Dans les toutes premières images du film, une élégante quadragénaire feuillette avec nervosité un guide touristique, et pointe du doigt les bandes kitsch d’un coucher de soleil vénitien. C’est cette teinte (un rose intense) qu’elle recherche, si bien qu’il faut verser plus de bleu dans le seau de peinture qu’une plongée de la caméra fait occuper tout l’écran. Tandis que des banalités s’échangent sur le résultat chromatique entre le commerçant déférent et la dame assise, personnage que les lieux et date indiqués par le titre du film invitent ainsi à détester, on entend soudain d’étranges bruits : moteur, stridence de freins brutaux, bruits de pas précipités, un cri de voix féminine, la confusion d’une lutte, des portières, un moteur qui repart…Le commerçant affolé réclame qu’on baisse le rideau de fer devant le magasin ; la dame élégante s’interroge à voix haute sur ce qui se passe, perturbée, inquiète, humaine enfin. Elle ne se réduit donc pas à l’obscène bourgeoise qui, trois ans après le coup d’état de Pinochet et de la CIA, s’occuperait uniquement de trouver le rose idéal pour repeindre un salon ?
Quand elle sort du magasin, son seau à bout de bras, elle s’aperçoit qu’une goutte de peinture a dans l’opération précédente taché son escarpin bleu. Arrivée à sa voiture, ouvrant la portière, elle découvre au sol un autre soulier de femme, moins élégant, retourné, perdu dans l’enlèvement. Ce pauvre godillot, portant la marque des déformations du pied, tragique comme un Van Gogh, sera la seule trace de la militante arrêtée, enlevée par les fascistes. Une relique. Un remords. A tordre l’âme.

Cette ouverture à elle seule justifierait la plus vive recommandation de voir Chili 1976. Il ne s’agit pas des films qui ont scandé la représentation, ô combien nécessaire, de l’une des plus douloureuses tragédies politiques du XXème siècle (et sans doute la plus préfiguratrice du calvaire qui marque notre temps puisque s’élabora dans le Chili de Pinochet et des USA la mise en pratique du néolibéralisme le plus rapace dans lequel nous nous débattons). Chili 1976 décevra qui attendrait une nouvelle fresque historique. Après La Bataille du Chili (1974), Il pleut sur Santiago (1975), Missing (1982), Salvador Allende (2004), et d’autres légitimes transmissions par le cinéma d’une histoire singulièrement négligée, il ne s’agira pas cette fois de reconstituer la Passion d’un grand peuple, de raconter la belle conquête démocratique de l’Union Populaire, la grandeur d’Allende, l’horreur des arrestations et des stades dans les formes tantôt du documentaire, tantôt de l’épopée. Déjà Santiago 73, en 2010, proposait une entrée décalée, un angle singulier pour appréhender l’Histoire, puisque Pablo Larraín mettait en scène un médecin légiste assez peu préoccupé de politique, et confronté soudain, en septembre, à l’afflux des cadavres et à ce qu’ils disaient de la torture et des massacres. La señora Carmen, prénom de notre héroïne (car c’en est une), pourrait être la sœur de ce médiocre médecin légiste, puisqu’elle connaît elle aussi une entrée forcée dans une tragédie à l’écart de laquelle elle avait été tenue, ou avait voulu peut-être se tenir. Mais elle y trouvera, elle, un dessillement, et jusque dans sa défaite une libération.
Surtout, quand Santiago 73 misait essentiellement sur la vue, puisque ce sont ces encombrants cadavres qui imposent la présence de la réalité politique, Chili 1976 nous donnera surtout à entendre ce qu’est la dictature. Comme dans la scène inaugurale, rien ou presque n’est montré, et c’est une bande-son puissante (que certains critiques condamnent bien à tort) qui fera régulièrement vrombir l’angoisse du personnage comme le fond terrible de l’oppression. Le Chili de Pinochet et de ses amis américains n’offre presque rien à voir : on dissimule très vite les noyés que la mer rejette sur les plages, on enlève les opposants, on torture dans des souterrains, sous des stades … L’image nous montre ainsi, tout le long du film, des choses banales, qui n’ont d’inquiétant que leur tristesse (même le bord de mer où Carmen est chargée de restaurer et décorer la résidence secondaire de toute bonne famille arrivée), des quartiers désolés, des criques envahies d’algues, les vagues obsédantes d’un Océan Pacifique étrangement hideux. Des routes, sillonnées par sa voiture, filmées depuis l’intérieur, ou dans le rétroviseur, dans une sorte de réminiscence des films policiers américains. Mais sur ces vues diverses tombe de temps en temps un grondement, une sorte de bruit montant d’hélicoptère, pourrait-on dire pour en donner une idée, qui sera la marque de l’angoisse intérieure du personnage, et qui semble aussi et surtout ce que Mandelstam a su appeler le bruit du temps. C’est celui que fait la dictature : inarticulé, insignifiant, brutal, écrasant. Le bruit de la force pure. Un aveuglement d’oreille, si l’on veut bien passer l’expression : quelque chose qui vous interdit, vous empêche, vous écrase. Force brute du monstre. Chili 76 donne à entendre le son de la tyrannie.
L’histoire est simple ; elle ne sera pas ici racontée jusqu’au bout. Parce que le film, souvent hitchcockien, est à vivre aussi en partageant les angoisses du personnage, et qu’il ne faudrait pas divulgâcher ce qui est moins, le concernant, le plaisir que la véritable souffrance du suspens. Installée dans cette résidence secondaire qu’il faut réaménager, loin de la capitale où son mari dirige un service hospitalier, Carmen s’occupe aussi, en bonne dame patronnesse, de ses œuvres. Elle fait la lecture à des aveugles ( si bien que le son une fois encore révèle, s’oppose à la cécité…), donne des vêtements, et fréquente le curé du cru. Celui-ci lui demande un jour de s’occuper d’un jeune homme blessé, qu’il héberge, et sur lequel il faut garder le plus complet silence. C’est avec ce corps blessé, que l’ancienne infirmière de la Croix Rouge sauvera et restaurera peu à peu dans sa beauté, qu’elle entre dans l’Histoire, la clandestinité des résistants, et se retrouve elle-même, malgré l’aliénation dans laquelle elle se débat et se noie.
Dans la laideur générale de ce qui est donné à voir (quartiers où elle errera, d’abord de bus en bus, en quête du contact qui permettrait de faire fuir le dissident), dans la peur panique d’être suivie, dans la rongerie de la mer qu’on ne voit plus que comme un amer cimetière, les scènes de soin sont les plus belles, dignes d’une Pietà. Un chiffon passe sur une blessure, des mains touchent une chair meurtrie, une vérité se dit, tandis que l’oppression bourgeoise et les vétos de la dictature font que toute communication ailleurs est frauduleuse. Ces deux-là se touchent, des gestes maternels s’effectuent : le résistant et la jeune grand-mère se parleront vraiment. Tout est mensonge dans la comédie mondaine, dans les amis de la famille très à l’aise avec le régime qui les sert, tout est étouffant et truqué, sauf le risque qu’elle prendra pour lui, sauf l’attention experte d’une mère et d’une infirmière, sauf le sourire qu’il aura retrouvé quand, enfin réparé, les cheveux coupés, celui qui fut d’abord une anatomie maigre et porteuse de sanies révèlera la séduisante beauté d’un visage.
Quelques rimes visuelles soulignent ces échos, et scandent le récit. Au seau de peinture initial répondra ainsi la cuvette dans laquelle rincer le linge sanguinolent lors des soins, puis, vers la fin du film, la pâte rosâtre d’un gâteau brassée au fouet électrique. Entre ces trois tourbillons de rose, Carmen aura eu peur, aura désobéi, et, quoi que chacun puisse penser du dénouement, aura vécu. Enfin vu.
Jeune réalisatrice, dont c’est le premier long métrage, Manuela Martelli offre en effet dans Chili 1976 un beau portrait de femme, nourri d’une attention particulière à l’oppression du machisme et d’une tyrannie familiale qui vient doubler la dictature. On apprend la vocation médicale de Carmen, interrompue parce que « cela ne se faisait pas », on assiste à la protection infantilisante du mari quand il retrouve sa belle épouse, on voit comme tous les hommes ou presque (puisque le jeune militant en est un) traitent une jolie femme, surtout quand elle est seule. Lors d’une de ses virées en quête du réseau de résistance, dans un café minable où elle essaie de manger, Carmen est ainsi assaillie par un importun, qui en vient même à oser lui essuyer, du coin d’une serviette, un rien de sauce au coin des lèvres… Entre paternalisme, drague lourdaude et inquiétude sur le statut de ce macho envahisseur (n’est-il pas de la police ? ne la surveille-t-il pas?), la scène impose un malaise absolument implacable.
Chili 1976 propose ainsi, sous le récit dont on tait ici délibérément l’issue, des images, des sons, de échos dont les résonances vous saisissent bien au-delà de la sortie de la salle. C’est sans doute la meilleure preuve de la profondeur d’une écriture cinématographique. C’est pour moi, depuis quelques jours, ce souvenir hypnotique, dont il n’est pas impossible d’ailleurs qu’il synthétise différents moments : la caméra, s’écartant de la façade de la maison, nous présente sa grande verrière sur la mer, derrière laquelle on aperçoit la silhouette de Carmen. Malgré ce qu’elle deviendra, malgré ses allures de maison bourgeoise et « moderne » très seventies, la paroi est laide, froide, la lumière grise, et le vrombissement de la tyrannie achève d’écraser le tout. La señora Carmen est en bocal, en cage, presque déjà morte. Elle aura pourtant la force de se battre en Cléopâtre.
Pourquoi Cléopâtre ? Allez voir Chili 1976, et vous comprendrez. Carmen elle aussi se reconstruit, se restaure. Mais elle jurera à la fin, comme une Antigone, une étrangère à son milieu, sur le pan de mur rose de ce qui n’est plus son salon.
Olivier Barbarant