On pourrait presque se réjouir que, brutalement, la France entière se cabre et s’indigne à propos d’un roman, du geste d’écrire, des registres de langue et de style littéraire. Le mérite en revient à notre ministre de l’économie, le grisâtre Bruno Le Maire. Son dernier livre, Fugue américaine — que nous n’avons pas lu — contient une page érotique d’une exceptionnelle nullité. De quoi déchaîner les passions, et finalement faire fleurir des commentaires tout aussi médiocres que le style ministériel.
Phase 1 : « Un ministre ne devrait pas publier un livre ! »
Le premier motif de mécontentement de nos compatriotes est d’abord que Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances de la septième puissance mondiale, ait pris le temps d’écrire. Ses hautes fonctions, pour lesquelles il est d’ailleurs grassement rémunéré, ne l’accaparent donc pas entièrement ? Il a donc, on frémit de rage en écrivant ces mots, du temps libre ! Selon les polémistes du moment, la politique devrait requérir notre homme à chaque minute de son existence, le dévorer de l’intérieur, l’épuiser littéralement. Qu’un humain puisse se ménager des périodes de repos, mettre entre parenthèse son travail et saisir une plume a pour eux quelque chose d’intolérable.
Pourtant, que Bruno Le Maire, après avoir radoté tout le jour son catéchisme néolibéral, se réserve quelques minutes de détente et écrive des pages dignes d’un collégien de niveau moyen devrait nous réjouir : voyons-le comme une trêve ! Au contraire, certains ne lui pardonnent pas la publication d’un livre, et encore moins « en plein débat sur la réforme des retraites ». Ceux-là condamnent le parfum d’indolence, de frivolité, de dilettantisme qui émane de l’écriture. Laquelle semble être synonyme pour eux de paresse et d’efféminement.
Le paquet de pâtes il est à 2 euros 30 mais Bruno Le Maire il a le temps d'écrire sur "le renflement brun de son anus."
— Franque-Emmanuel Tranchard La Gaucche (@Viviane_DPR) April 29, 2023
Oui, car il semble désormais que ce principe soit à graver au fronton de nos édifices publics : en cas de débats survoltés sur tel ou tel projet de loi, un ministre ou un député n’a pas le droit de faire autre chose que de la politique. Selon les commentateurs de l’époque, publier un livre de fiction est une provocation absolue. D’ailleurs le simple fait d’aller passer deux heures à un concert est en soi une honte.

On tombe d’ailleurs des nues en découvrant que nos dirigeants ne sont pas des moines-soldats, tout entiers consumés dans leur tâche. N’est-ce pas là la preuve qu’ils sont tire-au-flanc ? Mediapart a sans doute quelques fins limiers à envoyer fureter dans les hôtels particuliers du pouvoir. À coup sûr, ceux qui les occupent s’y prélassent grassement. On ne serait pas surpris d’en apprendre de belles. Qu’il y a là des instants de recréation. Qu’on y pose parfois des jours de congés. Peut-être même qu’on y donne occasionnellement des fêtes…
Phase 2 : « Un ministre ne devrait pas écrire une page érotique ! »
Mais tout cela n’était rien en comparaison du rugissement d’indignation qui a secoué le pays à la découverte d’une page du roman de Bruno Le Maire. Car cet homme politique à l’allure assez terne et au charisme somme toute modéré s’est offert une incursion dans l’érotisme. Lisez plutôt.

Disons-le d’emblée, on savait déjà que le grand argentier du pays était un très piètre écrivain. Souvenons-nous de sa description d’Emmanuel Macron dans un précédent livre : « Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface. » Une telle médiocrité de plume force le respect. Servilité du propos, fatuité et lourdeur du style, tout y est !
Mais ce n’est pas ce manque criant du moindre talent qui vaut à Bruno Le Maire l’indignation générale. Non, ce qui met le feu à la plaine, c’est qu’il ait cru bon de s’adonner à la pornographie. Et là, on franchit tous les degrés de l’impardonnable. Le sexe ! Le désir, l’excitation ! Mais comment ose-t-il ? Le sexe c’est l’inacceptable, le vil, le dégoûtant ! En un mot, l’antithèse absolue de la respectabilité qu’on attend des hôtes de nos chancelleries !
Fort heureusement, prenant la juste mesure de la gravité des faits, de vertueux artificiers du progrès ont su diversifier leurs angles d’attaque. Ce n’est pas seulement l’évocation de basses réalités anatomiques dans un style épouvantable qui a suscité leur colère. Ce sont tous les biais sexistes du passage en question qu’il a fallu traquer.
Au-delà du style erotico-harlequin du ministre, des années de féminisme sont mises à mal.
— Pr. Virginie Martin (@VirginieMartin_) April 29, 2023
Cliché sur les règles
Cliché sur la pénétration comme seul graal
Clichés sur les seins intéressants s’ils sont gros
Cliché sur les mots salaces
Fantasme de sodomie
VITE la lecture de… pic.twitter.com/qM7nTibbfh
Car nous le savons tous, chaque passage d’un roman doit être débarrassé de la moindre scorie mal-pensante. Chaque ligne d’une fiction vaut théorie. Chaque mot engage l’auteur. Le signataire est comptable de toute description, de toute pensée ou action de l’un de ses personnages. Et tout extrait de livre doit contenir une idéologie-monde bienveillante sur les rapports humains en général et sexuels en particulier.
Nous avons pu voir une bonne mise en pratique de ces commandements contemporains avec l’exercice de style de l’écrivain Nicolas Mathieu. Amusé par le ratage de Bruno Le Maire, l’auteur de Et nos enfants après nous s’est essayé à une réécriture littéraire du passage conspué.

Mais si le style est meilleur, les redresseurs de plume ont néanmoins tonné là aussi. Nous reproduisons fidèlement leurs commentaires glanés sur les réseaux sociaux : « Ça donne tout autant la nausée » — « Male gaze comme jamais » — « On note la petite misogynie et grossophobie gratuite au passage, qui n’était pas présente dans le premier texte » — « Il a juste réussi à nous faire vomir une deuxième fois. Abstenez-vous les gars, écrire les femmes c’est vraiment pas votre truc ».
Cette dernière phrase, bien frappée, semble devoir tenir lieu de boussole littéraire et politique à notre formidable époque…
Photo credit: World Economic Forum on VisualHunt.com