Skazka : conte d’hiver d’Alexandre Sokourov

Présenté l’été dernier au festival de Locarno sur la Piazza Grande – le festival international où, en 1985, l’on montra pour la première fois l’un de ses films, La Voix solitaire de l’homme (1978) –, Skazka (Fairytale) a reçu un accueil critique hostile en France, comme la plupart des films de ce réalisateur depuis quelques décennies, après qu’on eut fait de lui le disciple d’Andréi Tarkovski. On « exigeait », dans les colonnes bien-pensantes de Libération et d’ailleurs, qu’il affichât sa distance avec le régime et la politique russes ; on le soupçonnait de « nationalisme grand-russe » (Voix spirituelles, Alexandra), de « poutinisme » et de bien d’autres choses encore. Sollicité par le Musée du Louvre pour réaliser un film sur l’établissement – après qu’il eut tourné, en 2002, L’Arche russe à l’Ermitage qui fit sensation. son film, Francofonia (2015), fut finalement escamoté par son commanditaire qui n’en apprécia pas le propos – centré sur le Louvre pendant la Deuxième Guerre mondiale et l’Occupation et le rôle de Jacques Jaujard négociant avec les autorités allemandes, opposant Paris occupé à Léningrad assiégé.

Candidat aux législatives de 2016 à Pétersbourg sur la liste d’opposition Iabloko, inquiet d’une prochaine confrontation de la Russie avec l’Ukraine bien avant 2022, il a dénoncé celle-ci et est désormais en exil. L’argument longtemps ressassé ne peut donc plus être brandi. Dès lors il n’est plus coupable que d’être ennuyeux et répétitif… Reproche paradoxal s’agissant d’un film qui affronte de manière totalement originale un matériau historique « brûlant », celui de la Deuxième Guerre mondiale, précipité des contradictions du XXe siècle. C’est peut-être d’être pacifiste qui lui vaut ce discrédit…

Ce n’est, de loin, pas la première fois que Sokourov s’attache à la Deuxième Guerre mondiale, événement central pour les Soviétiques comme il l’est pour les autres européens, sous un angle cependant différent, en particulier s’agissant de la place de l’extermination des Juifs – qui s’est effectuée en grande partie dans les territoires soviétiques dès juillet 1941 avec une brutalité et un cynisme sans égal –, la population de l’URSS ayant connu des pertes civiles autant que militaires considérables (les chiffres évoluent entre 28 et 40 millions de morts) puisque considérée comme des « sous-hommes » (Untermenschen). Dès 1979 il consacre au sujet un film de « remontage » (aujourd’hui appelé de réemploi ou de found footage), Sonate pour Hitler. Là, déjà, selon une structure de répétition et différence, sans une parole, au gré d’un compte à rebours défilant à l’écran comme une horloge affolée. Par la suite il réalise trois longs métrages de fiction – Moloch (1999), Taureau (2001), et Soleil (2005) – consacrés à trois dirigeants politiques de la première moitié du XXe siècle : Hitler, Lénine et Hirohito.

Ces films de « persistance », rémanence ou survivance historiques pourraient placer Sokourov dans ce courant cinématographique qui va de Godard à Loznitsa, voué à une réflexion mémorielle et historiographique à partir des spectres qui hantent notre présent, tournant le dos aux reconstitutions spectaculaires ou aux documentaires didactiques clos sur leurs certitudes. La place singulière qu’il occupe dans ce « courant » tient au choix qu’il a fait dans tous les cas, de s’attacher à ces personnalités de dirigeants nantis de deux corps, comme on le sait depuis Kantorowicz, et à les saisir dans le moment où leur corps d’individu ne coïncide plus avec leur corps de puissant. Lénine est dans sa retraite forcée de Gorki après son attaque cérébrale qui l’a laissé hémiplégique. L’orateur est privé de la parole et sa pensée bredouille. Hitler est dans son repaire de montagne le Berghof, dans sa vie privée, il a des rapports infantiles avec Eva Braun ou mesquins, colériques avec ses courtisans. Hirohito est l’empereur déchu, contraint de signer la capitulation du Japon devant le Général MacArthur. Tous les édifices du pouvoir se sont délités ou sont absents.

Skazka pousse à un degré supplémentaire cette peinture de la déchéance des hommes de pouvoir : voici Churchill, Hitler, Mussolini et Staline au purgatoire (Roosevelt est épargné), devant la porte monumentale qui devrait leur ouvrir le paradis – où, leur semble-t-il, on a déjà admis Napoléon, alors pourquoi pas eux ? Ce sont des spectres qui errent, se morfondent, se croisent sans se parler sinon en proférant des insultes, chacun dans leur langue, se moquant les uns des autres. Leur image flottante, dans un décor qui tient de Piranese et de Hubert Robert, se duplique, ubiquitaire. Chacun remâche ses espoirs déçus, ses échecs ou caressent sa marotte : Churchill appelle sa reine à l’aide d’un talkie-walkie pour réitérer son allégeance, Hitler déplore de n’en avoir pas fait assez en matière d’extermination des Juifs (il traite d’ailleurs Staline de « juif caucasien »), Mussolini chante la grandeur à restaurer de l’empire romain et avançant le menton, Staline, qui monologue en géorgien, oppose la réussite du socialisme, fût-ce au prix de quelques éliminations « à la racine », aux défaites des deux autres dictateurs et il ridiculise le massacreur d’Africains Churchill et sa dévotion à la reine. En un macabre tourniquet, les quatre figures et leurs « répliquants » passent et repassent, toquent chacun leur tour à la grande porte qui s’entr’ouvre et leur est claquée au nez. Il faut encore attendre.

Dans la première scène où l’on assiste à l’agonie de Staline dont les membres se refroidissent, son voisin de « chambre » est un Christ dévasté, attendant, lui aussi, que son Père veuille bien abréger ses souffrances d’ici-bas – s’Il existe.

À cette thématique lugubre, gothique ou néo-romantique, s’ajoute une dimension farcesque. Comme dans les autres films évoqués plus haut et comme dans nombre de ses films (depuis Insensibilité chagrine [1983]) souvent écrits avec Iouri Arabov, Sokourov dépouille ses personnages en en dévoilant la part de bassesse. Mais là où, de leur vivant, ce décapage laissait entrevoir leur part d’humaine condition jusqu’au pathétique (Lénine), au ridicule (Hitler) ou au désarroi (Hirohito), après la mort, les voici figés dans les postures qu’ils jugent les plus avantageuses pour eux – et que la photographie et le cinéma ont d’ailleurs fixés à jamais. « L’enfer c’est les autres », déploraient les morts sartriens qui avaient la possibilité d’entendre ce qu’on disait d’eux « sur terre » et sur lequel ils n’avaient plus prise. Les quatre ici, n’entendent rien, ne voient rien et reconduisent à l’infini, comme dans la machine de Morel de Bioy Casarès, les poses qu’ils avaient prises. On rit souvent dans ce film grinçant en même temps que monumental, conjuguant sublime et trivialité. Cela le rapproche du Hitler, ein Film aus Deutschland (Hitler un film d’Allemagne, 1977) de Hans-Jurgen Syberberg sinon qu’il adopte une tout autre démarche de représentation.

Pour le réaliser, en effet, Sokourov a inauguré une esthétique inédite : il ne fait pas « incarner » ses personnages par des acteurs ni par des effigies ou des marionnettes, il recycle une imagerie « finie » en « découpant » dans des bandes d’actualités les figures publiques des uns et des autres ce qui les projettent littéralement dans cet espace fantomatique qui est aussi celui du cinéma (le « royaume des ombres » que Maxime Gorki découvrait en 1896 avec les bandes du Cinématographe à Nijny-Novgorod où tout est couleur de cendre, comme ici où la grisaille parfois allumée de brasillements domine).

Jean Epstein, cité par Godard dans ses Histoire(s) du cinéma, avait pointé cette part mortifère du film: « la mort fait ses promesses par cinématographe ». En d’autres termes, « l’enfer c’est le cinéma » : le film de ces quatre « puissants » est achevé, il ne peut qu’être déroulé à l’infini, dans un éternel retour du même, loin d’un « éternel retour » nietzschéen approbatif de la vie vécue car cette réitération sans fin c’est celle du ressentiment.

Autorisées par le medium cette répétition et cette duplication, avouant leur artifice, ne recherchent pas, par le perfectionnisme technologique à la mode, l’illusion de réalité. Les mêmes trajets de Staline dans son grand manteau, ses saluts à une foule absente depuis le mausolée, ou les « entrechats » d’Hitler en culotte de peau, les mêmes gestes emphatiques du « Duce » ou ceux d’un Churchill empâté embouchant un cigare absent, ces stéréotypes, dont il est toujours difficile de faire usage dans des films de réemploi sans en reconduire la pompe et l’autorité, trouvent ici leur naufrage dans le bégaiement des actes et des gestes, la dissolution dans les brumes et les déformations des visages et des corps.

Le cinéma des débuts et jusque dans les années 1930 entretenait un rapport presque « naturel » à ces caractéristiques du filmique que sont la surimpression, le dédoublement, la transparence, propriétés de la pellicule, comme le ralenti et l’accéléré le sont de la machine de prise de vue et de projection : dans Körkarlen (La Charrette fantôme, 1921) de Victor Sjöström, Der müde Tod (Les Trois Lumières, 1921) et Liliom (1934) de Fritz Lang c’est le cas – comme chez Evguéni Bauer et bien d’autres. Avec Heaven Can Wait (1943) d’Ernst Lubitsch, A Matter of Death and Life (1946) de Michael Powell, ou encore Les Jeux sont faits (1947) de Jean Delannoy – sur un scénario de Sartre –, il en va tout autrement. Le réalisme de ces représentations met à mal la référence à l’au-delà. On est toujours bel et bien ici : littéralement avec Delannoy puisque les morts sont présents parmi les vivants, sur terre, mais leur restent invisibles ; métaphoriquement avec Lubitsch et Powell – tous deux en Technicolor (le second jouant cependant du noir et blanc) – avec leurs purgatoires de Music-Hall. On retiendra tout de même qu’après la première comme après la seconde guerres mondiales, se multiplient les films où des « morts sans sépultures » apparaissent ou reviennent hanter le monde d’après (J’Accuse de Gance en 1919).

Justement chez Sokourov les morts par millions de la guerre qu’ont menée les quatre hommes de pouvoir surgissent à quelques reprises comme un flot, un Léthé de cris et de douleurs, de bras tendus et de visages déformés par les cris inaudibles qu’ils lancent. Sont-ils des damnés, eux aussi, ou des victimes accusatrices ? Sorti de cette houle, un soldat, à quelques reprises, dit son désir d’abattre les quatre.

On songe un instant aux illustrations de Gustave Doré pour La Divine Comédie de Dante (la barque naviguant sur un océan de corps suppliants), à certaines toiles académiques où des fleuves de corps emmêlés déferlent, mais là encore la précision, la netteté de la peinture ou de la gravure empêchent d’accéder à ce royaume des morts tel que l’évoque Homère dans le chant XI de l’Odyssée et que rend mieux Sokourov :

« Et du fond de l’Erèbe je vois se rassembler les ombres des défunts qui dorment dans la mort ; jeunes épousées, jeunes hommes, vieillards éprouvés par la vie, tendres vierges dont le cœur novice n’avait pas connu d’autre douleur, et combien de guerriers blessés par les javelines armées de bronze. Ces victimes d’Arès avaient encore leurs armes couvertes de leur sang. En foule ils accouraient à l’entour de la fosse, avec des cris horribles : et la terreur blême me saisit ».

Or ce n’est pas la crainte qui saisit les quatre grands hommes, au contraire, ils s’adressent, chacun, à cette foule dont ils ne voient pas l’anéantissement, ils veulent les emmener encore dans une épopée nationale ou sociale, ils les apostrophent, cherchent à les mobiliser. Ils aimeraient, eux aussi, revenir de l’île d’Elbe, jouir de « cent jours », avoir leur chance, à nouveau.

François Albera