Défense et illustration de l’élégance du beau chant – Entretien avec le ténor Cyrille Dubois

Poursuivant notre série de rencontres avec des ténors d’opéras, après Nikolaï Schukoff, Commune propose un entretien avec Cyrille Dubois. Présent sur les scènes internationales, à la tête d’une abondante discographie, le ténor français est le représentant le plus précieux de ce qu’on nomme le ténor de grâce. Un mot caractérise son chant, :  l’élégance. Sur la scène du Capitole en ce mois de mai pour  chanter le personnage du Chœur masculin dans l’opéra de Benjamin Britten Le Viol de Lucrèce, il  défend ici avec cœur et passion une  conception exigeante de l’interprétation où le soin apporté au texte, les qualités purement vocales et la sensibilité poétique communient en un ensemble harmonieux.

Vous répétez Le Viol de Lucrèce de Britten au Capitole. Vous connaissez bien ce compositeur que vous avez chanté dès vos 12 ans puisque vous avez joué le rôle de Miles dans Le Tour d’Ecrou. Vous venez d’autre part de donner un récital consacré aux cinq Cantiques de Britten. Pouvez vous nous raconter ce compagnonnage artistique qui va du Tour d’Ecrou au Viol de Lucrèce et préciser ce que représente dans votre parcours et votre imaginaire ce compositeur que vous avez par ailleurs enregistré ?

L’histoire que j’ai avec Britten remonte pratiquement à l’origine de ma formation musicale. J’ai eu de la chance de participer à Caen à des classes d’intégration et de culture que sont les horaires aménagés. La classe avait été créée par un britannique, Robert Weddle. Britten faisait partie de la formation qu’il construisait avec les enfants qu’il avait sous sa direction. Avec lui, j’ai donc pu accéder à une large part du répertoire britannique et nécessairement des œuvres écrites par Britten pour des maîtrises d’enfants, comme les Cremony of Calors ou  Rejoice in the lamb,  la Missa brevis

Autant d’œuvres qui font partie de ma grammaire musicale acquise alors que j’étais très jeune. Et j’ai pu en effet participer à cette production du Tour d’écrou, qui a beaucoup tourné, au théâtre de Caen, à l’Opéra Comique, à l’Opéra de Lyon, de Grenoble. Pendant deux ans de ma vie, j’ai voyagé avec de rôle de Miles. La relation que j’ai entretenue avec ce compositeur est devenue comme une évidence. Devenu ténor, j’ai continué à défendre ce répertoire, qui n’est pas si souvent joué.

Quels autres rôles de Britten pourriez vous chanter ?

La femme folle dans Curlew river. Et j’aimerais aborder le rôle de Quint dans le Tour d’Écrou pour boucler la boucle en quelque sorte. Peter Grimes c’est peut-être un peu tôt, mais peut-être ça ne viendra jamais. On verra. On sait l’amour que Britten éprouvait pour la voix de ténor :  j’ai beaucoup de chance puisque ma voix se prête à beaucoup, beaucoup de ces compositions.

On ne peut être qu’impressionné par l’ampleur de votre discographie, la largeur de votre répertoire jusqu’aux compositeurs contemporains, par le nombre de vos rôles sur scène. Avant de revenir sur tel ou tel, pouvez-vous définir votre voix ? C’est celle d’un ténor de grâce : mais qu’est-ce qu’un ténor de grâce ou ténor léger ? Pour des lecteurs peu experts, où se situerait-il entre Rossini et Verdi ? entre Verdi et Wagner ?

Chaque voix est unique. Vouloir la catégoriser est proche du non-sens. La typologie du ténor de grâce est liée à un type de répertoire, celui du tenore di grazia italien, dans des rôles ou des musiques très élégiaques, type Rossini, Donizetti. Je préfère parler de ténor de grâce à la française, en  évoquant son élégance. L’expression ainsi précisée permet à l’imagination de ne pas se projeter dans la physicalité et la démonstration que peut représenter la voix de ténor.

Il faut pouvoir maîtriser les différents registres de sa voix. Ce que je cherche à conserver est cette ductilité, cette sensibilité, cette élégance en parallèle à ce qui est nécessaire pour faire face à un orchestre, c’est à dire par exemple de la force. Le ténor d’opéra comique, autre appellation pertinente, est précisément un type de ténor qui englobe toutes ces façons de chanter. Sans avoir la force d’un Tristan [ dans l’opéra de Wagner] ou d’un Calaf [dans Turandot de Puccini], le ténor de grâce à la française doit avoir une certaine densité. Il est de fait l’héritier direct de ces ténors haute-contre qu’on trouvait à la période baroque. Les deux types de ténor qu’on a tendance à opposer – ténor romantique vs ténor baroque – sont éloignés de quelques dizaines d’année à peine. Je ne peux pas croire que la façon de chanter a diamétralement changé. Les récentes recherches ont démontré que la voix de haute-contre était plus lourde que ce qu’on imaginait. Les salles n’étaient pas démesurées , et celles d’aujourd’hui sont souvent impropres aux opéras tels qu’on les jouait alors. La salle où a été créée Carmen ou Pelléas et Mélisande est très éloignée du Métropolitan ou de l’Opéra Bastille. Ces espaces à taille humaine permettaient à la voix de s’épanouir aussi bien dans ses grands élans dramatique que dans les pianissimi les plus éthérés.  Vouloir faire des voix comme celles de Domingo, Carreras, Pavarotti, Kaufmann qui sont autant de voix exceptionnelles, vouloir en faire la norme, c’est aller à contre courant de l’histoire de l’opéra. Je prêche un peu pour ma paroisse puisque je ne peux pas chanter tous ces grands rôles. Mais vouloir établir une échelle de valeurs entre les ténors « aux grands rôles » et les ténors d’opérette ou d’opéra comique est erroné. Ce sont deux types de voix complètement différentes et les uns sont incapables de faire ce que réussissent les autres.

J’ai évidemment une référence en tête, celle d’Alain Vanzo. Est-ce une erreur ?

Non, vous n’avez pas tort. Cette grande tradition de ténor français a été occultée par l‘italianité des voix qui se sont imposées sur la scène internationale. La tradition française est héritée de la tragédie lyrique de Lully, de Rameau. Il ne faut pas établir d’échelle de valeurs entre les voix. Il y a des timbres différents, des qualités singulières. Chez les uns on appréciera la solarité d’un timbre qui impressionne. Ce que je recherche c’est plutôt la sensibilité, la musicalité, l’intelligence. Et je m’efforce de perpétuer cette tradition en l’inscrivant dans le monde d’aujourd’hui. On est héritier d’une tradition, mais nous avons la mission de la faire évoluer. Je suis très attaché au patrimoine, mais il est indispensable d’en faire un art vivant.

Votre dernier enregistrement couvre un pan essentiel de l’histoire du théâtre lyrique français, l’opéra comique du XIX° siècle. Pourquoi ce titre So romantique et que recouvre-t-il ?

Même si j’ai pu faire de nombreux enregistrements, d’opéras ou de mélodies, je me posais depuis plusieurs années la question d’un premier récital avec orchestre. Ce répertoire de l’opéra comique me touche. Je trouve que les sujets qu’il aborde sont très actuels et cette forme là est assez peu répandue en dehors de nos frontières. Et chez nous, le répertoire se limite à quelques œuvres, Lakmé, Carmen, La Dame blanche. Cette spécificité de l’opéra français a vocation à s’exporter partout. J’ai deux limites pour choisir mes rôles,celle des possibilités de ma voix, celle de ma connaissance. Or, on se rend compte qu’il y a tellement de rôles qu’on pourrait passer sa vie en ne chantant pas deux fois le même opéra. Je fais d’ailleurs partie de ces chanteurs qui s’ennuient en refaisant un opéra. Je veux bien revenir sur un rôle, mais après une vraie distance de temps.

Pour le disque, j’ai réussi à identifier un ténor Gustave Roger [1815 – 1879] qui excellait dans ce répertoire et j’ai donc construit mon enregistrement à partir des rôles qu’il avait chantés, sans me cantonner au seul Gustave Roger, mais en respectant cette typologie vocale. Et on a parcouru ainsi cent ans de l’histoire de l’opéra français, avec de vraies découvertes d’airs et de compositeurs.

Outre la distinction et l’élégance de votre voix, on peut toujours apprécier la qualité de votre diction, de votre articulation. Où et comment avez-vous appris ?

C’est lié, je pense, à ma propre expérience de spectateur à l’opéra. J’ai du mal à supporter de manquer la moitié de ce qui se passe sur scène en ayant les yeux fixés sur les surtitres. Les chanteurs qui s’affranchissent de l’attention que l’on doit porter au texte passent à côté de la moitié de ce qu’est l’opéra. L’opéra est un art complet, c’est du théâtre mis en musique. Si les plus belles voix du monde chantent de « la choucroute », cela ne m’intéresse pas. Il n’est pas impossible de faire du texte en chantant correctement.Le texte ne saurait en aucun cas être un prétexte à montrer sa voix. Je ne suis pas un chanteur démonstratif. Je suis dans ce que je dis, dans ce que j’interprète. La conduite de la voix n’est pas une finalité pour moi. Je préfère quelqu’un qui craque des aigus , mais qui véhicule des émotions, qui les transmet, à quelqu’un qui chantera parfaitement son rôle de bout en bout, mais sera un vrai glaçon sur scène.Bien des gens ne partagent pas cette conception. Je peux les comprendre : ils veulent entendre ce qu’ils ont entendu sur le CD ; mais à la scène, ce n’est pas possible. 

Vous venez de dire : « La conduite de la voix n’est pas une fin en soi ». Pourriez vous corriger , nuancer ou expliciter ces propos ? 

Si on cherche toujours en scène une forme de contrôle sur la conduite vocale, sur l’interprétation, sur la « performance », le spectacle vivant y perd. Il nécessite au contraire une forme de lâcher prise. On ne peut être toujours en train de se regarder. C’est ce qui me permet de garder la flamme. Il y a des moments pour travailler la technique vocale et il y a des moments où il faut lâcher. Certes on connaît les endroits piégeux. Mais il faut aussi prendre des risques pour que le public soit dans l’action, dans l’histoire.

Vous n’avez pas répondu à ma question. Comment avez-vous appris ?

J’ai fait une formation de scientifique. Je n’ai pas de culture littéraire développée. Mais , dans ma famille a toujours existé cette tradition populaire du goût pour les textes. A travers les chansons populaires, à travers la poésie. Une de mes grands-mères était très férue de poésie. Elle nous a transmis cet art du bien déclamer, du bien dire, tout simplement. Et ma pratique de la mélodie française a conforté cet amour. Je suis fasciné par la qualité des textes, et un peu affligé de voir notre langue s’affadir régulièrement, par manque de maîtrise. On perd du vocabulaire. Tout devient simple, trop simple. Affaiblir le langage c’est affaiblir la pensée. Et cette sensibilité toute personnelle a forgé ma conviction : on ne peut pas perdre tout ce qu’on dit en chantant. J’ai envie qu’on me comprenne, qu’on soit suspendu à ce que je dis. Je ne souhaite pas que le public soit en train de regarder le ciel et les surtitres, en perdant l’essentiel de ce qui se fait sur scène. Je ne sais pas si cela s’apprend, mais cela se cultive. J’en reviens à ma formation dans les maîtrises. On chantait dans des lieux à l’acoustique très réverbérante. Pour se faire comprendre, il fallait prononcer clairement et trouver des « trucs ». Il existe des techniques de déclamation ; soit on ferme telle voyelle, soit on amplifie telle consonne. Je le dis souvent aux quelques élèves que je fais travailler. Pour se faire comprendre, il faut soigner avant tout la précision des voyelles et la percussivité des consonnes. C’est le mantra que je leur répète. La précision des voyelles ? On doit avoir un A qui ressemble à un A , un I à un I, un O à un O. On chante sur des voyelles et on se fait comprendre avec des consonnes. Quand on a conscience de cela, tout devient plus simple.

Ces qualités font merveille dans les mélodies françaises ou les lieder. Ils occupent une part importante de vos activités et de votre répertoire. Pourquoi ?

Parce que j’aime cela. Tout simplement. Cette découverte, je l’ai faite quand je suis rentré au CNSM [Conservatoire national supérieur de la Musique]. Tout un pan de la musique s’est ouvert. J’avais fait quelques mélodies de Fauré dans mon apprentissage, quelques déchiffrages épars. Mais cela ne m’avait pas marqué davantage, j’étais trop jeune. Et quand je suis entré dans la classe d’Anne Le Bozec, un monde s’est ouvert. Pour la première fois, j’étais en responsabilité de mes choix d’artiste. Le texte, et les couleurs, voilà ce que j’ai envie de défendre. Et toute la poésie de ces textes, mal connus que j’ai le bonheur de faire connaître. Dans la mélodie, la poésie et la musique se rejoignent. Une perfection de la musique des mots dans la poésie et de perfection de la musique au service des mots se conjuguent dans une petite forme de quelques minutes, qui exprime une richesse de sentiments en quelques instants. Contrairement à l’opéra qui installe une attention croissante, le récital de mélodies impose que l’on saisisse le public d’emblée, qu’on le prenne par la main, puis on tisse une arche. Pour mon malheur, j’aime réfléchir énormément au programme et trouver une cohérence dans ce qu’on essaie de raconter. Avec mon accompagnateur, Tristan Raës, on se connaît par cœur ; on a été formés dans la classe d’Anne [Le Bozec]. On défriche de pans entiers de répertoire et c’est fascinant. Et ce travail comble le boulimique de recherche et de découvertes que je suis. J’aime redécouvrir de nouvelles choses et quand de plus elles ne sont pas connues du grand public, c’est un vrai bonheur.

Vous avez enregistré récemment l’intégrale des Mélodies de Fauré, soit 103 mélodies avec au piano votre complice et ami Tristan Raës. Comment est né ce projet ambitieux ? « Si vous aimez la chanson française, il n’y a aucune raison que vous n’aimiez pas les mélodies de Fauré », dites-vous.

Le public averti connaît 20 ou 30 mélodies de Fauré. Et cela a été un bonheur de se plonger dans ce corpus mélodique. Pour moi, la chanson française est l’héritière directe de la mélodie. Avec un Brassens, un Brel, une Barbara existe un lien direct, une filiation. D’un point de vue harmonique, grammaire musicale, on trouve dans leurs chansons peut-être moins de recherche. Mais leurs textes sont des poèmes comme pour la mélodie française. Un nouveau projet avec Tristan Raës est en train de se construire autour des mélodies de Louis Beydts [1895 – 1953 ], catalogué comme compositeur de musique facile, alors que c’est d’une grande difficulté. Il y a toujours ce lien entre musique savante et musique populaire. Donc si vous aimez Brel, Barbara, Brassens, Duteil, ou même Stromae, vous trouverez votre miel dans la poésie et la musique de Gabriel Fauré. Il était très exigeant dans le choix de ces poètes, évoluant lui-même dans le temps vers des poètes plus rares, voire inconnus, dont vers la fin de sa vie celui de l’Horizon chimérique, Jean de la Ville de Mirmont. En faisant ce travail de deux ans dans l’univers mélodique de Fauré, on a bien senti l’importance qu’il avait. C’est lui qui fait le lien entre les anciens,  Saint-Saëns, Gounod, Massenet et les « modernes », Poulenc, Debussy, Ravel, et bien d’autres encore. Et les compositrices telles les sœurs Boulanger.

Ce qui me frappe en vous écoutant, c’est que vous vous situez toujours dans une continuité, dans un prolongement, à la fois dans l’héritage et la passation.

Pour moi, rien n’est pire que constater que l’art qu’on aime, l’art auquel on voue sa vie, ne trouve pas écho dans le monde dans lequel on vit. Dans notre société, et il faut le déplorer, tout ce qui touche la recherche, la réflexion est immédiatement taxé d’élitisme. On veut de l’immédiateté dans tout, dans les loisirs, la politique, et jusque dans la culture. Si on veut qu’une société grandisse, cela ne peut se faire que par l’esprit, par la réflexion. Et mon travail qui porte témoignage de ce que peut être la musique aujourd’hui s’inscrit dans ce mouvement. Contribuer à faire perdurer cet art, celui de l’opéra, de la mélodie me tient à cœur. Je cherche à être un artiste au service d’un compositeur.

Accepteriez-vous de compléter le début de phrase suivant : « Pour moi, chanter c’est…. » ?

[La réponse fuse]. C’est partager.. On ne fait pas de la musique tout seul. On fait de la musique avec et pour les autres. C’est l’alpha et l’omega de mon engagement. 

Jean Rondeau me disait récemment ressentir le concert comme un lieu et un temps privilégiés de rencontre et de communion fraternelles en quelque sorte. Ressentez vous cette expérience de la même façon ?

Jean a raison. Le spectacle vivant pour lequel on se bat est un moment pendant lequel le public oublie sa condition et fait l’effort de venir partager un moment privilégié avec d’autres personnes pour éprouver la catharsis que peuvent apporter une histoire, un récit, une musique, cet art complet qu’est l’opéra. C’est une forme de communion rare, d’œcuménisme : on partage ensemble une pensée. On peut  retrouver cette expérience dans un musée, en allant voir des œuvres en direct. Ce n’est pas la même émotion que celui de la lecture ou de la télévision.

Vous reviendrez à Toulouse chanter dans Idoménée de Mozart le rôle d’Idamante en mars 2024. Vous allez chanter Tamino de La Flûte au TCE en novembre 2023 et Don Ottavio de Don Giovanni à la rentrée à l’Opéra de Paris ; il y a un an vous étiez Ferrando de Cosi à Caen. J’ai envie de dire : Mozart vous va comme un gant. Sentez-vous cela de la même façon ?

Mozart c’est une couverture chaude. Avec ma voix, tous ces rôles élégiaques, Tamino, Ottavio, Belcore sont écrits pour une partie de ma voix très confortable. Cela ne me met pas en danger. Mais c’est extrêmement difficile de chanter Mozart. Il y a dans sa musique une forme de simplicité très difficile à retranscrire. Il fait partie de ces compositeurs qui permettent de sentir ce qu’un chanteur a senti, compris.

Jean Jordy