«Le concert est le lieu d’une Commune musicale» : entretien avec Jean Rondeau, claveciniste

L’Orchestre National du Capitole de Toulouse a mis à son programme le Concert Champêtre, une œuvre pour orchestre et clavecin, trop rarement jouée, signée Francis Poulenc [1].  Jean Rondeau, le représentant le plus en vue des clavecinistes de notre temps en est le soliste. Après une répétition, il a accordé à Commune un entretien. Acceptant le jeu de la vulgarisation, il présente son instrument, le replace dans l’histoire de la musique, démonte les clichés liés au clavecin, analyse sa relation intime avec lui.  Evoquant les œuvres de Bach, Scarlatti, Couperin (Louis), il s’interroge aussi sur la fonction « politique » aujourd’hui de l’interprète de musique ancienne. Et c’est passionnant. 

Pouvez-vous me présenter votre instrument ? Qu’est-ce qu’un clavecin ? 

Le clavecin est un instrument à clavier dont les cordes sont pincées par de petits becs qui sont traditionnellement en plumes d’oiseau. Il fait ses premières apparitions au XV° siècle et va connaître une importante évolution pendant les trois siècles suivants. Il a été central dans la vie musicale des XVII et XVIII° siècles. Son répertoire est fécond, très large. Beaucoup de compositeurs écrivent pour lui et au sein même de leur œuvre, la production pour cet instrument se révèle importante. Mais il a une histoire plus sinueuse que la plupart des autres.instruments. Au XIX° siècle, il s’absente de la vie musicale. On n’écrit plus pour lui. On ne le joue plus. Il revient au début du XX°, grâce à une pionnière, Wanda Landowska, interprète d’origine polonaise. Mais il revient sous une forme un peu hybride. En effet on a perdu la connaissance de la facture de l’instrument. La maison Pleyel commence ainsi à construire des clavecins hybrides, entre clavecin et piano, un peu éloignés donc de l’essence de l’instrument. A compter surtout de la seconde moitié du XX°, dans la lignée de Wanda Landowska, des pionniers s’intéressent au répertoire plus ancien, et donc aux instruments plus anciens, à leur facture, à la tradition de fabrication. Et depuis quarante, cinquante ans, les facteurs de clavecin ont relancé la machine en construisant des instruments, perpétuant ainsi la tradition de fabrication d’un objet avec son architecture propre, son mécanisme singulier, tout en innovant. Ils retrouvent ainsi l’esprit des facteurs des premiers siècles, qui étaient des inventeurs originaux, explorant les voies de l’imagination, et même d’une certaine forme de folie. 

Vous jouez ce soir sur quel instrument ?  

Je joue sur un instrument fabriqué au début des années 80 par un de ces pionniers, Anthony Sidey, inspiré des clavecins anciens. Ce clavecin réside dans les murs de l’Abbaye aux Dames à Saintes, bien connu pour son festival de musique classique. 

Le clavecin est associé à des images (petit marquis poudré, salons de musique aristocratiques, etc.…) d’une part et d’autre part à un son aigu et métallique. Vous cassez doublement ces deux représentations mentales. Pourquoi et comment ?

Ces images préconçues, je ne les casse pas. De fait, elles existent et j’essaie de comprendre pourquoi. J’ai une approche de cet instrument simple, presque enfantine. J’ai en effet découvert le clavecin très tôt, à l’âge de cinq ans. J’ai entendu un son ; j’ai été immédiatement séduit par lui. J’ignorais complètement à quoi ressemblait l’instrument puisque je l’ai entendu à la radio. Je n’avais pas dans la tête toutes les images associées au clavecin qui sont liées à l’histoire et à l’évolution de cet instrument. Certains instruments ont connu une évolution linéaire, comme le violon, la flûte ou l’orgue. D’autres ont subi une rupture, comme le clavecin, la flûte à bec, la viole de gambe ou le cornet à bouquin. On les a longtemps méconnus et de cette méconnaissance ont émergé des images, des clichés, des associations avec une musique ancienne, avec une perception réductrice, faussée du passé. 

On constate une autre rupture dans la perception de l’imbrication qui se fait entre la musique et la société. Au début du XVIII° siècle, les salles de concert n’existent pas. La musique est dans le passé bien plus impliquée dans la société, dans les fêtes, les rues, chez les gens, dans les cours, dans les lieux de culte. Dès lors, la perception de la musique, des instruments, des interprètes se révèle de toute autre nature. Dans les cours qui sont notamment des lieux de vie culturelle intense, princes ou rois sont les mécènes de la musique et la soutiennent. Certains instruments vont devenir ainsi un symbole du pouvoir. Le clavecin n’est pas un instrument de rue, que l’on peut jouer dehors. Souvent très décoré, il est aussi un objet esthétique. Ainsi, en France par exemple, le clavecin a été associé à tous les symboles de l’Ancien régime. Pendant la Révolution, des clavecins ont été jetés par les fenêtres et brûlés. C’est cette histoire qui a forgé la représentation que l’on a souvent de l’instrument. 

La perception du son a suivi une autre évolution. Le clavecin a mis du temps à revenir sur la scène musicale. Pendant longtemps la qualité de jeu, d’enregistrement, de facture de l’instrument ne lui a pas rendu justice. Aujourd’hui, les contextes musicaux sont trop éloignés du contexte des époques précédentes. Et on ne rend pas justice à leur son parce qu’on joue ces instruments dans des lieux qui ne conviennent pas à sa singularité. Le son d’un instrument est lié à l’acoustique des lieux. Le clavecin a certes un son aigu, les cordes sont en métal. Mais il est constitué à plus de 95% de bois. Il est vivant, il bouge. Et mon travail d’interprète est de faire entendre la rondeur du bois, sa vibration et la chaleur qui s’en dégage. 

 L’essentiel de votre travail, avez-vous dit un jour, ne se fait pas au clavier, mais dans votre tête. Le rapport direct, physique à l’instrument permet lui, de travailler la gymnastique digitale, de parfaire la beauté du son. Le sens de l’interprétation serait donc essentiellement intellectuel ? 

Pour approcher le langage de la musique, tout un travail doit être fait, Il faut interroger l’architecture de ce langage, son fonctionnement. Il y a une part musicologique, qui m’intéresse beaucoup, mais ne me semble pas fondamentale. On peut faire de la musique sans comprendre ce qu’on est en train de faire, comme on peut parler une langue sans l’analyser grammaticalement. L’autre part de la recherche concerne le travail physique, mental. Il implique le corps, un mouvement du corps et cherche à saisir comment l’interprète met son corps en mouvement, en danse. Cette danse intérieure, intime, doit permettre de transcrire le texte musical, de le transmettre. Et à un certain degré, j’aime travailler sans instrument, travailler cette danse comme une sorte de mécanique interne. L’empreinte dans le corps que laisse cette danse interne est indélébile. Si la danse est juste, le geste musical le sera. Si ce n’est pas le cas, il faudra désapprendre ce mouvement. 

Parmi vos compositeurs de prédilection, Bach dont vous avez enregistré les Variations Goldberg, écrites, rappelons-le, pour le clavecin, et votre premier album Bach Imagine avait Bach au cœur. Pourquoi Bach ? Est-ce en raison de l’instrument que vous jouez ou parce que, toutes œuvres confondues, son génie vous touche particulièrement ?

Le répertoire de Bach pour clavecin est très large, des dizaines d’heures de musique. J’ai commencé à jouer la musique de Bach très jeune. Elle me suit, elle m’habite, elle me guide. Et je ne dissocie pas son œuvre pour clavecin du reste de l’œuvre qui a la même puissance, qui dépasse le pouvoir des mots. On a l’impression que cette musique n’est pas proprement sienne. Elle appartient à autre chose de plus grand, de plus grand que lui-même. Et cette grandeur transcende toute interprétation, toute réception. Il est difficile de rester indifférent face à cette musique qui va au-delà de tout. 

Vous avez interprété et enregistré les Variations Goldberg, et avec le batteur Tancrède D. Kummer, en prolongement une création originale inspirée des Variations. Je vois dans cette oscillation entre l’œuvre interprétée et l’œuvre composée un trait déterminant de votre personnalité artistique : jouer et créer et aussi improviser participent du même élan. Partagez-vous cette impression ? 

D’abord, je voudrais rappeler la généalogie de ce projet. Quand j’ai approché les Variations Goldberg, j’ai voulu faire un travail total, sans limite temporelle, et explorer au maximum les angles de perception de l’œuvre. Parmi toutes les approches possibles, existait l’idée de se mettre à la place du compositeur. Dans les Variations Goldberg, il y a une mathématique des contraintes : nombre de variations obéissent à des contraintes formelles très précises. Et je souhaitais écrire au piano en essayant de me mettre à la place du compositeur et en m’imposant d’autres types de contraintes pour éprouver les difficultés auxquelles Bach s’est confronté. Faire en quelque sorte des « variations des variations » en poursuivant le même cheminement. Que sont en fait les Goldberg ? C’est une même chose dite différemment, dans une succession de tableaux, de vignettes. Cette inspiration de la forme des Goldberg a guidé le travail de notre duo.  Ces exercices, ce travail de laboratoire, n’avaient aucune vocation à être publics et joués. Puis les circonstances en ont décidé autrement. 

Par ailleurs, vous avez totalement raison. J’essaie d’avoir une triple approche dans ma démarche musicale. L’improvisation, la composition (ou la création), l’interprétation sont des gestes musicaux différents, des danses différentes, mais qui s’inspirent mutuellement. J’ai eu la chance dans mon parcours de me voir offrir toutes ces possibilités. Et, même si j’ai privilégié l’interprétation, je fais en sorte que les trois gestes puissent se flouter pour élargir la perception et le jeu, sans frontière franche.

Dans un entretien, Jordi Savall disait à notre revue : « La musique est un langage fondamental pour l’être humain. La musique ne peut pas arrêter les guerres. Elle n’a pas de pouvoir politique. Mais elle peut permettre plus d’empathie, une prise de conscience de la nécessité d’agir pour changer les choses ». Donnez-vous la même mission à votre métier de musicien ? 

J’essaie d’éviter le piège d’une conception de la musique salvatrice. C’est souvent le sentiment qu’ont les interprètes de la musique du passé, comme je le suis aussi. Ils ont un rapport à la musique lié au passé, détaché d’une approche politique de leur travail, comme une sorte de refuge d’où on prétendrait qu’il n’y a pas de politique dans la musique. Mais le sujet est complexe, pas facile à dénouer. Quel est l’impact politique de la musique ? C’est pour moi une question importante qui m’anime dans ma vie personnelle et professionnelle, qui engendre des conflits intérieurs entre ce que je fais et ce que je pense. Le milieu de la musique classique est un milieu qui apparaît assez conservateur, sans doute parce que nous jouons de la musique du passé, du fait aussi de la mécanique des institutions, parce qu’il y a plus d’argent par rapport à la quantité du public concerné. La réponse à cette vraie interrogation n’est pas simple. Je ne pense pas que lorsque je fais de la musique je fais du bien aux gens. Je dirais plutôt ceci :  quand les gens vont au concert, ils se font du bien à eux-mêmes. Ils prennent un temps de soin. Certes l’impact n’est pas retentissant ; mais il est loin d’être négligeable. Les gens qui viennent écouter de la musique le font dans un certain état d’esprit ; ils éteignent leur téléphone portable ; ils vont créer un moment commun. Ils vont créer à travers la musique et leur silence, silence propre et absence de mots, un moment de communauté, de partage. Souterrainement, cet échange peut avoir plus d’importance qu’il n’y parait. Le rite du concert permet à cinq cents, mille personnes réunies dans un même lieu de vivre entre deux notes, entre deux phrases musicales un silence commun. Et dans cette expérience, tout le monde participe à une politique du soin,  pour ceux qui jouent en décidant de faire de la musique, pour ceux qui viennent l’écouter en décidant d’écouter de la musique.  Dans cette approche, je ne m’exclus pas du public. Je suis un des membres de cette communauté, de cette « Commune » musicale. Je choisis ce terme que je préfère à celui de communauté trop connoté, en référence au nom de la revue, mais aussi aux périodes historiques qui peuvent porter ce nom. Une Commune musicale peut se créer et ce vécu n’est pas négligeable. Et pour conclure cette réflexion à partir de la position de Jordi Savall, je dirais que la musique du passé interprétée, donc recréée, s’inscrit dans le présent, s’inscrit dans l’humanité présente. Et il est temps pour les interprètes de cette musique de tisser un lien politique entre le passé et le présent. Mais cette position ne saurait me dédouaner d’une réflexion sur l’engagement personnel. 

Votre dernier enregistrement s’intitule Gradus ad Parnassum. Il comprend des pages de Palestrina, Fux, Haydn, Clémenti, Beethoven, Debussy et Mozart. Comment est né le projet de ce disque ? 

Le point de départ est un Traité de musique écrit par un compositeur viennois pas très connu, Fux. Or ce traité a été majeur pour un grand nombre de compositeurs majeurs postérieurs, tels Haydn, Mozart, Clémenti, Beethoven. Quand j’ai pensé à ce thème, j’y ai trouvé matière à un répertoire, pas nécessairement conçu pour le clavecin, qui m’offrait donc la possibilité de l’élargir, de créer une cartographie plus ample. L’histoire de la musique n’est pas linéaire : on trouve de l’un à l’autre des connexions, des correspondances qui ne sont pas purement chronologiques. Et j’ai même pu partir de Palestrina dans la mesure où Fux imagine un dialogue entre le maître et l’élève, entre Palestrina et Fux lui-même. Le programme va jusqu’à Debussy, le Gradus ad Parnassum, la seule pièce de Debussy que l’on puisse à mon sens jouer au clavecin, et qui fait référence à Clémenti et probablement aussi à Fux. S’est ainsi dessinée une architecture que j’ai eu un grand plaisir à construire en jouant des pièces assez nouvelles pour moi. 

Les Sonates pour clavecin de Scarlatti sont pour moi un des sommets de votre répertoire. Qu’est ce qui rend Scarlatti unique ?

Scarlatti a un style qui lui est propre. Sa manière de composer est singulière, unique. Ce compositeur a écrit plus de 500 sonates pour clavecin, l’essentiel de sa production, et 90% d’entre elles ont la même forme ABB. C’est en fait une forme d’exercice, de contrainte formelle à partir de laquelle émergent une inventivité, une liberté d’écriture folle. Professeur de la Princesse Marie-Barbara, une élève très douée, il semble lui apporter à chaque fois un exercice nouveau qui exploite toutes les ressources de l’instrument, de nouvelles postures, des façons renouvelées de positionner la main, un nouveau matériel. C’est un compositeur qui me touche beaucoup, que je joue depuis longtemps, un peu par intermittences. 

Quels sont les projets (enregistrements, récitals, concerts) qui vous stimulent le plus ? 

Un projet discographique me stimule beaucoup. Je vais enregistrer l’intégrale de la musique de Louis Couperin. Il a écrit 80% de musique pour clavecin, 19% de musique pour orgue, 1% de musique de chambre. Je vais tout enregistrer, la totalité de la musique qu’il a composée, et au clavecin, et à l’orgue, et en musique de chambre. J’ai pris huit mois sans concert pour ce projet qui commence à la fin de l’année et doit paraître en sept CD en 2026 pour célébrer la 400° anniversaire de Louis Couperin [1626 – 1661]. En tant que claveciniste et qu’organiste, je suis très touché : Couperin c’est la perfection absolue. Il a tout saisi avec génie de la manière dont sonne un clavecin. Il construit une architecture d’écriture qui va au fond du sensible. C’est aussi pour moi le retour à l’enfance puisqu’il est le compositeur du premier morceau que j’ai interprété. Beaucoup de travail, d’investissement en perspective. Et beaucoup de joie et d’émotion.  

Jean Jordy

[1] L’œuvre de Poulenc pour clavecin interprétée par Jean Rondeau est au cœur d’un programme un peu hétéroclite entre le Concerto pour orchestre d’Akira Miyoshi (1933 – 2013), sonore, troublant, disruptif, déchaîné, et les tableaux colorés des Jeux, les ressacs et remous de La Mer de Debussy. Animé avec énergie par le chef Kazuki Yamada, l’Orchestre National du Capitole fait valoir la hardiesse de ses cuivres, la tendresse de ses bois, l’intensité des percussions, la souple texture des cordes. Sous les doigts véloces de Jean Rondeau, Le Concert champêtre de Poulenc se pare de toutes les nuances chatoyantes d’une trame sonore à la fois légère et serrée. Vif, délicat, élégant, plein d’esprit, mordant, malicieux, chaleureux, ironique, le clavecin dont la main de l’interprète semble, dans les temps de pause, caresser le bois comme pour mieux maintenir le contact tactile, égrène avec une virtuosité souple et fringante les chapelets de notes tendues, tendres ou espiègles. Données en bis, les subtiles Barricades mystérieuses d’un autre Couperin, François, crée avec un public captivé la connivence émouvante d’une profonde Commune musicale. Mission accomplie.