À l’occasion de la sortie de Le roman soviétique, un continent à découvrir chez Grasset, Commune a rencontré l’Académicien Dominique Fernandez. L’occasion d’une conversation profonde sur la littérature, l’histoire du XXe siècle et les logiques qui conduisent à la censure.
Commune : Cher Dominique Fernandez, merci beaucoup de nous accorder un entretien. Vous venez de publier chez Grasset un essai intitulé Le roman soviétique, un continent à découvrir. Sans négliger la valeur historique de l’adjectif dans votre titre, qui couvre presque, des années 1920 aux années 1990, la totalité du XXème siècle, commençons cependant un peu en amont, si vous le voulez bien : quelle est votre relation à la langue et à la littérature russe ?
Dominique Fernandez : Ma fréquentation de la littérature et du pays n’a pas attendu, comme vous le savez, cet essai, et mon œuvre, de création comme de critique, en porte la marque. J’ai découvert à quinze ans Guerre et Paix de Tolstoï, dont je continue de penser que c’est le plus grand roman du monde… Si bien que, sans la difficulté toute particulière de la langue, j’aurais sans doute passé une agrégation de russe, à laquelle j’ai un temps songé, plutôt que d’italien ! Quand je suis entré à la NRF, Paulhan m’a confié à la fois la critique de la littérature italienne et de la littérature russe. Depuis les années 1950, j’ai donc suivi de près la création, particulièrement romanesque. J’ai chez moi par exemple la totalité de la collection intitulée « Littératures soviétiques » qu’Aragon a dirigée pour Gallimard à partir de 1956 [A la fin de notre entretien, Dominique Fernandez nous conduira devant un grand pan de mur, consacré « aux russes », où tous les éditeurs se croisent, avec une belle avalanche de titres de poètes et d’écrivains, et en effet la collection intégrale de la collection d’Aragon, son Introduction aux littératures soviétiques et son essai Littératures soviétiques compris]. Mon Dictionnaire amoureux de la Russie (Plon, 2004) dit assez la force du lien qui m’unit à ce pays, dans lequel j’ai pu me rendre à partir des années 1990, parce qu’auparavant je n’avais pas envie du tourisme guidé, encadré, réservé aux occidentaux…
Commune : Votre essai est aussi courageux : il invite à découvrir une littérature méconnue, quand l’adjectif « soviétique » n’est plus vraiment un argument de vente…
Dominique Fernandez : Il s’agit de presque toute la littérature du XXème siècle dans un pays de forte création et disposant d’une immense culture. « Soviétique » est d’abord à entendre comme « française » ou « italienne » : c’était bien effet le nom du pays. Hélas, la réception de cette littérature a toujours été idéologique : jadis valorisée et portée par le camp communiste, elle est devenue désormais la victime d’un amalgame entre « soviétique » et « stalinien ». Elle a assurément à se débattre avec les questions esthétiques telles qu’elles ont été posées après la Révolution, avec l’avant-gardisme d’abord, puis le réalisme socialiste et ses définitions. Mais confusion et ignorance désormais jettent aux oubliettes certains grands écrivains, et qui n’ont pas tous été des staliniens parce qu’ils habitaient l’URSS ou qu’ils appartenaient à l’Union des écrivains. On le sait un peu pour les dissidents… ou pour ceux qui ont eu des démêlés avec la censure : Pasternak, Grossman… D’autres mériteraient d’être découverts, ou relus, parfois republiés, ou retraduits… Le fait d’avoir vécu sous un régime ne fait pas de vous un complice, pas plus qu’une œuvre de commande devrait se voir considérée forcément comme une mauvaise œuvre : autrement que dirait-on de toutes les œuvres classiques, soumises aux Princes, et qui sont pourtant considérées à raison comme géniales ?

Commune : La confusion entre la nationalité et l’adhésion au régime bat encore son plein avec la guerre d’Ukraine, quand on pense aux interdictions qui ont frappé le chef d’orchestre Valery Gergiev et la déprogrammation de Tchaïkovski dans des grandes villes européennes comme Zagreb, Varsovie, Prague ou Londres…
Dominique Fernandez : Oui, et je désapprouve les interdictions de concert, les refus de participation d’artistes qui n’ont rien à voir avec Poutine, qui peuvent même le désapprouver, sans toujours pouvoir le dire. Encore une fois on fait l’amalgame. Avec tout son lot d’erreurs et de terribles injustices. Quand j’étais étudiant, on disait de Chostakovitch qu’il était un valet de Staline, alors qu’il a sauvé la création du jadnovisme, et n’a cessé de se débattre entre les interdictions, les dénonciations et de fragiles retours en grâce…
Commune : Pour la reconnaissance littéraire du siècle soviétique, on peut se demander si l’injustice ne concerne pas essentiellement les romanciers. Les poètes semblent davantage connus et reconnus aujourd’hui en France, au point que certains sont devenus des références fondamentales : je pense à Mandelstam, à Tsvetaïeva, presque à la mode, pourrait-on dire, au point d’occulter désormais ceux qui ont survécu au stalinisme comme Akhmatova, ou Pasternak…
Dominique Fernandez : C’est plutôt là un effet tardif, et peut-être de votre part une illusion rétrospective. De quand date l’intérêt actuel pour les noms que vous citez ? Des années 1990 peut-être, guère plus tôt. Seuls des connaisseurs pouvaient les citer auparavant. Il y avait bien sûr Maïakovski, célèbre et pour son lien avec la Révolution, et pour son suicide, et avec lui la génération de la Révolution elle-même, les avant-gardistes, et Blok, et Essenine… L’intérêt est récent, au fond, mais je vous accorde que la poésie de l’ère soviétique est plus considérée à présent que le roman, qui demeure donc à découvrir.
Commune : Cette différence ne résulte-t-elle pas aussi d’une différence générique ? Le roman est contraint de se frotter directement à des réalités sociales, historiques, ne peut guère faufiler une contrebande dans une métaphore… Votre essai s’ouvre d’ailleurs par une réflexion sur la question de la littérature populaire, dans ses origines françaises aussi bien que russes…
Dominique Fernandez : Oui, j’essaie de remonter en amont des ambitions pédagogiques manifestées dans le programme du réalisme socialiste, de réfléchir à ce souci du lectorat populaire. Lamartine en France a donné la parole à « Mlle Reine Garde », couturière de son état, dans une belle préface à son mauvais roman intitulé Geneviève, histoire d’une servante, lequel date de 1850. Il y raconte comment il a rencontré cette femme du peuple, venue pour demander à l’homme de gauche qu’elle avait bien identifié : « Les livres ont été faits pour d’autres […] Qui est-ce donc qui fait des livres ou des poèmes pour nous ? Personne ! Quand viendra donc une bibliothèque des pauvres gens ? Qui est-ce qui nous fera la charité d’un livre ? » C’est le programme de la culture après la Révolution, l’enjeu de la question, laquelle n’est pas inintéressante, qui s’est posée à la littérature soviétique.
Commune : Beau débat sans doute. Vous reconnaissez cependant que le roman de Lamartine qui suit cette préface est de faible qualité. N’y a-t-il pas là une confusion entre le droit à la représentation (pourquoi la littérature ne pourrait-elle parler du peuple ?) et la question du destinataire (une littérature adressée au peuple) ? Pourquoi faudrait-il, pour parler au peuple, parler du peuple ? Sous la générosité de l’ambition, c’est aussi une assignation : on ne lit pas seulement pour se voir représenter, pour trouver du Même, mais pour aller vers de l’Autre. Enfermer le peuple dans une littérature qui lui serait destinée, parce qu’elle le représenterait, c’est aussi lui interdire la circulation, le décentrement et la découverte qui font tout l’apport de la lecture. D’ailleurs Tolstoï représente aussi des officiers, des nobles, et la vie d’Anna Karénine n’est pas celle d’une servante… Vaste débat donc, sans compter les méfaits d’une littérature « à intentions », qui accomplit un programme, et donc ne risque guère d’inventer…
Dominique Fernandez : Il n’y a pas que les thèmes. Il y a aussi la manière d’écrire, avec des mots accessibles ou non, avec certaine ostentation formelle ou non. J’admire chez Tolstoï qu’il soit l’un des plus grands écrivains du monde, et que sa phrase et sa langue fassent chemin vers toujours plus de simplicité… C’est d’ailleurs aussi une constante de la littérature russe. Tolstoï pour le roman, Pouchkine pour la poésie sont éminemment populaires en Russie. On ne lit d’ailleurs pas en Russie les romans de Tolstoï seulement comme des fictions, ce sont des livres de sagesse, où chacun puise et apprend la vie… Les relations entre culture savante et culture populaire ne sont pas établies de la même manière en Russie qu’en France, et cela vaut aussi pour la musique. En effet, les liens entre la littérature et la musique sont eux aussi beaucoup plus forts en Russie qu’en France. Bien des opéras sont fondés sur des livrets empruntés à de grandes œuvres, voire directement écrits par de grands écrivains.
Commune : Pour imaginer un pendant de Guerre et Paix en France, on ne pourrait guère citer que Les Misérables peut-être…
Dominique Fernandez : Splendide roman évidemment. Mais face à Tolstoï, on ne peut qu’être frappé de ce que le livre, aux personnages populaires, est aussi surécrit, dans une superbe rhétorique, avec tout l’élan et toute l’emphase d’un redoutable orateur… Tolstoï, c’est autre chose. La langue est au service de ce qu’elle dit, elle n’est pas occupée à hausser la voix, à produire des antithèses !
Commune : Vous expliquez là le pur miracle en effet, ressenti à chaque lecture. Malgré la traduction, malgré l’écran de la langue, une page de Tolstoï vous plonge directement dans un effet de présence… les personnages sont là, et les lieux, et les pensées et les émotions, directement saisis…
Dominique Fernandez : C’est Dostoïevski plutôt qui pourrait être rapproché de Hugo. Et les russes n’aiment pas Dostoïevski, en général, en tout cas pas comme les occidentaux le font. Les soviétiques ont un temps tenté de condamner Tolstoï, pour sa religiosité, une pensée tendant vers l’anarchisme, mais son importance était telle qu’ils l’ont très vite repris en charge, qu’ils ont assuré des éditions complètes.
Commune : Votre essai prend le temps d’exposer précisément et les enjeux, et de présenter les personnages et les histoires des romans que vous présentez. Avec des inégalités que vous ne taisez pas, mais aussi de nombreuses explications qui permettent de lever nombre de méconnaissances. Vous montrez les qualités et les limites de Gorki, donnez à découvrir le talent certain d’Ehrenbourg, dont vous déplorez qu’il soit bien négligé, sans doute en raison de sa mauvaise réputation…
Dominique Fernandez : Que sait-on de lui ? La gifle donnée par Breton, et l’amalgame là encore qui fait que des écrivains qui ont su survivre et négocier avec la dictature en seraient seulement les complices. Il a été entre Occident et URSS un passeur considérable. Et plein d’humour ! Le Dégel qui dut sa réputation à son importance factuelle lors de la période de Krouchtchev n’est pas son meilleur ouvrage, d’ailleurs. Qui connaît Les Aventures extraordinaires de Julio Jurenito, une œuvre de jeunesse, qui connut un grand succès en Europe, fondée sur le grotesque et une bouffonnerie tout à fait déjantée? Pour donner un autre exemple de découvertes possibles, je citerais volontiers Boris Lavrenev. En commençant par Le Quarante et unième, un récit non exempt de maladresses, mais qui campe admirablement l’époque de la guerre civile, et pose un des problèmes fondamentaux des rapports entre morale civique et morale personnelle. Une garde rouge héroïque se vante d’avoir mis hors d’état de nuire quarante officiers blancs, et est en quête de son « 41e » adversaire à tuer au combat. Marioutchka croit le trouver en faisant prisonnier un jeune lieutenant que son supérieur lui interdit cependant de fusiller, estimant qu’un otage leur sera utile. Durant leur traversée harassante du désert Kazakh, Marioutchka a la garde de son joli dandy, ce qui favorise de constantes disputes et discussions sur le rôle justement de la littérature et de l’art… mais aussi un rapprochement des cœurs et des corps. Lorsqu’ils parviennent au bord de la mer d’Aral, le lieutenant voyant au loin la voile d’un navire des Blancs, tente de s’échapper, si bien que Marioutchka revient à son devoir… et le tue…
Commune : Il suffit de citer les chapitres et l’index de votre essai pour en saisir la richesse et la diversité : « Romans de la Révolution et de la guerre civile », « Romans de paix », « Réalisme socialiste », « Humour, satire et parodie », « Romans de la grande guerre patriotique », « Grands classiques »… Vous offrez véritablement un cours d’histoire littéraire de tout un siècle, et plus un guide au souci d’exhaustivité qu’un palmarès. Vous n’hésitez pas à consacrer une étude à Ostrovski par exemple. Et l’acier fut trempé constitue cependant un récit de l’industrialisation tout de même assez volontariste, aussi peu léger que son titre…
Dominique Fernandez : Je ne manque pas de dire que son livre constitue une « somme de lieux communs de la doxa soviétique ». Mais il n’est pas inutile de s’intéresser à l’auteur : fils du peuple vraiment, aide berger, engagé à quinze ans dans la cavalerie de Boudienny… malade, paralysé et aveugle, il décide de composer un roman porteur d’espoir. Il meurt à 32 ans sans avoir pu achever la suite de ce premier livre, Enfantés par la tempête… Savez-vous que Gide a dit de lui qu’il s’agissait d’un saint ? Et Gide n’était pas quelqu’un que l’on dupe aisément…

Commune : Vous montrez aussi la grande diversité des littératures soviétiques. Aragon insistait sur le pluriel, en rappelant que l’Union des Républiques avait aussi permis à des langues asiatiques d’accéder à une littérature imprimée. Tchinguiz Aïtmatov par exemple…
Dominique Fernandez : On connaît surtout son chef d’œuvre, Djamilia, grâce à une belle préface d’Aragon. Cet auteur Kirghiz est tout à la fois un ethnographe de son pays, qui se nourrit à des sources orales, et un grand écrivain qui sait allier à la minutie de l’observation une dimension poétique. Le Premier maître, un roman de 1953, comme Adieu Goulsary, plus tardif, ont retenu l’attention des cinéastes, tout comme Une journée plus longue qu’un siècle, qui dès 1980 s’interrogeait sur les responsabilités de l’homme et le destin tragique de la planète.
Commune : Vous mentionnez aussi la science-fiction, notamment avec Alexandre Beliaev, sans rien dire du roman policier…
Dominique Fernandez : La science-fiction soviétique est particulièrement riche du fait de la grande popularité du genre en Russie. On pense notamment aux livres de Platonov. Pour ce qui est du roman policier, à ma connaissance, le genre n’était guère couru.
Commune : La popularité de Julian Semenov en Russie et en occident forme peut-être un contre exemple ? Il est mort seulement deux ans après la dislocation de l’URSS. Vous avez souhaité dans l’ensemble la vision la plus large, la plus géographique et pédagogique possible, d’un « continent » que vous souhaitez faire découvrir en dépit des préjugés. S’il fallait cependant émettre des préférences, ou tout simplement des urgences en matière de réédition (puisque vous montrez que bien des textes jadis traduits ne sont plus accessibles), que proposeriez-vous ?
Dominique Fernandez : On connaît en France Boulgakov, mais on ne connaît pas Zamiatine. L’Inondation est un chef d’œuvre, un bref et admirable roman. Il a été republié dans une traduction de Barbara Nasaroff en 1988 chez Solin. Mais il est loin d’avoir la renommée du Maître et Marguerite, alors que Zamiatine, autorisé à s’exiler grâce à l’entremise de Gorki, a échappé à la persécution et est enterré en France, au cimetière de Thiais, où il mourut en 1937. Il y aurait aussi Constantin Paoustovski, grand écrivain lui aussi…
Commune : Vous lui consacrez presque 20 pages en effet, et proposez même un parcours dans l’œuvre, en commençant par ses notes sur l’art d’écrire, pour découvrir ainsi son œuvre par La Rose d’or.
Dominique Fernandez : Il a cessé de composer son œuvre autobiographique en 1932, au moment de la création d’une Union des écrivains qui formait un organisme de contrôle et de censure, pour se déporter vers des récits historiques et des biographies d’artistes détachés du présent et de la politique. Dans ce contournement, qui traduit aussi l’impossibilité de créer une œuvre sincère directe et donc de sa part une morale de l’écriture, il parvient dans ces genres jugés mineurs à une qualité qui rappelle le meilleur Stefan Zweig. Le Plancher grinçant évoque un moment de la vie de Tchaïkovski et mêle admirablement les tonalités, le lyrisme, le grotesque, le grinçant… La collection d’Aragon l’a constamment défendu.
Commune : Votre fin de chapitre à son sujet, très belle, résume votre projet. Si vous le voulez bien, nous pouvons en le citant conclure cet entretien. Dans un discours prononcé à la Mutualité en 1950, rappelez-vous, Aragon dénonce les préjugés qui caractérisent de longue date les relations de la France et de la Russie, et l’ignorance particulière des français qui n’ont pas su identifier des diplomates russes, « nom d’un peuple entendu pour la première fois en France », sous Louis le Débonnaire. « Il reste chez nous, conclut Aragon, des ignorances de ce genre touchant les choses de Russie, et qui sont proprement carolingiennes »…Et, cher Dominique Fernandez, vous ajoutez : « L’oubli où est tombé Paoustovski doit être rangé comme un exemple de ces carolingismes ». Un de ceux desquels votre essai tente à raison de nous extraire.
Entretien réalisé par Olivier Barbarant et Victor Laby
Photographies d’Hannibal Volkoff