À l’automne 1959, Pasolini est désormais un écrivain reconnu. Il vient de publier Une Vie violente, roman où il évoque avec réalisme et sans tabous l’existence au jour le jour d’un sous-prolétariat romain marginalisé, oublié de la croissance économique d’après-guerre, pour qui vivre c’est d’abord survivre, à n’importe quel prix. Si le Parti communiste italien reste partagé par rapport à lui, il est reconnu par d’éminents intellectuels (Elsa Morante, Italo Calvino, Laura Betti, Eugenio Montale…) comme porteur à sa façon de valeurs humanistes. Il a gagné l’un après l’autre tous les procès en obscénité et pornographie qui lui ont été intentés. Pour autant, ses ennemis, fascistes, démocrates-chrétiens et libéraux, ne désarment pas.
Le 6 novembre, le prestigieux prix de la ville de Crotone lui est attribué par un jury dont font partie Giuseppe Ungaretti et Alberto Moravia. Située en Calabre sur le golfe de Tarente, Crotone s’enorgueillit d’avoir été la ville de Pythagore, et à ce titre l’un des berceaux de la géométrie, ce qui explique certaines des allusions contenues dans le texte qu’on va lire. Dans cette ville de l’Italie du Sud, Pasolini est heureux de s’entretenir avec toute une population qui elle aussi connait le mal-vivre et la marginalisation : paysans de plus en plus prolétarisés, ouvriers au chômage, étudiants pauvres : le Mezzogiorno, le Midi italien, reste un laissé pour compte, à l’instar du sous-prolétariat romain.
Mais à côté de ces rencontres fraternelles, des voix ennemies se font entendre. Mario Volterrani, lycéen en option mathématiques et jeune adhérent du MSI (Mouvement Social Italien, néo-fasciste) l’agresse verbalement et exhibe devant lui, croyant l’intimider, l’insigne du parti fasciste. Pasolini revient sur l’incident dans une lettre adressée au jeune homme, publiée par la suite dans la revue locale sous le double titre « A in élève de géométrie » et de « L’Etudiant quelconque » (allusion explicite au premier nom du mouvement néo-fasciste « L’Uomo qualchunque », c’est-à-dire « L’Homme quelconque », l’individu lambda formaté autrefois par le fascisme et désormais, de plus en plus, par la société de consommation.
Dès que je t’ai vu, je me suis demandé pourquoi tu paraissais aussi sûr de toi. La raison en est très simple : c’est parce que tu n’es pas du tout sûr de toi au fond. Tu suis ton chemin parmi tes amis sous l’antique soleil de Crotone, et on dirait que tu tires toute ton assurance du cœur même de la vie, qui en toi est droite et dure et tranchante comme une petite épée.
On dirait que tu as reçu, avec le fait même de naître et d’exister, une espèce de don gratuit, de lumière intérieure quasiment charismatique qui filtre par tes pupilles de petit Phénicien d’avant le christianisme dans un scintillement d’ironie. Lumière intérieure et ironie, assurance et ironie. Mais je sais parfaitement que les excès masquent toujours des carences. C’est pourquoi, je le répète, ton assurance est un manque d’assurance, ta lumière intérieure une obscurité et ton ironie une déconvenue. Tu marches trop droit, tu regardes avec trop d’insolence pour ne pas cacher quelque chose. Le geste que tu as fait en saisissant un insigne qui pendait de ta ceinture sur ton bas-ventre est un geste qui t’a trahi. Car il a révélé ta passion et ton orgueil. Passion et orgueil, deux dispositions qui sont contradictoires avec l’assurance et l’ironie. Quiconque a de la passion et de l’orgueil est intimement partagé et blessé : il a, au fond de l’âme, un tremblement inconnu à lui-même qui le rend vulnérable. Parce que ceux qui sont vraiment durs, ce sont ceux qui sont privés de passion et d’orgueil. C’est pourquoi il faut que tu caches ces deux faiblesses ignorées de toi-même. Et tu les masques sous une petite flamme qui prétend symboliser la force, la virilité et même l’autoritarisme.
Tu te trouves au moment de l’adolescence où un garçon ressent avec angoisse de nouveaux appels, et notamment celui du sexe. A l’âge où d’un côté une violente sensualité rend ambitieux et agressif, alors que de l’autre côté le manque de satisfactions réelles offertes à cette sensualité rend complexé et timide. Ces deux attitudes antithétiques jouent en toi. C’est ainsi qu’à travers une accumulation de contradictions, tu arrives à cette fausse simplicité qu’est ton je-m’en-fichisme adolescent.
Donc : cette lumière que tu crois avoir en toi, et qui te fait si sûr de chacune de tes pensées et de chacun des actes de ta vie, est en réalité ineffable, sensuelle et irrationnelle. Tu te fies à cette dangereuse illumination de ton âme si aisément illuminable, et tu fuis la logique et le raisonnement : tu les fuis parce que tu en as peur.
La logique et le raisonnement, qui éteindraient tes sources lumineuses, lesquelles sont au cœur du conformisme bourgeois dont tu es le fruit, éteindraient en même temps ta belle assurance.
Tu as un cerveau aigu – on le voit à ton regard aigu. Utilise-le. Ne crains pas de raisonner. C’est une grande fatigue, je le sais. C’est un grand risque, mais après, ton assurance, ton ironie, ta lumière seront authentiques.
Traduit de l’italien et introduit par Jean-Michel Galano