Octave Mirbeau, l’auteur du Journal d’une femme de chambre et de Dingo, est aussi celui de Sébastien Roch, portrait saisissant d’une troublante modernité.
La genèse d’un anti-héros
On est dans une petite ville de l’Orne, pendant ces années 1860 où la France a juste commencé çà basculer dans l’industrialisation, sans que les conséquences de cette mutation soient encore perceptibles. Moment aussi où des dernières flambées du royalisme, où l’aristocratie déjà déchue économiquement, s’attache à des symboles et à des rêves de plus en plus dérisoires. Moment où une fraction de la petite bourgeoisie lui reste encore fidèle, et prête à toutes les soumissions pour s’en faire accepter. Le père de Sébastien, quincailler, veuf et petit notable local, servile à l’égard des nobles et méprisant avec les faibles, est de ceux-là.
Son fils unique Sébastien est décrit comme une sorte de « bel animal » rousseauiste, libre et heureux, aimé et même déjà désiré et désiré de son amie d’enfance Marguerite, jusqu’à ce que la vanité paternelle le transplante brutalement dans un collège de Jésuites à Vannes, où il est l’objet de toutes les moqueries et mises à l’écart que ce genre d’institutions pouvait réserver que ce genre d’institution pouvait réserver aux « outsiders ».
C’est là qu’il y a dans le roman de Mirbeau à le fois une force et une faiblesse : privilégiant l’approche subjective qui est celle de Sébastien, pauvre gosse qui ne comprend pas ce qui lui arrive, il rend bien compte du vécu, de la violence subie dans l’effarement, et qui anticipe et d’une certaine façon prépare le viol dont ce garçon sera victime. Cette approche impressionniste est particulièrement frappante et efficace. Mais du même coup, Mirbeau se prive et nous prive d’une description objective de ce collège de jésuites, bien réel pourtant et qui fonctionne comme un organisme, machine à former, et au besoin à broyer et à exclure. On se prend à imaginer ce que Zola, ami de Mirbeau, aurait pu en faire : quelque chose comme l’équivalent de la mine de Germinal, de l’alambic de L’Assommoir ou des Halles du Ventre de Paris…
Ce qui choque, c’est que, soumis à ces mauvais traitements, Sébastien, mis à part quelques gestes de mauvaise humeur, n’aie aucune velléité de révolte. On sait qu’il travaille peu ou pas, mais rien ne nous est dit des méthodes d’enseignement, des contenus pédagogiques. On aurait eu besoin de quelques scènes permettant de voir la confrontation entre Sébastien et l’institution, plutôt que d’entendre parler, si vaguement, de pain sec et de punitions.
Tout ce qu’on sait, c’est que le travail sinon d’incorporation, du moins de formatage accompli par les bons pères se traduit par l’incapacité, aux vacances, pour Sébastien, d’accepter les caresses de Marguerite, auxquelles il se dérobe farouchement.

Un sujet totalement nouveau
Vient le long épisode des manœuvres entreprises par le père De Ken qui aboutiront au viol. Il y a des pages très fortes sur l’emprise du regard, la mise en confiance, l’espèce de domestication entreprise et réussie par le prédateur. Finement, l’auteur nous montre les ambiguïtés de Sébastien, à la fois sidéré et lucide jusqu’à un certain point. La scène centrale, où le garçon entrevoit dans « une pâleur opaque, une blancheur morte de linge (…) dans le fond, contre quelque chose qui ressemblait à un mur, quelque chose d’horizontal, de rigide et de long, qui ressemblait à un sépulcre », celle où, le viol subi, il rêve à des sources et à des fontaines d’eau fraîche, « il aurait voulu surtout ne pas voir cette clarté de la lune qui coupait en deux la pièce et rester dans l’ombre, toujours », ont une authenticité et une puissance d’évocation peu communes.
Il est assez évident, et compréhensible, que cette scène bouleversante constitue l’apogée du roman. Les événements qui s’ensuivent, dans une cascade de plus en plus précipitée, restent en partie lacunaires : comme le narrateur s’en tient presque uniquement à la subjectivité de Sébastien, on est réduit à des spéculations sur les tenants et les aboutissants de son renvoi, sur les conséquences de la plainte qu’il réussit à formuler contre son prédateur, sur le rôle exact de son unique ami Bollorec.
Surtout, Mirbeau semble adopter l’idée aventureuse assez répandue à son époque selon laquelle l’agression sexuelle commise par le prêtre l’aurait non seulement meurtri mais aussi irrémédiablement perverti, lui révélant les séductions de la débauche et même de la cruauté.
De fait, alors qu’on aurait pu s’attendre à un plan de vengeance contre les jésuites et contre son père, ou à tout le moins à un engagement dans la vie active, on voit Sébastien devenir paresseux, velléitaire et, pire que tout, atrocement cruel à l’égard de sa fidèle amie Marguerite. D’une façon tout à fait inouïe pour l’époque, celle-ci exprime courageusement, sans rhétorique, son désir et son besoin d’amour, ce qui excite chez Sébastien une véritable folie meurtrière. Et même s’il finit par se calmer et se raisonner, jusqu’à céder aux sollicitations de Marguerite, le reste de son comportement à son égard , l’égoïsme et la lâcheté dont il fait preuve, lui ôtent toute notre sympathie.
Et cela d’autant plus que les idées anarchisantes qu’il finit par afficher ne l’empêchent pas de moquer « l’odeur des pauvres » ni leur esprit moutonnier qui soi-disant fait d’eux une chair à canon disponible pour toutes les guerres.
Son incorporation forcée dans l’armée pour la guerre franco-prussienne de 1970-71 aurait eu de quoi lui donner matière à réfléchir sur l’Etat moderne s’il avait fait l’effort de réfléchir à autre chose qu’à lui. Bien résolu, par pacifisme, à ne pas se servir de son fusil, il meurt bêtement, rejoignant dans le néant de l’histoire l’un de ses mauvais camarades des jésuites, aristocrate en fin de race, dont il venait de voir passer la dépouille sur une charrette.
Une réédition s’impose
On peut reprocher à Mirbeau une approche presque entièrement subjectiviste, même s’il faut lui reconnaître beaucoup de justesse et de subtilité dans sa restitution du « courant de conscience » de son anti-héros. On peut s’étonner de la quantité de mots obsolètes, bizarres ou vieillis, qui émaillent sa narration. Il est vrai que sa prose est souvent lourde et que ses descriptions laborieuses laissent parfois échapper l’essentiel. La dernière scène, celle de la mort de Sébastien, en apporte en quelque sorte la contre-épreuve : écrite comme une « chose vue », toute en esquisses et en notations sobres, elle en dit étonnamment long sur l’implacable vérité de la guerre.
Mais les défauts du roman de Mirbeau, son manque de dimension sociale, sa tendance à verser dans la caricature et l’inachevé, ne doivent pas dissimuler l’essentiel. Et l’essentiel, c’est que Mirbeau travaillait une matière toute nouvelle : la formation ou plutôt la déformation d’un individu moyen, avec comme pierre angulaire le fait d’être objet de manipulation jusqu’au plus intime de lui-même.
Ce continent était en friche, systématiquement ignoré par les récits de formation optimistes autant que par la littérature galante ou érotique, qui magnifiait toujours le point de vue des vainqueurs et des puissants. De ce point de vue, Mirbeau dérange toujours.
Jean-Michel Galano