Il n’y a pas d’école pour devenir romancière ou romancier. Mais il y a des cheminements qui expliquent ce parcours. Lilia Hassaine a fait des études de Lettres, puis elle a fait une carrière de journaliste, observant et commentant sur des plateaux de télévision des images du monde contemporain. Un pied d’abord dans l’imaginaire de la littérature, un autre pied dans la réalité d’aujourd’hui. De cette double expérience, de la sienne propre sont nés ses premiers romans, L’Oeil du paon, fiction passant du conte à la chronique réaliste d’une photographe ; Soleil amer, roman articulant une mémoire de l’immigration d’Algérie et un secret romanesque de famille. Le réel et l’imaginaire se sont encore rencontrés dans un court ouvrage poétique récent, faisant scintiller des bulles de parole, Des choses sans importance – recueil récemment évoqué ici.
Cette jeune romancière continue de tracer sa route en mêlant l’anticipation d’une société future et les conséquences extrêmes de la transparence à laquelle nous vouent aujourd’hui les médias, internet, les réseaux sociaux. Panorama imagine la France des années 2050.
Le décor est planté sous la forme d’un mélange de science-fiction et de conte philosophique. Il n’y a plus rien à cacher et l’on vit sous le regard de tous dans de grands immeubles de verre, ce qui sépare, réunit et permet de tout voir à la fois. Exit donc l’insécurité puisque tous se meuvent sous le regard de tous – ce qui a permis de mettre fin à une révolution d’une très grande violence. Plus besoin même de justice, de police puisque personne ne peut se cacher du voisin.

Lilia Hassaine sait ici faire surgir l’énigme là où on ne l’attendait pas – comme dans ses précédents romans, meurtres inexpliqués ou secrets de famille. Dans cet environnement si lisse, une famille inexplicablement disparaît. Et Hélène, non plus policière – il n’y a plus besoin de police – , jeune femme à la vie familiale troublée, est saisie de l’enquête. L’intérêt de l’intrigue policière est, dans toute fiction, la recherche d’une vérité – et celle-ci est complexe dans un monde où tout devrait relever de l’évidence, où toute violence est, en principe, exclue.
En suivant le fil de cette enquête dans cet univers apparemment transparent et sans mystère, on est saisi d’effroi devant le risque de tout dire et de tout montrer. « Rien n’est plus criminel que la perfection ».
Que devient la justice quand la justice n’est plus nécessaire ? L’exercice express d’un sondage : « Pour ou contre l’abaissement de la responsabilité pénale à sept ans ? Vous pouvez voter directement sur les réseaux sociaux, mes chéris. »
Que devient l’école quand tout se fait sur écran ? « Les élèves de CM1 se tiennent les uns à côté des autres. Ils ne se parlent pas. Absorbés par leurs écrans, ils jouent en réseaux et rejoignent des mondes virtuels dans lesquels ils se muent en personnages héroïques ».
Que devient la communication entre générations ? « Les ados s’écrivent sur les messageries sécurisées et sur les réseaux sociaux, ils ne s’appellent jamais. Leur génération juge les coups de fil intrusifs, en plus d’être inutiles. »
Que deviennent les rencontres amoureuses quand elles se préparent sur des sites, sinon des « rencontres arrangées » analogues aux « mariages arrangés » d’autrefois ?
Que deviennent même toutes les relations humaines quand les gens communiquent ainsi et ne vivent plus qu’en « communautés » choisies, où prévalent toujours la « bienveillance » et la «tolérance » ? « De nouvelles familles artificielles et fragiles se forment. « Nos amis virtuels, ceux qui nous ressemblent et partagent nos opinions, sont devenus nos voisins ».
On l’aura compris : dans ce monde positif et aseptisé, la violence incongrue fait tache, marque le retour de l’opacité, du refoulé et du secret. Hélène, narratrice et héroïne, perd pied dans ce monde prétendument idéal, piétine dans son enquête, retrouve aussi le sens de la douleur et de la complexité. Ce meilleur des mondes (il n’y a plus de danger, « C’est beau, c’est cool, profitez ! » – Smiley à l’appui), ce meilleur des mondes est sans doute désormais le pire.
Les paroles – qui semblent fusionner dans la belle alternance des propos en italiques et des autres – entendent vainement masquer les failles et les troubles dont les hommes et les femmes sont traversés. On ne sait plus qui parle, qui désire vraiment ce qui est dit… Basculement de «l’utopie » vers « la dystopie » ? Ou trajet en image vers le monde de rêve, puis de cauchemar vitrifié vers lequel on s’achemine ?…
Hélène retrouve son humanité en refusant ce monde déshumanisé : « J’aime la vie qui fait mal, qui use et qui déçoit. ». Mais, ici, son auteure, Lilia Hassaine, ne s’est pas usée et ne nous a pas déçus.
Cette jeune romancière, si déconcertante et si douée, avec son écriture fluide et son imaginaire de verre, nous chuchote au détour d’une page ce que suggère ce roman. « C’est pour cela que j’aime la fiction, parce qu’elle ne ment jamais ». Son conte futuriste et policier le montre brillamment : la vérité complexe du monde d’aujourd’hui se dit peut-être davantage dans quelques livres de fiction que sur les plateaux de télévision.
Romain Lancrey-Javal
Lilia Hassaine, Panorama, Gallimard, août 2023, 236 pages.