réussi à renforcer l’adhésion de l’immense majorité des Ukrainiens faisant front contre l’agression de l’Etat russe, celle d’un « peuple frère » devenu « ennemi ».
On peut donc estimer à juste titre que Vladimir Poutine a perdu la bataille morale, lui-même ayant commis un « crime d’agression », un « crime contre la paix », l’armée russe multipliant les « crimes de guerre » et même les « crimes contre l’humanité » sous sa responsabilité.
On peut donc estimer que Poutine a déjà perdu la bataille politique parce qu’il n’a pas tiré toutes les leçons de l’éclatement de l’URSS, parce qu’il n’a pas vu émerger à Kiev un sentiment national fondé sur les valeurs démocratiques. Il définit la nation russe par la communauté de langue, de culture, de religion et d’histoire, comme le faisait Staline, mais pas par l’adhésion de citoyens libres et égaux en droits. Pour lui, la nation ethnique prime sur la nation civique et la souveraineté appartient à l’Etat plutôt qu’au peuple.
Poutine a déjà échoué sur tous ses objectifs stratégiques. L’Ukraine est intégrée de fait dans l’Union européenne, l’Otan sort renforcée avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède, les Etats de l’Union européenne ne se sont pas divisés, l’Europe et les Etats-Unis réarment. Si la Russie entend toujours démembrer l’Ukraine, il est clair que les Etats-Unis mènent une guerre indirecte contre la Russie, par Ukrainiens interposés. Et qu’ils veulent à terme mettre en échec un futur axe eurasiatique Moscou-Pékin.
Et les peuples de Russie comme d’Ukraine seront encore une fois les victimes d’enjeux étatiques inavouables et d’un système capitaliste qui porte en lui la guerre « comme la nuée porte l’orage », comme l’avait déclaré Jean Jaurès.
Jean-Paul Scot
Agrégé d’histoire, Jean-Paul Scot s’est d’abord consacré à des études sur les partis socialiste et communiste de 1944 à 1947, puis sur « la voie française du capitalisme » et les « spécificités de la crise des années trente en France ». Devenu professeur d’histoire en khâgne moderne, il a publié chez Armand Colin des ouvrages thématiques de synthèse (Le nazisme des origines à 1945 (avec E. Léon), puis La Russie de Pierre le Grand à nos jours en 2000. Principaux ouvrages parus depuis au Seuil : « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Comprendre la loi de 1905 (2005) et Jaurès et le réformisme révolutionnaire (2014).