Il y a cinquante ans mourait Pablo Casals (1876-1973). Le célèbre violoncelliste avait fui l’Espagne franquiste fin 1936 et s’était exilé au pied du Canigou, la montagne emblématique du Roussillon, dans la petite ville de Prades. En 1950, il y fonde un festival de musique destiné à faire date, initialement associé à Jean-Sébastien Bach. Aujourd’hui, le Festival Pablo Casals, diversifié, largement délocalisé, fidèle à sa tradition et ouvert aux jeunes interprètes, célèbre sa 71e édition. Le violoniste et chef d’orchestre Pierre Bleuse en assure la direction musicale depuis 2020. Il a accordé à Commune un entretien quelques heures après un concert de clôture dynamique consacré à deux symphonies de Beethoven. Comment concilier, réconcilier passé et modernité ? Tel est le cœur de sa réflexion, de sa pratique et de son questionnement pour que vive le festival.

Un festival c’est une histoire riche de souvenirs inscrits dans des pierres, d’émotions qui ressuscitent les pulsations d’une terre et comme ici les engagements d’un interprète. Celui de Prades rayonne dans les Pyrénées-Orientales, fécondant des lieux culturels et de mémoire, tels les églises du Conflent, le Mémorial de Rivesaltes, et Collioure ; Machado dort à Collioure/ Trois pas suffirent hors d’Espagne/ Que le ciel pour lui se fit lourd (Aragon, Les Poètes, 1960). Casals y joua naguère sur la tombe du poète espagnol sa plus célèbre composition, El Cant dels ocells. On aime ce faisceau de correspondances historiques, littéraires, musicales que tissent entre eux les lieux, les musiciens et les poètes. On aime encore ce superbe symbole, arc tendu à travers les âges et les générations : les premières notes de musique de l’édition 2023 du Festival Pablo Casals entendues dans ce haut lieu chargé d’histoire, de vies fracassées et de douleurs, le Mémorial du camp de Rivesaltes (1), ont été celles de la première Suite pour violoncelle de Bach jouée par Julie Sévilla-Fraysse, tel un écho de Casals interprétant la même œuvre pour inaugurer son Festival le 2 juin 1950 à 21h30 dans l’église de Prades.
Mais la prestigieuse manifestation musicale ne saurait vivre sur la seule richesse de son histoire. Elle doit diaprer l’aurore d’un avenir. Le pari sur la jeunesse est le choix assumé par son directeur musical Pierre Bleuse. Il s’avère payant pour cette dernière édition. La programmation, dont le violoncelle demeure l’instrument roi, manifeste la volonté de faire appel aux musiciens en voie de professionnalisation en résidence rétribuée pendant la durée du Festival, aux jeunes interprètes solistes ou en formation de chambre, sans oublier leurs (à peine) aînés comme Renaud Capuçon, le Quatuor Ebène, Bertand Chamayou ou Sol Galbetta. Deux concerts illustrent brillamment cette stimulante ouverture à la jeunesse. Celui d’abord, conduit avec quelle maestria, si l’on en croit les échos écrits et oraux, par Théotime Langlois de Swarte (né à Céret dans la vallée voisine) à la tête de l’Orchestre royal de Versailles dans un programme consacré aux concertos pour violon de J.-S. Bach. Respect de la tradition oblige. Mais un héritage investi par la fougue, l’énergie, le brio, la flamme, qualités dont témoignent son récent enregistrement des concertos pour violon de Vivaldi, Leclair et Locatelli chez Harmonia Mundi… et la photo ci après.

Le concert de clôture couronne le succès de la gageure. Encadrés par des professionnels solistes dans différents orchestres européens, les interprètes sont des musiciens futurs professionnels issus des grandes écoles supérieures. Toutes générations et expériences confondues, ils donnent une lecture vive, tonique — légère, sémillante pour la Quatrième, dramatique, généreuse pour la Troisième — de deux symphonies de Beethoven. Maestro énergique ou farfadet espiègle, Pierre Bleuse se révèle un étonnant pédagogue, au sens premier du terme qui est le contraire de scolaire : tel celui qui dans la société grecque antique guidait l’élève sur le chemin de l’école, et plus largement sur celui de la connaissance, il accompagne et éclaire du geste, ample et vigoureux, ou de mouvements de tête furtifs, chacun dans l’appréhension de la geste beethovénienne. Le choix des deux œuvres du compositeur devient ainsi patent. Beethoven, le musicien avec Bach privilégié par Casals, apparaît ici comme le chantre de la fraternité, de l’humanité souffrante et triomphante. Dans l’entretien qui suit, le Directeur musical du festival explicite ses choix d’artiste.

Entretien avec le Directeur du Festival, Pierre Bleuse : « On a starifié les interprètes et on a mis les compositeurs au deuxième plan. Ils doivent revenir sur le devant de la scène ! »
Commune : En écoutant l’Orchestre de chambre du Festival composé pour beaucoup de jeunes musiciens, je songeais à cette déclaration publiée le 30 juillet dernier : « La promotion de la musique entraîne une corruption morale et le fait de jouer de la musique égare les jeunes ». Elle émane du responsable du ministère de « la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice » de la province d’Herat en Afghanistan. Un autodafé d’instruments de musique a aussitôt été organisé. Comment réagissez-vous à cette information ?
Pierre Bleuse : On est dans de la barbarie. C’est une terrifiante régression qui n’a rien à voir avec la religion musulmane. La musique de fait a une force spectaculaire. Elle peut vous transporter, vous transformer et cette toute puissance, cette énergie font peur. L’homme a toujours eu besoin de ce dialogue avec l’invisible. Et tout mon parcours est soutenu par cette évidence : la musique est un acte spirituel. Le concert est souvent un échange difficilement descriptible entre le public et les musiciens qui relève d’un autre ordre. Et cette déclaration effrayante va à l’encontre même de ce que j’ai toujours tenté de réaliser : embarquer avec moi des plus jeunes. J’ai dans mes gènes ce sens de la transmission, ce devoir du passage aux jeunes. Quand j’ai pris la direction du Festival, j’ai d’abord examiné l’existant. Il y avait un stage dont l’intérêt ne peut pas être nié. Mais j’ai souhaité aller plus loin : donner la main aux plus jeunes, mais en les considérant déjà comme des artistes, penser un projet à les mettant au cœur du Festival. Désormais, ils sont payés, comme des artistes. Dans les concerts, ils sont au milieu de collègues aînés, solistes de grandes formations qui partagent la musique de façon très naturelle. Se crée ainsi une énergie mutuelle. Non seulement cette volonté correspond à ce que je pense et que je vis en profondeur, mais aussi à toutes les initiatives soutenues par Casals. Il avait créé dès 1919 à Barcelone un orchestre extraordinaire, fidèle aux valeurs qu’il a toujours défendues, au message de paix dont il était porteur. C’est pourquoi j’ai voulu clore le Festival par Beethoven. Un concert, ce n’est pas seulement jouer des notes, c’est exprimer par ces notes quelque chose de fort, d’universel.
Commune : Pablo Casals est mort en 1973, il y a cinquante ans. En quoi le présent festival de Prades s’inspire-t-il encore de l’esprit Casals ?
Pierre Bleuse : Prenant la tête du Festival, je ne souhaitais pas reproduire quelque chose. Je voulais m’inspirer de cet humaniste et de ce grand musicien, de ses valeurs profondes, de ce qu’il était, de son message pour composer une rencontre ancrée dans la modernité, dans son temps, et aussi tournée vers le futur. Que doit être un grand festival aujourd’hui ? D’abord, on l’a dit, il doit être tourné vers la jeunesse, mais aussi ne pas méconnaître ce caractère un peu sacré qui respecte l’origine et l’histoire du festival, liés à l’exil de Casals, aux souffrances de ses compatriotes, aux plus grands interprètes qui sont venus jouer ici. Recréer l’orchestre Casals, qu’il devienne l’âme du projet et faire venir les plus grands artistes de la scène internationale pour que le festival reprenne la place qu’il mérite, celle d’un des plus vieux, des plus illustres festivals de musique internationaux. Et redonner son éclat, son prestige à cette région sublime dont une partie de ma famille est originaire, mais que je sens un peu déshéritée, un peu oubliée. Et c’est un travail énorme de faire venir ou revenir à Prades de grands artistes. La plupart des grands que j’ai contactés depuis mon arrivée n’étaient jamais venus ici. Ils découvrent les lieux et le festival et expriment la soif qu’ils avaient de retrouver l’esprit de ce grand festival.
Commune : Non seulement vous avez ouvert les portes, mais vous avez ouvert les lieux. Ainsi l’édition 2023 a été inaugurée au Mémorial de Rivesaltes…
Pierre Bleuse : Ce premier rendez-vous avec ce lieu inaugure une collaboration, j’en suis sûr. Ce lieu est impressionnant, de toute beauté, avec une acoustique splendide. Une force émotionnelle se dégage de cet endroit. Commencer par Bach, le violoncelle, là où ont souffert tant d’êtres humains c’est manifester l’inscription du Festival dans une histoire riche et complexe. Une histoire de l’Homme liée à une histoire artistique.
J’ai voulu aussi construire un projet pour un espace singulier. La grotte de Canalettes, que d’autres éditions avaient déjà animée, correspond précisément à un de mes objectifs majeurs. J’ai voulu en faire le lieu de la création contemporaine avec cette réalisation hybride inspirée de chants traditionnels grecs et de projection vidéo, signée Thomas Pénanguer, la compositrice et chanteuse Sofia Avramidou et le contrebassiste Nicolas Crosse, soliste de l’Ensemble Intercontemporain. Et la soirée a été magique.
Commune : Le 14 septembre, pour votre premier concert à la Philharmonie de Paris en tant que directeur musical de l’Ensemble intercontemporain, vous dirigez une création d’un compositeur contemporain, l’Écossais James Dillon. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pierre Bleuse : J’ai découvert l’univers de James Dillon en interprétant avec l’Intercontemporain sa pièce Pharmakeia. C’est un compositeur à la réputation bien établie, mais peu joué et peu connu en France. C’est une page grand format de 50 minutes, d’une beauté extraordinaire, avec une profondeur spirituelle. J’ai connu un tel coup de foudre musical que j’ai voulu inaugurer ma mission de directeur en lui passant une commande de 75 minutes, véritable long voyage autour du thème de la mémoire. Dans notre siècle marqué par la rapidité, la brièveté, la consommation rapide, j’ai choisi la démarche inverse. On va le jouer sur une plate forme tournante au centre de la salle pour créer une immersion sonore. Son titre lui même est assez long : Polyptych: Mnemosyne… Acts of Memory / Acts of Mourning.
« Pour découvrir des musiques extraordinaires, il faut du temps. Et je continue à dénoncer ce grand mensonge du plaisir immédiat ou médiatique. »
Pierre Bleuse
Commune : Comment convaincre le public, et singulièrement le public jeune de l’intérêt, de la beauté de cette musique ?
Pierre Bleuse : C’est une question qui me passionne et qui interroge l’avenir de la musique classique. Comment une société doit-elle vivre avec ses créateurs ? On ne peut pas vivre dans un monde-musée tout le temps. Jusqu’à la moitié du XXe siècle on allait toujours découvrir des créations au concert. Et même si j’ai la chance de diriger tout ce répertoire du passé, que j’adore, je crains qu’on ne se soit laissé enfermer dans l’admiration pour le passé. On s’est éloigné de la création. Les compositeurs, les créateurs doivent être un peu les guides dans une société. On a starifié les interprètes et on a mis les compositeurs au deuxième plan. Ils doivent revenir sur le devant de la scène. Aller vers l’inconnu, vers des choses qui vous étonnent, vous questionnent, vous intéressent plus ou moins, voilà la démarche à encourager, la curiosité, qui nous font évoluer. Je n’ai pas moi-même un plaisir immédiat avec toute musique nouvelle. J’y passe du temps. J’explore une partition. Et tel un archéologue découvrant des joyaux du passé, je découvre des choses extraordinaires… ou pas. Il faut pour cela du temps. Et je continue à dénoncer ce grand mensonge du plaisir immédiat ou médiatique. Quand je vois les metteurs en scène d’opéras coller sur des œuvres anciennes des conceptions modernes, je leur dis : mais pourquoi ne pas mettre vos idées au service d’opéras contemporains ?
Commune : À ce propos, vous venez de créer à Bilbao Orgia, un opéra pour trois voix et orchestre de chambre du compositeur espagnol Hector Parra sur un livret de Pasolini et avec une mise en scène de Calixto Bieito. Cet opéra sera repris au Liceu de Barcelone en avril 2024.
Pierre Bleuse : Cette création a été un moment extraordinaire. Parra est un compositeur magnifique, avec un sens de la voix, du lyrisme. Le sujet n’est pas de tout repos. Mais quelle force à la fois dramatique et poétique. Et Calixto Bieito m’a aussi confié son désir de mettre en scène des créations. J’ai besoin comme musicien de goûter à tous les répertoires. En ma qualité de violoniste, j’ai fait de la musique ancienne, de la musique de chambre, du violon baroque, du violon solo d’orchestre. On est sorti du monde de l’hyper-spécialisation. Aujourd’hui le besoin est autre. J’ai la chance d’être nourri de tous les répertoires et d’avoir cette liberté.
Entretien réalisé le 11 août 2023.
Jean Jordy