Dans sa série L’Orchestre fait son cinéma, l’Orchestre national du Capitole de Toulouse met brillamment à l’honneur pour deux soirées festives la musique de film de Michel Legrand. Et les souvenirs heureux réactivés se bousculent dans la mémoire.
Je me souviens de Natalie Dessay, tablier de cuisine promptement attaché sur sa robe de concert, cassant des œufs et pétrissant sa pâte en chantant, avec un chic inégalable en cette circonstance pâtissière, l’air du cake d’amour du Peau d’âne de Jacques Demy dans une mise en scène gourmande de Laurent Pelly ;
Je me souviens que Natalie Dessay a enregistré des airs et duos en compagnie du compositeur, Entre elle et lui et avoir découvert que la musique de la chanson de Claude Nougaro – et ce n’est pas la seule – « Sur l’écran noir de mes nuits blanches » était signée Michel Legrand ;
Je me souviens des harpes et autres glissendi de cuivres et violons dont Michel Legrand ponctue la partie d’échecs érotique entre Faye Dunaway et Steve Steve McQueen dans The Thomas Crown Affair, élégante, sophistiquée, la plus diablement sensuelle musique de préliminaires amoureux ;
Je me souviens que la chanson du même film The Windmills Of Your Mind a été traduite en français par Les Moulins de mon cœur et qu’une de mes versions préférées est celle signée par le saxophoniste George Robert, dans son album George Robert plays Michel Legrand ;
Je me souviens que Renaud Capuçon a inclus le thème du film L’Eté 42 dans son album Capuçon Cinéma et avoir lu dans Commune qu’il a proposé le même programme avec la musique de film de Michel Legrand au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence le 31/03 le même jour que le concert toulousain ;
Je me souviens des subtiles prescriptions sur fond de violons de la féérique Delphine Seyrig à Catherine Deneuve dans le Peau d’âne précité : « Mon enfant, on n’épouse jamais ses parents » ;
Je me souviens que Barbra Streisand a demandé la musique du premier des trois films qu’elle a réalisés Yentl à Michel Legrand qui a obtenu en la circonstance l’un de ses trois Oscars ;
Je me souviens que Gene Kelly tombait amoureux de Françoise Dorléac et Jacque Perrin de l’image de Catherine Deneuve, les sœurs jumelles nées sous le signe des Gémeaux des Demoiselles de Rochefort.
Je me souviens de l’émoi provoqué par la sortie en 1964 des Parapluies de Cherbourg, film entièrement « en-chanté » de Jacques Demy explicitement inspiré de Chantons sous la pluie de Stanley Donen et … Gene Kelly , … et de ses dialogues énamourés : « Tu sens l’essence / C’est un parfum comme un autre ».
Je me souviens que Michel Legrand se souvient des moments clés de sa vie fertile (1932 – 2019) dans une autobiographie J’ai le regret de vous dire Oui. Et, aidé par une encyclopédie palliant les failles de la mémoire, que Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Norman Jewison, Yves Robert, Joseph Losey, Anatole Litvak, Jean-Paul Rappeneau, Sydney Pollack, Richard Brooks, Philippe de Broca, Louis Malle, Claude Lelouch, Andrzej Wajda, Robert Altman, Xavier Beauvois, Sydney Pollack, Clint Eastwood, Richard Lester, Blake Edwards, Orson Welles et des dizaines d’autres lui ont confié la musique de leurs films…
Je me souviens que Georges Perec dans Je me souviens note : « Je me souviens que Michel Legrand fit ses débuts sous le nom de Big Mike » …

Je me souviens, je me souviens encore, en ce soir de concert à la Halle aux Grains, et le public jubile tout à ses souvenirs de joie et d’émotion. L’Orchestre National du capitole de Toulouse joue les musiques de films de Michel Legrand. Et s’enchainent les mélodies et les arrangements sophistiqués d’une musique constamment inventive, savante, mais à chacun accessible. Elève privilégié de la grande « Mademoiselle », titre respectueux donné à ses disciples par Nadia Boulanger, musicien qui saute les frontières entre les musiques, amoureux de jazz depuis un concert fondateur à 16 ans avec Dizzy Gillespie, Michel Legrand est un poète des notes, un technicien hors pair doublé d’un trublion, un orchestrateur inventif qui aime surprendre, chahuter loin du convenu, loin du confort des attendus, un prestidigitateur de l’improvisation, un pianiste virtuose, un chanteur singulier, un Musicien majuscule. Rencontrant Pierre Boulez, il se définit ainsi : « De l’extérieur, je représente tout ce que [Boulez] exècre : la pensée mélodique, la luxuriance de l’orchestration, l’influence du jazz, un système harmonique qui cherche à chavirer les cœurs ». Où trouver plus juste autoportrait musical ?
Il écrit encore : « Face à une séquence à mettre en musique, il existe mille solutions possibles. Mais très peu sont justes. Pour y arriver, il faut à la fois écouter le cinéaste et lui désobéir, prendre note de la commande mais suivre impérativement son propre instinct ». La musique de film de Michel Legrand n’accompagne pas les images : elle les exalte, les anime, les dynamise, les déroute parfois pour enrichir le sens, assurant un sur-montage. Elle sait réunir tous les langages et convoque baroque et jazz, bebop et classique. Quel art de la fugue dominé dans ce moment d’intense beauté qui accompagne le messager de l’un à l’autre des amants à travers la campagne anglaise ensoleillée dans The Go-Between de Joseph Losey !
Portée par un grand orchestre symphonique, au mieux de sa forme, cette musique affiche sa vigueur, son punch affuté, son inventivité sonore qu’une équipe de percussionnistes démultipliée se plait à magnifier. Bastien Stil la dirige en fin connaisseur. Pianiste de formation, lauréat en 2018 du 1er Concours international de direction d’orchestre de Bucarest, déjà riche d’une belle discographie, amoureux de comédies musicales, il a dirigé le 22 janvier 2022 avec l’orchestre maison à la Maison de la Radio et de la Musique à Paris un concert hommage au compositeur de la musique du film Un Eté 42. Aussi livre-t-il une exécution nerveuse, fluide, chantante. On apprécie l’originalité du programme. Si les tubes attendus sont au rendez-vous (Suite Jacques Demy, Suite Steve McQueen, Le Messager), le public découvre la nonchalante peu à peu enflammée Dingo Suite en hommage à Miles Davis où brille tout le talent du trompette solo René-Gilles Rousselot , ou les compositions innovantes liées à deux films d’Orson Welles, avec un virtuose solo de trombone confié à David Locqueneux. La beauté sonore trouve son acmé dans une interprétation prodigieuse de Yentl qui déclenche l’enthousiasme de la salle. Un petit livret en définit toute l’audace : « Dans cet arrangement pour piano soliste et orchestre, tout commence par une phrase aux allures de thème musical yiddish. Puis la mélodie nous embarque pour un voyage où les concertos de Serguei Rachmaninov se mêlent aux bigbands de Duke Ellington, ainsi qu’aux génériques épiques d’Hollywood ». C’est le triomphe de la fusion des genres. Si le charme des mélodies demeurent, les musiciens de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse élégamment galvanisés, savent insuffler ce swing, ce balancement rythmique qui font tout le prix, l’audace et le punch de la musique de Michel Legrand. La pulsation du jazz l’innerve, non comme un ajout, un « arrangement », mais comme part inhérente, constitutive. Au piano , l’intense Hervé Sellin prolonge le miracle de l’association classique/jazz. Pianiste, compositeur, chef d’orchestre, pédagogue, Il a fréquemment joué avec Michel Legrand, gravé un disque hommage Dedication (Label Indésens, 2020). Sa contribution tonique au concert fait revivre tout l’esprit du compositeur fêté. Dans des variations étourdissantes autour des Moulins de mon cœur, il glisse même des réminiscences du thème de Maxence des Demoiselles de Rochefort. Interprété par un quintette de jazz déchainé, un des bis célèbre – Toulouse et Nogaro obligent –le thème de la soirée avec la chanson Le Cinéma, paroles de Claude Nougaro, musique de Michel Legrand. Legrand, le bien nommé.
Jean Jordy