Dans Jean-Christophe (1904-1912), un des grands romans du Prix Nobel de Littérature (1915) et cofondateur de la Revue Commune (1933), Romain Rolland montre son héros, jeune compositeur allemand provisoirement expatrié à Paris, revenir un jour « scandalisé » d’une représentation d’un opéra de Gluck : « Ces ingénieux Parisiens ne s’étaient-ils pas avisés de maquiller le terrible vieux ! Ils le paraient, ils l’enrubannaient, ils ouataient ses rythmes, ils attifaient sa musique de teintes impressionnistes, de perversités lascives… Pauvre Gluck ! que restait-il de son éloquence du cœur, de sa pureté morale, de sa douleur toute nue ? » [Jean-Christophe, p 969, ed. Albin Michel 2007]
Le souvenir de cette anecdote musicale et l’actualité lyrique incitent à s’interroger sur la place de Gluck dans notre mémoire collective. Les opéras de Gluck sont légion. Combien en connaissons-nous ? Combien en avons-nous entendus ? et vus ? Essentiellement une maigre poignée sur la quarantaine recensée : Orphée et Eurydice (1774), Iphigénie en Tauride (1779). On peut y joindre Iphigénie en Aulide (1774) et Alceste (1767) : Callas à la scène sous la direction de Giulini et Jessye Norman au disque ont immortalisé cette dernière héroïne inspirée d’Euripide. Un coffret Decca en 15 CD compile sept opéras de Gluck. Et dans la Bible des lyricophiles, le Mille et un opéras, Piotr Kaminski en analyse douze, des Cinesi (Les Chinoises) en 1754 à Écho et Narcisse (1779). Marc Minkowsky le plus subtil gluckiste des chefs français en a enregistré quatre, les deux Iphigénie, Orphée, Armide, et dirigé plus encore, dont un Alceste fameux à l’Opéra de Paris en 2013, mis en scène par Olivier Py avec la fine fleur du chant français Sophie Koch, Yann Beuron, Stanislas de Barbeyrac, Florian Sempey.
Le génie du compositeur allemand devenu le héraut de l’opéra français lors de la fameuse querelle entre Gluckistes et Piccinistes a été salué par les plus grand de ses pairs. Deux imposent leurs analyses, Berlioz et Wagner. Se nourrissant très tôt des partitions de Gluck, Berlioz s’émerveille. Ainsi dans Orphée savoure-t-il “les harmonies vaporeuses, ces mélodies mélancoliques comme le bonheur, cette instrumentation douce et faible donnant si bien l’idée de la paix infinie ! Tout cela caresse et fascine. On se prend à détester les sensations grossières de la vie, à désirer de mourir pour entendre éternellement ce divin murmure.” (À travers chants, 1862). Dans ses Mémoires, il date de la rencontre avec la musique de Gluck l’épiphanie de sa vocation de compositeur : « Les partitions me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger ; j’en délirais. Et le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d’entendre Iphigénie en Tauride, je jurai, en sortant de l’Opéra, que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands-parents et amis, je serai musicien. » Et on connaît le succès remporté par la version française (1859) de l’opéra Orphée et Eurydice révisé par Berlioz pour confier le rôle du héros mythologique à la mezzo-soprano Pauline Viardot. Autre grand admirateur de Gluck, Wagner a adapté son Iphigénie en Aulide pour le monter à Dresde. Analysant l’ouverture de cette tragédie lyrique, il en saluait l’habileté et les effets : « L’œuvre musicale ainsi animée par le contraste de ces mêmes éléments nous donne immédiatement l’idée la plus grande de la tragédie grecque, et remplit tour à tour nos cœurs d’admiration et de pitié. Nous sommes donc préparés par un sentiment surexcité et sublime ; nous recevons même une intelligence supérieure pour voir se développer devant nous l’action dramatique ».
Dans la même veine se situe l’anecdote initiale empruntée à Romain Rolland. Son héros, l’impétueux Jean-Christophe, en extériorisant son indignation touche du doigt un trait essentiel de l’art de Gluck : le dépouillement. Le refus de tout ce qui est trop, des grimages et des grimaces, de l’afféterie et de l’affectation, la sobriété, la rigueur servent la noblesse et la douleur des personnages torturés. La musique de Gluck exalte la grandeur tragique en s’interdisant les virevoltantes virtuosités et les griseries vocales qui peuvent ailleurs nous ravir. Toucher au cœur, terme trop galvaudé, dans un langage musical sévère et pur, sans chercher à éblouir et à séduire par des éclats, telle pourrait être définie l’ambition de Gluck. En cela il est fidèle à l’esprit des Lumières qui s’intéresse essentiellement à la nature humaine et à la recherche d’un art universel, sensible à tous et dépassant les nationalismes étroits. Gluck expliquait ainsi son intention : « Je me suis occupé de la scène, j’ai cherché la grande et forte expression, et j’ai voulu surtout que toutes les parties de mes ouvrages fussent liées entre elles. » Et une contemporaine lettrée, Mlle de Lespinasse, en décrivait les effets : « J’étais si triste ! je venais d’Orphée. Cette musique me rend folle : elle m’entraîne ; et je ne puis manquer un jour : mon âme est avide de cette espèce de douleur. » A cet art, efficace, de la sobriété, il faut adjoindre le génie théâtral du compositeur, le sens de la tension dramatique soutenu par des dialogues en musique serrés, le dépouillement de l’intrigue, une orchestration discrètement colorée, un rôle des chœurs intensément expressif, écho des des kommoi de la Grèce antique. A ces égards, les vingt-cinq premières minutes d’Iphigénie en Tauride s’avèrent exemplaires. Et le sensible Diderot dans les Entretiens du fils naturel (1757, évoquant la scène d’ Oreste poursuivi par les Euménides, s’extasiait : « Quel moment de terreur et de pitié que celui où l’on entend la prière et les gémissements du malheureux percer à travers les cris et les mouvements effroyables des êtres cruels qui le cherchent ! ».
Ces moments intenses expliquent à coup sûr la vogue de cette tragédie lyrique. La seconde Iphigénie fait en effet l’objet de récentes productions. Recensons brièvement ses récentes apparitions. Celle, simple et convaincante, offerte par le Grand Théâtre d’Angers en 2020 et le comédien metteur en scène Julien Ostini est toujours visible sur la Toile. Deux grands artistes de la scène internationale scène ont travaillé sur le chef d’œuvre de Gluck, laissant dans la mémoire des souvenirs et des images puissants. Krzysztof Warlikowski a signé en 2006 avec l’Opéra de Paris sa première collaboration et son spectacle a été repris plusieurs fois, dont la dernière en 2021. Robert Carsen avait monté cette ultime Iphigénie à Chicago en 2006 qu’ont tour à tour présentée le Théâtre des Champs Élysées en 2019, puis Rouen en 2022. Deux scènes régionales l’offrent encore à un public curieux en ce printemps 2023 : l’Opéra national de Lorraine proposait en mars la production conçue par Silvie Paoli, celui de Montpellier en avril la lecture de Rafael R. Villalobos.
Que retenir de ce spectacle applaudi il y a peu ? D’abord et essentiellement, l’emprise que cette partition produit chez le spectateur. D’emblée, nous sommes comme happés et cette sujétion émotive demeure, en dépit de tout, par la force de la partition et la pertinence de la direction orchestrale, tendue et tendre à la fois, de Pierre Dumoussaud, jeune chef français à la prometteuse carrière. C’est lui, et dans une mesure plus inégale les chanteurs, qui donnent à l’action dramatique sa grandeur, sa dignité de tragédie antique, et à cette musique ses couleurs, sa suave mélancolie, ses contrastes épurés, sa profondeur sensible. Le dramaturge quant à lui subit le jugement du proverbe bien connu : qui trop embrasse mal étreint. Évoquer la violence du mythe antique en invoquant Euripide, Sophocle, en faisant d’Agamemnon et de Clytemnestre les fantômes qui hantent la conscience des personnages et notre culture (littéraire, artistique, psychanalytique) , situer l’action dans le théâtre au toit bombardé de Marioupol pour représenter le combat inlassable de l’art contre la barbarie, réduire les trois héros (Iphigénie, Oreste et son ami Pylade) à des victimes du dit bombardement, vêtus de prosaïques tenues pour mieux figurer l’actualité du livret, c’est sans doute beaucoup trop et contraire à l’idéal de simplicité et d’épuré prôné par Gluck.
Oserons-nous un pastiche de Jean-Christophe ? « Ces ingénieux metteurs en scène ne s’étaient-ils pas avisés de moderniser le terrible vieux ! Ils l’attifaient d’un jean et d’un tee-shirt, le désacralisaient, attentaient à sa dignité. Mais sa musique triomphait des outrages, digne, ferme, tenue, éloquente, pure, exprimant la douleur toute nue ».
Aimons-nous Gluck et son « divin murmure » ? Assurément.
Jean Jordy
Photographie Marc Ginot