Benjamin Britten à Garnier : tout l’océan de la douleur humaine

À la fin du premier tableau, tandis que Peter Grimes a été d’emblée pourchassé, accablé par l’ensemble de son village, mais finalement innocenté pour la mort accidentelle de son jeune apprenti pêcheur, alors qu’il a, la solitude retrouvée, crié son accablement, et dans sa lourde poitrine la torture que provoque l’image obsessionnelle du jeune homme tombé entre les lames de la mer (une mer grise, amère, qu’on jurerait voir enfler et déferler tout au fond de la scène, quand aucun effet d’éclairage ou de tissu ne tente d’en imiter l’apparence), alors que renaît le silence tombe lentement des cintres, tournant sur lui-même, le corps du jeune noyé. Ses jambes, ses bras, leur tournoiement ralenti suspendent le temps. Il n’y a plus qu’une noyade, comme si tout le ciel était devenu cette eau froide où s’est enfoncé le disparu, comme s’il n’y avait plus d’étoiles pour Peter Grimes, plus d’azur, mais seulement la danse, gracieuse, gracile, d’un innocent qui sombre, que la mort avale, que le ciel plombé de la tragédie.

            Cette sidération, qui saisit jusqu’à l’orchestre, dans un temps arrêté, cette beauté qui donne à voir et à ressentir ce qu’est une noyade, ce qu’est une faute pour qui ne cesse de la revoir, ce corps avalé, cette agonie qui n’en finit pas de danser, nous les retrouverons à l’extrême fin du spectacle : le même jeune homme, dans des cordages qu’on oublie, ondule et tourne de nouveau sur toute la hauteur de la scène de l’opéra, puis ses jambes rencontrent une caisse et s’y plient comme des herbes ;  il oscille un moment à l’horizontale, souple et gracieux ; enfin, lentement, très lentement, sa tête finit par rencontrer le sol, y échoue… Il n’y a plus, dans le dernier silence, qu’une joue pâle posée sur la noirceur du port, le rideau blanc qui descend, enfin une salle qui fut étranglée par l’émotion, et qui peut soudain s’en libérer, dont les applaudissements montent en marée, et dont fuse l’orage heureux des bravos.

            Il y a des moments dans la vie d’un spectateur où l’on sait l’inégalable de ce qui vient sous les yeux et dans les oreilles de se produire : un soulèvement dans la poitrine, fait à la fois de douleur et de gratitude, démultipliées parce qu’on ressent, physiquement, ce qu’éprouve aussi le voisin, cette sorte d’aimant depuis la scène qui vous arrache d’un seul coup les près de 2000 cœurs que peut contenir la salle de Garnier. Et au moment des saluts, la sorte de blessure, la même qu’en amour, qui tente désespérément de se dire avec les pauvres moyens inventés pour ce faire (des mains qui battent, des jambes qui vous soulèvent des fauteuils, des cris pour ceux qui le osent) sont obligés de durer, de rappels en rappels, pour que se délivre et dénoue l’électricité contenue partout dans l’air, qu’on puisse renouer avec la nuit de février, la façade de l’Opéra atrocement défigurée cet hiver par des échafaudages, les enseignes et la lumière sale des métros… C’est ce qui s’est produit le mardi 14 février dernier, et qui probablement se rejouera chaque soir, jusqu’au 24– et ceux qui ne trouveraient plus de place peuvent du moins le lendemain 25 février à 20 heures écouter l’opéra qui sera diffusé sur les ondes de France musique.

            En effet, la mise en scène, constamment juste, de Deborah Warner ne fait pas tout. Les planches, le port, les déplacements du chœur, les effets d’une foule qui ne cesse de s’unir, monstre affreux, contre son bouc émissaire, sont toujours au service des voix, et d’un orchestre capable de passer de la frénésie d’une tempête à la délicatesse exténuée de certaines arias. Il a fallu tout le génie de Benjamin Britten (et d’un librettiste, Montagu Slater, dont le texte atteint parfois des sommets de poésie) pour qu’éclate avec autant d’évidence le chef d’œuvre si actuel du musicien britannique. Créé en 1945, Peter Grimes, trop rarement produit (puisqu’il s’agit de la 29eme représentation seulement à l’Opéra de Paris) est une tragédie de notre temps. Le petit village de pêcheurs, avec son pub où se trafiquent les corps, ses enfants qu’on arrache à l’orphelinat pour les livrer à la mer, ses rumeurs qui cherchent quel membre exclure pour se mieux ressouder, ses figures sortant du lot que leur grotesque ne sauve pas (la vieille cancanière colportant les ragots, la tenancière du pub à l’occasion livrant des filles, son pharmacien trafiquant, son prêtre conduisant les chœurs de la messe…) offre un résumé de la condition humaine. Il n’y a rien pour sauver quiconque : la violence économique, les bouffées d’orgie hebdomadaire pour supporter le sel et le froid de la semaine en mer, la jeunesse sacrifiée, les pulsions toujours au bord d’exploser, la tempête qui ravage les côtes et fait le ciel écraser cette troupe violente dont les admirables chœurs de l’opéra servent les frénésies ont créé la cérémonie qui convenait à l’époque, et qui révèle la nôtre. Soupçonné, poursuivi, rêvant d’une rédemption par une richesse qui ferait enfin taire le village qui le rejette, Peter Grimes lui-même ne saurait passer pour innocent. C’est la démesure avec laquelle il épuise en mer ses apprentis successifs qui les mène à la mort, et qui tuera l’enfant acheté à l’orphelinat qu’on le verra, désespéré, envelopper dans un filet avant finalement de s’engloutir lui-même. Persécution des foules, trop heureuses de s’unifier dans la haine d’un exclu ; aspirations vaines à la rédemption qui ne fait qu’ajouter au malheur, violence aussi bien de Peter Grimes que du village, échec de l’institutrice, seule alliée, qui tentait de lutter par une vaine douceur… La musique sait produire, dans le constant dialogue des chœurs et des voix isolées qui s’en dégagent, dans la sorte de lutte des cordes, mélancoliques, et des cuivres et percussions, ce jeu affreux de la foule et de l’individu, comme ce conflit entre une grève accablée et au-dessus des têtes des étoiles qui les écorchent. Affreusement, quand Peter Grimes aura sabordé sa barque en mer, et rejoint ses apprentis, un dernier chœur sur le port au matin chantera le recommencement : on sent que telle aube ne durera pas, que le petit allègement produit par la mise à mort d’un des siens n’est que la répugnante illusion de purifier la communauté par un sacrifice, que très vie la rumeur devra trouver un autre Peter Grimes, que la horde se refera, tandis que les apprentis et les marins cycliquement seront livrés à la mer… Eternel retour du Mal, de la haine, de la mort… Sans doute Benjamin Britten avait-il en tête les horreurs de la guerre, qui venaient de déferler, peut-être les hordes haineuses qui tondirent en France quelques femmes… On y songe, quand un tableau donne à entendre la joie noire de la foule qui se ramasse sur elle-même, que des jeunes gens frénétiques jettent leurs chemises, font jouer la beauté de leurs torses, entraînent les autres à lever le poing, et, à chaque silence entre deux jaillissement de l’orchestre, cognent dans un bruit terrible l’effigie de Peter Grimes sur le sol… C’est la musique de l’horreur qui alors arrache l’oreille, à vous rendre sourd… et qui retrouve, aujourd’hui, la brutalité de nos mœurs, entre diffamations et justice expéditive, que les haines se jouent dans les rues ou sur nos écrans.

            Mais c’est là un opéra anglais. Nous sommes au pays de Shakespeare : le ciel plombé n’oublie pas le grotesque, et le génie musical peut prêter aussi au sourire, comme dans l’extraordinaire duo de la tenancière du pub et de la vieille cancanière : l’orchestre se met à crisser, et les deux voix s’affrontant, se superposant, font soudain sourdre un poulailler : une « prise de becs », c’est ce qu’a su composer aussi le désespoir de Benjamin Britten… Entre tant de sommets, lequel choisir ? Il y a cet air où, se risquant à rentrer dans le pub qui lui est interdit parce que la tempête fait rage, Peter Grimes claque la porte, et, le dos tourné à la foule, le visage contre le bois rougeâtre, chante, dans des aigus profonds, toute la douleur de l’humanité… Il y a le trio des femmes, l’institutrice et les deux « nièces » de la tenancière, dont les voix surmontant la rumeur des cordes, pleurent l’inutile réconfort que tentent d’apporter, par la tendresse ou par le sexe, les femmes au malheur des hommes, dans des exténuations de voix qui vont puiser, s’éteignant, directement dans l’infini…  Il y a cette tension qui n’en finit jamais de flamber entre le tumulte des cuivres et de soudains étirements qui rappellent la mélancolie infinie d’un Mahler…  Il y a le dernier chant, a cappella, de Peter Grimes, comme un tissu lentement déchiré, et toute la douleur du monde dedans… Il y a tout au long des tableaux le soulèvement des chœurs extraordinaires de l’opéra de Paris, et la profondeur de la voix d’Allan Clayton, ténor formé à Cambridge, qui prête son épaisse silhouette à l’accablement et à la violence démente du pêcheur, dont la puissance, quand elle est contenue, délivre une délicatesse à fendre l’âme… Le programme apprend qu’il s’agit de ses débuts à l’Opéra de Paris. Allan Clayton commence par le sommet. C’est à juste titre qu’il fut acclamé. Comme l’orchestre dirigé par Alexander Soddy, comme la cheffe des chœurs, Ching-Lien Wu, dont l’exigence de précision est toujours habitée, jamais formelle, toujours intense. Peter Grimes s’est inscrit grâce à eux, en cette fin d’hiver, dans l’ardent sanglot qui roule d’âge en âge, et qui demeure en dépit de tout le meilleur (et peut-être le seul) témoignage de notre dignité.

Olivier Barbarant