Jouée en juin à l’Odéon, Sur les ossements des morts / Drive your plow over the bones of the dead est une formidable adaptation, par Simon McBurney et la compagnie Complicité, qu’il a co-fondée à Londres en 1983, du roman de la Nobel Olga Tokarczuk.
Dans son village perdu quelque part en Pologne, Janina Doucheyko joue à l’Antigone post-anthropocène. Un peu vieille, un peu malade, elle ne cesse de passer pour une folle, tourmentée entre sa passion pour William Blake – et d’une passion forte pour ce poète qui revient comme un refrain tout au long de la pièce – et sa soif de justice face à ce qui semble être une série de meurtres où elle lit le châtiment des animaux face aux crimes des hommes. Car c’est un à un tous les notables de la ville, attaqués, figures topiques d’un pouvoir à bout de souffle et s’évertuant à maintenir une quelconque légitimité dans une autorité pathétique, qui s’effondrent. Aussi, comment ne pas se satisfaire de la justice des animaux sur les hommes ? Et comment ne pas à tout prix chercher à soutenir les gestes d’une justice sans parole et à en rendre compte, comme un devoir humaniste sinon humanitaire ? Tout une intimité du vivant semble en jeu dans cette pièce pleine d’une énergie contagieuse où la trace de la bête se mêle à celle de l’homme.
Aussi, il nous faut embarquer dans un théâtre sans crainte, où l’on pourrait croire d’abord à un discours faussement subversif sur la mort du quatrième mur, en raison des adresses régulières et intempestives du personnage de Janina au spectateur, et puis non. Ce retour de la narratrice se situerait davantage du côté de la transposition de la voix romanesque. De ce quatrième mur il faut bien dire qu’on l’abat à l’envi pour le plaisir d’une subversion qui n’a rien de subversif si elle n’interroge pas notre place de spectateur et le pouvoir de la fiction ; dire encore qu’il n’y a plus de modernité à croire moderne de montrer la machine, qui ne cesse de rappeler son pouvoir et son efficacité. Et là opère l’une des forces de la mise en scène : jouer habilement entre le discours de connivence et la puissance de la théâtralité. Simon McBurney nous embarque dans des temporalités brouillées qui se dénouent sous nos yeux et qui appellent ce lien si particulier et intime entre le personnage de Janina et les spectateurs, Janina qui retrouve régulièrement la scène fictionnelle pour mieux nous en montrer la portée, nous inviter à lire avec le recul de l’histoire l’enchaînement de la tension tragique. Ce rapport à la temporalité, avant et après le drame, parce qu’il instaure un décalage fort, nous laisse demeurer dans l’intimité de Janina qui installe un aparté permanent, pour nous duper par le pouvoir de la scène, sans ne jamais mentir tout à fait. Le geste d’hyper-subjectivisation du discours lui donne toutefois une portée universelle par son regard sur l’œuvre des hommes et c’est là un geste très fort du théâtre que de nous donner à penser dans une altérité surprenante. Contre toute facilité scénique, le metteur en scène manifeste une véritable ode à la capacité du théâtre à montrer l’histoire, à faire dramaturgie du récit, autrement dit à signifier. Lorsqu’enfin tout se recompose devant nous, dans un rythme plein d’une énergie qui arrime à la catastrophe, la pièce éclate de la superbe capacité d’une scène à dire et à montrer.

Dans un spectacle particulièrement beau McBurney nous invite ainsi, par des jeux de lumières déroutants, à une danse perpétuelle des corps et des images. Le déploiement de la vidéo vient rappeler aussi cette mémoire traumatique dont nous sommes tributaires et qui lie les personnages à leur culpabilité et à leur chagrin. Du reste, la mise en scène a l’élégance de ne pas substituer les apports vidéos et musicaux au jeu et à une réelle dramaturgie, ils sont là pour l’accompagner, l’amplifier et s’y soumettre dans la structure d’une scénographie au visuel impeccable.
L’art du théâtre enfin est celui qui met en présence des corps, ceux qui, ici, s’étirent, polymorphes, entre fiction et réalité, entre scène et histoire, au service d’une animalité du jeu. Jaillissant de la mémoire pour incarner soudain sous nos yeux ébahis la chair impossible du souvenir, le corps disloqué du stigmate. Le corps de l’acteur est rendu à l’immanence du jeu dans un geste profondément chorégraphique : là où s’obscurcit la scène surgissent des corps humains soudain corps animaux, éclatent sous nos yeux dans le tableau d’une scène fantasmée de la souveraineté meurtrière du second sur le premier. La présence de plusieurs scènes sur le plateau, comme autant de temporalités, permet l’incarnation d’un récit convoqué par le discours de Janina.
Pièce sur les corps de l’histoire, sur les liens entre la présence des êtres entre eux, humains et non humains, Sur les ossements des morts est un délice de théâtre et une réflexion soutenue sur notre propre contingence d’homme.
Rodolphe Perez