Librement adapté du stimulant essai Comment saboter un pipeline, du suédois Andreas Malm, Sabotage propose de revisiter les enjeux de l’écologie de notre temps à travers les codes du film de braquage. Conçu avec finesse pour susciter les querelles de chapelle, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement écologiste, porté par un casting jeune et l’énergie du cinéma indépendant, ce second long-métrage assez original se dérobe malicieusement aux anathèmes attendus, et témoigne de l’ambition d’une génération montante de rendre à la politique du souffle, de la vigueur et de l’espoir. Il a pu compter en France sur une promotion inattendue, financé sur deniers publics. Décryptage.

« Lisez-vous Andreas Malm ? » C’est la question qu’a frontalement posé la police française à nombre des militants écologistes récemment interpellés suite à la mobilisation de Sainte-Soline. Dans la foulée, tout affairé à nous faire revivre les joies des années 1930 du siècle dernier, Gérald Darmanin citait parmi les motifs de dissolution des Soulèvements de la Terre l’influence tentaculaire de l’auteur suédois, dont l’oeuvre la plus célèbre demeure Comment saboter un pipeline. Sans le vouloir, ils ont préparé fort généreusement le terrain pour l’arrivée dans nos salles du deuxième long-métrage de Daniel Goldhaber.
Adapter un essai sous forme de fiction : l’idée est audacieuse et, pourrait-on croire, casse-gueule. Et c’est là que d’emblée, Sabotage se démarque. Là où tant d’autres films politiques ont embrassé leur sujet sous l’angle de la dénonciation et du tragique, ou de l’exaltation incantatoire de leur noble cause, ici nous suivrons comme sept samouraï, comme de grands évadés ou comme un gang de braqueurs les huit personnages centraux, qui se sont fixé comme but commun de faire exploser le pipeline texan qui achemine la plupart du pétrole étasunien.
Leurs motivations sont diverses : des militantes lassées d’activités insignifiantes dans les limites autorisées par la loi, l’une d’elles ayant développé un cancer dû à son exposition à des produits toxiques, un redneck texan exproprié de ses terres par une compagnie pétrolière, un couple d’écolos déglingués motivés par l’aventure, un jeune amérindien impliqué dans la lutte de son peuple dans le Dakota du Nord… Leurs trajectoires sont différentes, mais la lutte les unit contre un ennemi commun : l’extractivisme des compagnies pétrolières, qui exproprient, polluent et influencent notoirement les décisions publiques.
Si la pertinence de leur choix politique sera débattue dans le film, et si la rhétorique y joue un rôle dramaturgique important, la force de Sabotage réside pourtant dans le fait de ne pas faire de la question morale (faut-il ou ne faut-il pas faire sauter ce pipeline ?) le centre du scénario, écrit à quatre mains par le cinéaste et l’actrice principale Ariela Barer. Si la question se pose, elle est à fort juste titre assez vite répondue. Non, ce qui fait tout le sel de ce film mi-western mi-braquage mi-film-d’évasion (pas moins de trois moitiés donc), c’est d’avoir placé au coeur du drame la question pratique. Comment vont-ils s’y prendre ? Quelles seraient les conséquences et comment les anticiperont-ils ? Leurs différents parcours seront-ils un obstacle à la réalisation de leur projet ? Et surtout : parviendront-ils à leurs fins ?
Et c’est là que le film réussit son premier pari : réconcilier la politique radicale avec la joie de l’action, la perspective du fait accompli, plutôt que la continuelle (quoique parfois nécessaire) déploration de nos échecs. Pas de parti-pris radicaux dans la mise en scène, mais au contraire une certaine exigence de justesse au plus près de l’action et des personnages : c’est donc dans la narration, riche en rebondissements à la manière d’un Usual Suspects, que se trouve le noyau d’un film porté par un casting jeune et habité.
A peine la projection de presse terminée, fusent les questions, tant des journalistes que des militants. Certaines ont déjà été anticipées dans le film, d’autres non. Et patiemment, Daniel Goldhaber et Ariela Barer leur répondent. « Votre film montre seulement quelques personnages qui se battent dans une situation exceptionnelle alors que le plus important c’est le quotidien et le collectif ! » s’insurge un premier intervenant. Il lui est répondu que les deux temporalités et les deux stratégies ne sont nullement exclusives l’une de l’autre, et peuvent au contraire s’avérer complémentaires. « Pourquoi avoir fait un film Benneton avec des lesbiennes, un amérindien, une afro-américaine et un redneck ? ». Soupir. « Parce que c’est ce à quoi ressemblent nos luttes », lui est-il rétorqué.
Il est vrai que le lien entre la question coloniale et raciste et l’écologie est vécu différemment selon que l’on se place du point de vue français (d’Europe) ou de celui des Amériques. Si aux militants hexagonaux la question de l’extractivisme pourra sembler lointaine, elle est en revanche centrale en Guyane (avec le projet de mine dite de la « Montagne d’Or ») ou en Kanaky-Nouvelle-Calédonie (où le maintien de la présence coloniale française s’explique en grande partie par les immenses réserves de nickel qui s’y trouvent). Et donc naturellement dans les Amériques, où à la colonisation et le génocide sont allés de pair avec une destruction méthodique du vivant et un extractivisme forcéné. On pourrait naturellement allonger la liste avec les Polynésiens, sur qui le rayonnement de la France s’est traduit par des radiations nucléaires, ou à nouveau avec autochtones de Guyane qui se battent également pour qu’on ne remplace pas une forêt millénaire par des panneaux solaires au nom du progrès. Autant de cas dans lesquels la lutte antiraciste voire décoloniale va main dans la main de la lutte pour la préservation du vivant.
Nous posons à notre tour une question qui fâche : et s’il fallait verser le sang pour parvenir à ses fins ? Y a-t-il une limite à l’action directe, et si oui laquelle ? Là, le réalisateur convoque son auteur-inspirateur Andreas Malm. « Pour préserver l’avantage moral auprès d’un public large, il importe de bien choisir sa cible. Ne pas s’en prendre aux personnes, mais aux symboles et aux biens. L’idée est de présenter la thèse de Malm sous sa forme chimiquement pure ». Quant à savoir si la situation se présentera exactement dans cette configuration, si nous pouvons encore nous permettre le luxe d’actions symboliques, c’est l’avenir des luttes qui nous le dira.
Avec une éventuelle suite de cet enthousiasmant Sabotage pour étudier les effets de cette déflagration ô combien bienvenue ?
Anastase Borisévitch Oniatovski