L’entretien est un genre séduisant, l’un des plus nourrissants de la littérature d’idées face au raide traité et aux monologues de l’essai. La tresse des voix, le buissonnement de l’oralité (même et peut-être surtout s’il est artificiellement recomposé) y présentent une pensée vive, circulant dans les passes d’une cervelle qui « se lime à celle d’autrui ». Il doit sans doute à ses cadences vagabondes et à ses sources dans la pratique mondaine de la conversation de n’être pas toujours pleinement reconnu : il faut au moins le nom de Dialogue, à la Platon, pour conférer quelque majesté intellectuelle aux échanges. La confusion aujourd’hui avec les laborieuses autant qu’anecdotiques « interviews de gens connus » complique encore sa réception. Mais il y peut y avoir dans l’entretien une complète cohérence entre le délié de la forme et la philosophie qui s’y expose. Chez Fontenelle, par exemple, les six soirées de conversation sur La Pluralité des mondes ouvraient à une ontologie déliée, une pensée heureusement sceptique : plus que dans les dissertations juxtaposées des plus glorieux philosophes, dans l’entretien, la liberté de l’allure rejoint celle du propos.
Pareille alliance se retrouve dans Le Spectre du théâtre, dialogue de Daniel Mesguich avec le psychanalyste Philippe Bouret, qu’ont publié en mars dernier les éditions Bouquins. On ne pouvait rêver à une forme plus adéquate à l’esprit de l’homme de théâtre, susceptible tantôt de réverbérer une longue expérience, tantôt de proposer une fulgurance, et dans tous les cas d’inviter à une véritable fête (comme toute fête, contagieuse) de la pensée. Leurs nombreux échanges s’y répartissent en trois « dialogues », chacun naissant d’une idée centrale, mais n’hésitant pas à rayonner, si bien que les questions concernant la scène et le jeu, la langue et le texte ou la notion d’interprétation circulent dans le vif étincellement d’une pensée toujours en recherche, qui ne pourra jamais se satisfaire d’un jeu de questions et de réponses. Tout est dit ici quand Daniel Mesguich distingue la « croyance » des philosophes à leur propos, quel qu’il soit, de « ‘l’introuvable Shakespeare », de Racine, Marivaux ou Tchekhov, « qui se donnent, certes, à leurs phrases, mais ne s’y abandonnent pas. Ne s’y ligotent pas ». « Derrière ce jeu, il y a certes, forcément, de la ‘vérité’ et sans doute aussi ‘lourde’ que celle que l’on peut trouver chez Kant ou Spinoza, mais ni Shakespeare ni Racine, ne la donnant pour pleine, n’y adhèrent… » Ainsi sans doute « la fluidité, la légèreté, l’élasticité essentielle du théâtre » se retrouvent-elles dans les chemins étoilés de ces trois conversations.
Dès le titre, la métaphore du spectre et la polysémie du terme annoncent une pensée qui n’a pas peur de la variété, de la multiplicité, et qui ne cache pas ses fraternités avec les compagnons de route régulièrement identifiés que sont notamment Derrida ou Hélène Cixous. Mais le glissando de l’entretien encore une fois contredit toute prétention à resserrer en un corps de doctrine l’indéniable cohérence d’une réflexion qui vit de son mouvement, et fuit comme la peste (parce que c’en est une) la réduction essentialiste, la dé-finition des choses et des êtres, la fixation dans les fausses simplicités des logiques binaires. Il m’est souvent arrivé de penser, lisant ces belles pages, au retournement auquel j’ai entendu Michel Deguy procéder, contestant l’idée reçue selon laquelle « la vérité est une et l’erreur est multiple », et prouvant que « l’erreur est une, toujours la même, substantialiste », alors que la vérité serait nécessairement plurielle…
Mais si une longue expérience de dramaturge, de metteur en scène et de comédien (c’est-à-dire de la lettre et des corps, de l’espace et du temps) ouvre le propos vers des horizons philosophiques, et que le bénéfice de la lecture du Spectre du théâtre ne se réduit absolument pas à une réflexion sur une pratique artistique circonscrite, on s’en voudrait encore une fois de laisser entendre ici qu’elle ne nourrisse pas non plus de ce qui constitue le socle de toute réflexion de la part de Daniel Mesguich. Nul ne peut démêler sans doute (pas même lui) ce qui de sa pratique théâtrale ou de sa lecture de la physique quantique serait la cause ou l’effet : elles interagissent, et se donnent à lire ensemble, d’un même frémissement de l’intelligence, dans les entretiens.

« Ecrire », « Traduire », ‘Mettre en scène », mais aussi « Croire ou ne pas croire », « Savoir », « Interprétation », « De la langue, Rimbaud », « Du rythme, Racine », « Des mots, Cratyle », « Entrer en scène »… : chacun des titres indique ainsi la richesse de ses entretiens, dont ils ne forment toujours qu’un point de départ, rendant ainsi toute tentative de synopsis absolument vaine. Il faut plonger, et revenir, dans Le Spectre du théâtre pour en tirer, avec la délectation de l’inépuisable qu’accorde toujours une œuvre forte, le véritable gain.
Quelques lignes de force cependant, de l’ordre des convictions et d’un certain savoir esthétique (c’est-à-dire existentiel) peuvent être dégagées. Tout d’abord l’horreur d’un naturalisme sociologique qui relève de la représentation « selfie » (« le théâtre comme un reflet, voire une photo, de soi-même »), de l’inculture devenue triomphante (« Ils se croient ‘modernes’ d’être seulement contemporains d’eux-mêmes »). Y revenant dans le troisième entretien, Daniel Mesguich précise encore : « Il y a au moins deux grandes conceptions de l’art dramatique […] il y a ceux – quatre-vingt-dix pour cent des gens qui font du théâtre – qui disent que le théâtre est un résumé de la vie ‘réelle’, et je fais partie des dix pour cent restants (je crains d’être encore bien optimiste quant à ces chiffres !) qui pensent que le théâtre, c’est ce qui tire du sujet un point de nuit qui le constitue, et qui le fait ou le laisse se développer »…. A la lecture de cette belle déclaration, j’entends un écho à « l’infracassable noyau de nuit » circonscrit par André Breton, dont dans sa belle préface au Spectre du théâtre, le philosophe Marc Goldschmit éclaire les enjeux : c’est dans une opposition délibérée et convaincue à « la réification nécessaire au monde administré », que se déploie tout le spectre (chromatique autant que fantomatique) du théâtre de Daniel Mesguich
Ce n’est pas le moindre plaisir du lecteur que de voir alors, formulées avec force, nombre d’intuitions qu’il pouvait peiner à démêler seul. J’éprouve désormais pour ma part une dette, et donc une gratitude, pour ce qui a éclairé un sentiment confus de spectateur : « Vous me direz peut-être qu’il faut bien, cependant, que mon jeu, ma voix, aillent, et avant tout, aux vivants qui sont dans la salle ce soir, qui sont assis dans les fauteuils en face de moi – et qui sont les seuls à avoir payé leur place ! [Rires]… Mais non. Ils n’ont pas payé pour que nous leur donnions quelque chose, ils ont payé pour être les témoins d’un don que nous faisons. Aux morts. (Mais la chance d’être les témoins de ce don est aussi un don que nous leur faisons…). Les présents sont là pour faire de leur corps et de leur âme un fleuve d’électricité, un pont tissé d’orage, entre les absents et nous ». Tous les amis à qui j’ai lu depuis ma découverte ce passage m’ont dit à leur tour s’y retrouver, saisir comme moi dans ces paroles l’étrange sentiment qui nous étreint à rentrer dans une salle (de théâtre ou de concert) : le besoin d’être absolument présents, d’ouvrir tous nos yeux et nos oreilles, mais pour quelque chose qui nous dépasse, quelque chose qui, probablement assez proche de ce qui se joue dans une cérémonie, va plus loin et plus haut que nous… et l’on n’en finit pas de tirer les fils de cette idée : à la démagogie de l’adresse (qui fait tout l’enjeu et le sel plaisant mais vite épuisé du « seul en scène » comme du « boulevard ») s’opposerait ainsi le jeu qui va au-delà de la salle, et la puissance mystérieuse de cette voix (de comédien ou de chanteur, à l’opéra) qui ne chante pas seulement pour nous, mais à travers nous…
Même illumination quand le professeur de théâtre et metteur en scène explique l’une de ses ambitions, qui me permet rétrospectivement de comprendre bien des moments vécus durant les spectacles de Daniel Mesguich. Alors que le personnage théâtral offre « dans le livre » une infinité de possibles, et donc de puissances et de virtualités, « lorsque, par exemple, j’engage une actrice, si géniale soit-elle, pour jouer tel rôle et qu’elle est, mettons, petite et brune, je sais que je viens de me priver, pour ce rôle, d’une actrice blonde et grande, ou d’une rousse de taille moyenne… qui elles-mêmes m’auraient privé…etc ». C’est là aussi une frustration de spectateur-lecteur qui rend particulièrement exigeant et souvent insatisfait quand l’incarnation théâtrale restreint toujours la vision, à la fois ferme et floue, qu’on se faisait des personnages, surtout quand ils vous ont hanté et vivent en vous comme des mythes (ainsi de l’injustice dont nous faisons tous preuve quand il s’agit notamment d’une héroïne de Racine). Or le metteur en scène ne s’en satisfait pas, et livre une clé de ce qui en effet a joué sans qu’on le comprenne toujours dans ses réussites théâtrales : « l’enjeu va donc être de diriger la petite brune jusqu’à ce qu’on voie aussi toutes les blondes en elle, toutes les grandes et toutes les rousses du monde ! ».
La magie ondoyante du dialogue donne partout à la pensée un délicieux délié tout au long du livre. Ainsi pour finir du nom lâché soudain de Proust : « la métaphore qui me vient à l’esprit est celle du goupillon de plombier », enchaîne aussitôt Daniel Mesguich. La phrase proustienne, dans ses complexités, ses sinuosités, son parcours labyrinthique, permet en effet, développe-t-il, d’aller explorer les recoins les plus anguleux de la conscience, « les méandres de la psyché » de la même manière qu’un goupillon de plombier s’étire et se tord dans les conduits les plus inaccessibles… En quelques lignes, l’image amusante éclaire ici ce qu’ont tenté d’expliquer plusieurs milliers de pages de savantes études stylistiques ! Citons encore l’éloge de la voix, qui est « le bruit de la présence », et aussi « comme pendant l’acte d’amour », « quelque chose de l’un qui pénètre dans l’autre », « dans un trou de l’autre »…
Le Spectre du théâtre ne cesse ainsi d’attraper le présent, la présence, celle de voix qui se croisent, et qui fournissent à une époque bien médiocre, dans l’énergie d’une création joyeuse toujours et malgré tout, dans le feu d’une réflexion délibérément hérétique, quelque chose comme une chance de vie.
Olivier Barbarant