Quarante ans après le succès de Moins que zéro, l’américain Bret Easton Ellis revient sur la scène du crime. Dans la vraie vie, l’auteur a dix-sept ans quand, en 1981, il écrit son premier roman, publié en 1985 et devenu un succès mondial. À l’approche de la soixantaine, dans Les Éclats, il réécrit la même histoire, en ajoutant un personnage, le narrateur, qui se nomme Bret Ellis, ce jeune écrivain de dix-sept ans qui travaille à l’écriture son premier roman, Moins que zéro.
La même histoire, oui ; le même roman, certainement pas.
Même décor : Los Angeles au début des années quatre-vingt. Mêmes personnages : des lycéens huppés, tous WASP, qui garent leurs Mercedes, BMW, Porsche et autres cabriolets haut-de-gamme dans le parking de leur lycée privé, alors que, au même âge et à la même époque, nous garions nos « mob » (en ce qui me concerne, une Peugeot 101). Tout le monde est beau, musclé et bronzé. Tout le monde prend des drogues.
Et tout le monde couche avec à peu près tout le monde. Le sexe est partout, hétéro et homo, des descriptions crues mais sensibles, ou plus exactement sensorielles (« Robert, détendu, se contentait de hocher la tête et de laisser les filles parler, son parfum si singulier dérivant vers moi – bois de santal et cèdre – je m’imaginais léchant son aisselle… »). Et là où il n’est pas, son absence est soulignée, comme dans ce commentaire du narrateur sortant de voir Les Chariots de feu : « Je trouvais que le film était très bien photographié, en revanche je ne trouvais pas les Britanniques attirants, même s’ils étaient de jeunes athlètes universitaires […]. Les Chariots de feu n’étaient pas mon genre de film (il n’y avait pas d’action ou de violence, de sexe ou de nudité – c’était absolument tout public) et j’ai dégonflé un peu quand j’ai compris qu’il allait inclure une diatribe contre l’antisémitisme. »
Surtout, tout le monde est certes très beau mais assez peu sympathique, narrateur compris, et l’auteur fait tout ce qui est en son pouvoir pour qu’il en soit ainsi.
Les costumes vont de l’uniforme du lycée à toutes les marques indispensables à la garde-robe de tout preppy. Car, pour les vêtements comme pour les voitures ou les champagnes, l’énoncé des marques pourrait avoir un petit air de placement de produit, mais contribue en fait au climat narratif, de la même manière que souvent, la façon qu’a l’auteur de nommer les personnages par leur prénom et leur nom.
La bande son contribue à faire de ce roman presque déjà en soi un film, rythmé par tous les tubes de ces années écoutés sur des boombox ou sur le walkman Sony de son narrateur, qui nous pose presque les écouteurs sur nos oreilles.
L’intrigue est dictée par un mystérieux tueur en série qui s’attaque à des jeunes filles selon un protocole immuable : d’abord, intrusions à leurs domiciles lors desquelles des meubles sont subtilement déplacés et le poster d’un groupe rock laissé en cadeau ; lors desquelles, aussi, les animaux domestiques ont une fâcheuse tendance à disparaître. Puis enlèvements, séquestrations prolongées, tortures et abandon des corps dans des lieux sordides. Mais cela se passe hors-champs : jamais l’auteur ne le décrit, seules les chronologies nous obligent à le déduire.
Même décor, mêmes protagonistes, même intrigues ; mais pas le même roman.
En effet, si entre dix-sept et cinquante-sept ans, Ellis a sans doute pris du poids – ça nous est arrivé ou ça nous arrivera à tous ! –, son récit en a pris bien davantage, gonflé de 232 à 600 pages. Entre dix-sept et cinquante-sept ans, les phrases se sont allongées, l’introspection est poussée jusqu’à la dissection anatomique des affects, ajoutant une épaisseur et une profondeur qui ne peut pas ne pas évoquer Proust.
Modiano est l’autre écrivain français auquel on pense forcément. D’une part, pour leur commune propension à réécrire sans cesse la même histoire, en tournant non pas en rond mais – avec un peu plus de distance à chaque tour – en une spirale centrifuge. Et, d’autre part, pour ce climat de jeunesse dorée poussant de travers dans des familles dysfonctionnelles. Familles au mieux absentes : comme Modiano dans De si braves Garçons, Ellis envoie les parents de son narrateur adolescent en voyage en le laissant seul pendant trois mois ; un cran plus loin, familles qui auraient mieux fait d’être absentes, quand une mère ivre drague le petit copain de sa fille avant que ce soit le père qui finisse par coucher avec lui.
Après Moins que zéro, Ellis avait enchaîné d’autres romans, pas tous couronnés du même succès : Les Lois de l’attraction, American Psycho, Zombies, Glamorama, Lunar Park, Suite(s) Impériale(s). Avec Les Éclats, il achève un tour de piste ; on voit mal en effet comment il pourrait creuser plus profond encore cette veine.
Si Proust avait vécu à Beverly Hill au temps de Reagan, Madame Verdurin aurait été l’épouse alcoolique d’un riche producteur cocaïnomane ; les cabriolets attelés se croisant sur les Champs-Élysées, d’autres cabriolets de marque allemande se poursuivant sur la Pacific Coast Highway ; les madeleines, des céréales surchargées en sucres rapides ; et ses tristesses indicibles teintées d’une mélancolie indescriptible, des descentes de cocaïne et de Quaalude. Des détails, en quelque sorte.
Bruno Boniface