Rire de Sade

Le rire noir de Sade

Au moment où la BNF expose le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, il paraît pertinent de réfléchir sur le rire chez Sade qui se révèle grinçant et interroge tous les aspects de la noirceur. Du rire libertin, irréligieux, au rire cruel, féroce et sardonique, Sade, romancier et philosophe, décline un panel nuancé d’émotions. Le rire devient à la fois instrument de pouvoir, séparant ceux qui ont le droit de rire et ceux à qui cela est interdit, et instrument de torture. Autour du rire, victime et bourreau entament une nouvelle danse.

Rompant avec la tradition académique qui considère le rire comme ayant partie liée avec la joie – tel que le signale le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie (1765) : « émotion subite de l’âme qui paraît aussitôt sur le visage, quand on est surpris agréablement par quelque chose qui cause un sentiment de joie1 » – le rire noir de Sade s’affiche comme la face cachée, le continent sombre, de l’univers comique, en ce sens qu’il met en scène le bourreau et sa victime, que le rire désunit dans une déliaison mortelle. Momus le dieu railleur, fils de Nyx, la Nuit, et de l’Erèbe, les Ténèbres, affine alors chez Sade sa proximité avec son frère Thanatos, la Mort, jusqu’à un « rire et mourir » particulièrement déshumanisé.

L’expression « rire noir » n’est pas de Sade mais a été choisie pour représenter cet état ultime du rire, avant Baudelaire et le rire romantique : le rire absolu. Absolu dans la mesure où, dépouillé de toute joie, il perd son aspect positif et n’indique aucune complicité, aucune – même – humanité. Cette déshérence avec l’humanité est typiquement sadienne et le rire participe à cette entreprise misanthrope.

Précisons qu’il ne s’agit pas d’humour noir, sorte de refuge cynique de la désespérance, de dernière dignité au moment fatal, ni du rire dit « jaune » forcé, gêné, de complaisance, non, cet aspect-là du rire chez Sade affirme sa force et sa puissance, noires comme un tableau de Soulages, et va chercher du côté d’Annie Le Brun, fascinée par le noir, de Sade à Victor Hugo2.

On trouve des rires noirs en Turquie3, au Kenya4, ou en absurdie, dans la littérature argotique (où l’expression est antiphrastique : « ne pas rire du tout5 »), ou pour qualifier des rires auxquels on ne sait donner un nom6.

Chez Sade, le rire noir constitue une frontière : entre ceux qui rient, qui peuvent rire et ceux qui ne le peuvent pas, ceux à qui le rire est interdit et ceux qu’on force à rire. Notons que l’étude du rire chez Sade, dans sa globalité, dessine subtilement d’autres territoires, moins connus, moins saillants, distribue les rôles, attribue les fonctions dramatiques et se révèle un marqueur sûr des personnages, indépendamment des genres et du genre.

Le premier rire noir est celui des libertins, jeté à la face de leurs victimes. Nous l’appelons le « rire-réponse ». « Des rires furent ma seule réponse » est une tournure récurrente dans la geste de Justine7 pour signifier la solitude de l’héroïne et l’absence de dialogue. Répondre par un rire équivaut à ne pas répondre. Le rire ainsi employé devient un instrument de cruauté pour la victime, généralement suppliante. Rire permet par conséquent d’asseoir sa domination sans même la nommer, sans se donner de peine, sans faire de longs discours. Rire revient à parler pour signifier qu’on ne parle pas, qu’on refuse l’aumône de la parole à son interlocuteur. C’est un acte anti-charitable comme les affectionnent les libertins sadiens. Il est d’une autre nature que le rire de supériorité qui surgit lorsque quelqu’un tombe, ce rire de chute involontaire dont parle Bergson, qui nous saisit par l’inattendu du geste, l’incongruité d’une situation8. Chez Sade le rire est conscient de l’autre et le détruit9.

Si le rire-réponse est avant tout d’ordre psychologique, le rire éclate également devant la souffrance physique que le bourreau provoque chez sa victime. Et les femmes ne sont pas en reste, ainsi de Clairwill, compagne de Juliette :

revenant aux fesses, elle les mordit en quatre différents endroits, ce que la jeune fille n’endura pas sans des bonds et des haut-le-corps qui divertissaient fort mon amie, et qui excitaient en elle de ces rires méchants, tenant bien plus à la férocité qu’à la joie.10

On note, sans pouvoir ici approfondir davantage, une gradation dans la noirceur des rires libertins : ainsi le vice laisse apparaître une joie « maligne » et le rire-réponse se mue parfois en rire cruel, voire féroce. Mais le bourreau n’est pas seul à rire.

Instrument de puissance, le rire fascine le libertin et se met au service de ses expérimentations. Ainsi, cet état du corps, cette réaction physiologique, réponse à une émotion, le criminel sadien se fait fort de l’obtenir de force, comme il le fait des larmes ou même du sperme de ses victimes. Faire rire devient alors l’égal de faire jouir ou faire pleurer. Les libertins se repaissent évidemment des larmes de leurs victimes, elles les excitent, et on pense, par analogie, à Néron voyant pleurer Junie, caché derrière une tenture, dans la tragédie de Racine Britannicus11. Les larmes également rassurent : elles confirment leur pouvoir de nuire. Mais ces exigeants seigneurs de la luxure exigent en outre du sperme. Cette exigence s’éloigne de la douleur, de la preuve de souffrance que sont les larmes. La semence d’un vertueux a du prix pour le libertin, l’émission contrainte et forcée les ravit, comme si elle ôtait un peu de pureté à celui qui l’émet, comme si le vice se glissait dans la vertu, à laquelle Sade semble ne pas croire ou contre laquelle il s’acharne. Arriver à faire décharger un homme, qu’on menace de mort, sur le corps de sa femme, un fiancé jouir de sa fiancée dûment suppliciée auparavant, sous peine de périr également, ravit le libertin12 : l’acte sexuel s’affirme avec force comme dépourvu de tout sentiment, le plaisir comme éloigné du désir, simple commotion nerveuse, et l’amour ne vaut pas la peine qu’on en écrive des romans. Idem pour le rire. L’exploit en est même plus fort. Réussir à faire jouir qui ne veut pas, qui s’horrifie est une chose, réussir à faire rire au sommet de la terreur ou du désespoir en est un autre. Mais le corps est machine et c’est ce que Sade entend nous démontrer : on peut ainsi exciter les ris, comme on excite sexuellement quelqu’un, comme on excite les larmes et provoque le pathos. Tout ce qui est dans le corps et en peut sortir est un don précieux pour le dominant. Mais tout s’obtient par sollicitation nerveuse du corps et, en ce sens, il ne saurait s’agir d’un vrai rire, comme le soulignera Stendhal :

on rit lorsqu’on a le côté chatouillé. L’effet physique est un signe ; il n’est signe de rien, quand il est provoqué physiquement. On voit bâiller, on bâille ; souvent on rit de voir rire, particulièrement les jeunes filles. On dit que les femmes pleurent de voir pleurer, exemple : les funérailles en Écosse.13

Si ce rire-là n’est « signe de rien », il est motivé par le spectacle d’un ou plusieurs rieurs : c’est ce qu’on appelle un rire par contamination. Chez Sade, ce rire provoqué, expérimental, est qualifié de sardonique : un rire qui n’a que l’apparence du rire. Justine en fera les frais.

Nous dirons simplement que notre malheureuse aventurière trouva, dans le cabinet qui lui était destiné un meuble de torture, en usage parmi les bourreaux d’Italie. Fixée sur le croupion au haut de cette infernale machine, ses quatre membres étaient attachés en l’air, et son corps pesant sur cette partie chatouilleuse et faible que soutenait le fatal instrument, lui occasionnait, au moyen de ce poids, une douleur si violente, qu’il en résultait un rire sardonique, extrêmement curieux à examiner. On n’imagine pas le plaisir qu’eut Victor de faire établir là, par celui qui l’aidait, la triste et malheureuse Justine.14

Une autre occurrence révèle encore mieux l’aspect terrifiant et deshumanisant de l’expérience.

L’inquisiteur Torquemada faisait tenailler les patients devant lui, sur les parties les plus charnues de leur corps ; il les faisait placer sur un pieu préparé, où l’on ne s’appuie que sur le croupion : affreuse attitude, d’où il résulte de si singulières convulsions, que l’on meurt d’un rire spasmodique très extraordinaire à examiner.15

Ce rire douloureux et provoqué, ce rictus plus que ris, se trouve être le seul rire autorisé aux victimes des œuvres noires de Sade, comme l’exprime clairement le règlement de Silling dans la première œuvre « extrême », les Cent vingt Journées de Sodome : « Le moindre rire, ou le moindre manque d’attention, ou de respect et de soumission, dans les parties de débauche, sera une des fautes les plus graves et les plus cruellement punies16 ».

Si le noir du rire de Sade existe bien et offre une grille de lecture intéressante, cet aspect coexiste cependant avec d’autres formes tout aussi passionnantes à étudier et symptomatiques de l’œuvre : rire de joie, de moquerie, rire spirituel, de badinage, rire de complicité. C’est ainsi que Sade se révèle franchement comique (dans ses pièces, comédies ou contes), diablement ironique (partout, dans tous les genres), d’une impertinence voltairienne, satirique, dès que passe l’ombre d’un censeur, l’éclair d’une robe (de prêtre ou de juge) et jubilatoire lorsque la verve de ses personnages féminins éclate ou que les libertins devisent en compagnie. Le rire est une porte d’entrée à ne pas négliger dans l’univers sadien qui, sans en occulter aucune autre part (violence, cruauté, horreur), l’allège, l’affine tout en l’englobant.

Lire Sade nécessite ainsi une grande ouverture d’esprit, comme l’auteur lui-même en fait preuve, et réclame un sens de la nuance : il ne convient ni d’en faire à tout prix une idole masculiniste (pauvres hommes au contraire, comme ils sont maltraités chez Sade ! ridicules ! impuissants ! nigauds ! peu enviables ! il suffit de lire), sur laquelle tirer à boulets rouges au point de l’exclure des lectures recommandables, ni en proposer a contrario une relecture féministe à tout prix, effaçant ou corrigeant le déplaisant, sanctifiant Sade le mal-aimé. C’est un female gaze de bon aloi que la lecture de Sade requiert. Et si on aurait tort de ne voir en Sade qu’un horrible croquemitaine, un barbe-bleue glabre, aveugle et chauve et de le ranger trop rapidement dans la catégorie des nuisibles (aux femmes), c’est qu’une autre lecture que la lecture myope d’un féminisme radical et peu sensible17 est utile : moins que la lutte des sexes, c’est de lutte des classes qu’il faut parler, comme le rappelle l’incipit des Cent vingt Journées de Sodome : « Ce serait à tort qu’on imaginerait que la rôture seule s’était occupée de cette maltôte : elle avait à sa tête de très grands seigneurs. »18 Le rire signale avant tout le dominant, homme ou femme. Mais il révèle également l’étroite dépendance du bourreau et de sa victime : la voir moralement trébucher, physiquement souffrir provoque le rire et la jouissance du bourreau mais, a contrario le rire lui est interdit : seule la torture l’autorise.

C’est cette danse fascinante entre les êtres que Sade nous offre autour du rire.

Isabelle Goncalves

Pour une présentation plus détaillée du rire chez Sade, voir Isabelle Goncalves, « Le rire de Sade ou les délices de l’imagination », paru dans Cahiers Sade n°2

  1. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1765, vol. XIV, p. 299.
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  2. Les Arcs-en ciel du noir : Victor Hugo, Paris, Gallimard, 2011 ; Soudain un bloc d’abime, Sade, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1986.
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  3. Murat Özyasar, Rire noir, Paris, Editions Galaade, 2017.
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  4. Llewelyn Powys, Rire noir, Rennes, Les Perséides, 2012.
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  5. C’est ainsi que la reprend la littérature contemporaine, voir Francois Barcelo, Rire noir, Montréal, XYZ, coll. « Etoiles variables », 2004.
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  6. Ainsi Sade et Frédéric Ciriez ont le rire noir en partage
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  7. Il existe en effet trois versions distinctes de l’histoire de Justine : un conte tout d’abord, Les Infortunes de la vertu (1787), où Justine se nomme Thérèse, un roman publié anonymement, Justine ou les Malheurs de la vertu (1791), et une somme pornographique, La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu (1797).
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  8. Bergson, Henri, Le Rire. Essai sur la signification du comique (1900), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1ère éd. 1940, 7ème édition 1993.
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  9. « Et la tremblante Justine pleurait, demandait grâce, et n’obtenait de ses bourreaux que des mépris et des éclats de rire », La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu in Sade, Œuvres, éd. de Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1995, p. 516.
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  10. Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, in Sade, Œuvres, op.cit., t. III, 1998, pp. 433-434.
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  11. Acte II, sc. 2.
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  12. « Je n’aurais jamais cru, je l’avoue, que cette entreprise fût possible ; la terreur, le chagrin, l’inquiétude, les larmes, l’état affreux enfin de ces deux amants pouvait-il leur permettre l’amour ! Ici s’opéra, sans doute, un des plus grands miracles de la nature, et son énergie triompha de tous les maux de son imagination : Dormon, emporté, foutit sa maîtresse », Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, op.cit., p. 501.
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  13. Stendhal, Molière, Shakespeare, la Comédie et le Rire, Paris, éd. Henri Martineau, Le Divan, 1935, p. 295.
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  14. La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, op.cit., p. 920.
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  15. Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, op.cit., p. 897.
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  16. Les Cent Vingt Journées de Sodome, in Sade, Œuvres, op.cit., t. I, 1990, p. 64.
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  17. La lecture d’Andréa Dorkwin est en ce sens édifiante, voir Andréa Dorkwin, Pornographie, les hommes s’approprient les femmes, Herblay-sur-Seine, Editions Libre, coll. « Femmes en lutte », 2022, Pornography : Men Possessing Women, New- York, Putnam, 1981, 1ère édition.
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  18. Les Cent Vingt Journées de Sodome, op.cit., p. 15. ↩︎