La pièce « Les Paravents », de Jean Genet, est jouée dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel à Rennes au Théâtre national de Bretagne depuis le 29 septembre et jusqu’au 7 octobre, avant de partir en tournée. Elle sera donnée au Théâtre de l’Odéon, où tout avait commencé, du 29 mai au 19 juin 2024.
« Vivre le Mal de telle façon que vous ne soyez pas récupéré par des forces sociales qui symbolisent le Bien. Je ne voulais pas dire vivre le Mal jusqu’à ma propre mort mais de telle façon que je serais conduit à me réfugier, si je devais me réfugier quelque part, seulement dans le Mal et nulle part ailleurs, jamais dans le Bien. »
Jean Genet, Entretien publié par Playboy en janvier 1964.
« Désirer c’est délirer d’une certaine manière. (…) On ne délire pas sur son père et sa mère, on délire sur tout à fait autre chose, et c’est là qu’est le secret du délire, on délire sur le monde entier. On délire sur l’histoire, la géographie, les tribus, les déserts, les peuples, les races, les climats. (…) Le désir est géographico-politique. (…) On délire le monde, on ne délire pas sa petite famille. »
Gilles Deleuze, Abécédaire, D comme Désir, tourné en 1988 et 1989, diffusé par Arte en 1995.
« Chez Genet il n’y a pas d’affirmation qui ne soit également transposée du même coup avec un certain fantasme. Il n’y a pas de langage de dénonciation qui fasse la distinction entre cette transposition et la vérité, il n’y a pas de choses objectives et subjectives très bien séparées les unes des autres. Elles sont toujours les unes avec les autres. »
René Schérer, Entretien publié par Lundimatin en février 2021.
Les Paravents, dernière œuvre théâtrale de Jean Genet, dont il avait commencé l’écriture en 1961, fut jouée pour la première fois en 1966 au théâtre de l’Odéon, mise en scène par Roger Blin, sept ans après Les Nègres. Les représentations étaient attaquées par des paras, des regroupements d’anciens combattants et par l’organisation d’extrême-droite Occident. Patrick Devedjian et Alain Madelin faisaient parti des assaillants, et Daniel Cohn-Bendit du service d’ordre dirigé par l’UNEF qui protégeait le théâtre. En 1966, au plus fort de la polémique, Genet affirmait que « les Français découvriraient [dans Les Paravents] ce qui ne s’y trouve pas mais qu’ils croiraient y trouver : le problème de la guerre d’Algérie. ».
Quatre ans seulement après l’indépendance, les lieux de la pièce sont difficiles à situer. Les seuls endroits nommés ne se trouvent pas en Algérie, mais au Liban et au Maroc. Quelques temps plus tard, Genet déclare que dans Les Paravents,« tout est vrai et rien n’est vrai ». Plus tard encore, il désignera cette œuvre comme une « méditation sur la guerre d’Algérie ». En 2023, dans la version mise en scène par Arthur Nauzyciel, la pièce se déroule dans un espace unique, symbolisé par un escalier blanc, imposant, lisse, propre, à l’architecture proprement fasciste. Démesuré et contraignant, l’escalier monumental est le support des montées et des descentes, des ascensions et des désescalades, toutes au cœur du texte de la pièce.

Les personnages, une centaine dans le texte, une soixantaine dans la version mise en scène par Arthur Nauzyciel, font l’histoire sans la maîtriser. Aucun personnage n’est valorisé, et il ne s’agit pas de s’identifier en tant que spectateur. La cohérence entre les scènes n’est pas apparente, les humains aboient ou caquettent, les objets sont des êtres vivants, le ciel est sous la terre. Si les colonisés sont objectivement victimes d’oppression, et leur lutte légitime, ce statut ne saurait se confondre avec la perfection morale. L’oppression cause la résistance mais aussi l’avilissement des personnages courbant l’échine.
Le genre et le désir sexuel passent dans les couleurs des uniformes, l’homoérotisme anime les rapports entre les soldats, mais aussi entre colons et colonisés. Le désir est aussi celui de la traîtrise, la mort et la pourriture en toile de fond. Comme souvent chez Genet, la légitimité est troublée par le désir, les fantasmes se mêlent à l’histoire. L’un des personnages, Leila, décide d’être la plus laide de toutes les femmes, et son compagnon, Said, refuse de soutenir la lutte contre le colonialisme. Il y préfère la révolte individuelle. Comme Genet, Said est désigné comme « voleur » et « vagabond ». Romain Gy, l’un des acteurs de la pièce, remarque à juste titre que la plupart des autres œuvres de Genet, et notamment le Journal du voleur, sont contenues dans Les Paravents.
Le royaume des vivants communique avec celui des morts. Le rapport de l’intérieur à l’extérieur est symbolisé par un cadre dans la première des deux parties de l’œuvre. Dans la seconde, les personnages passent par une fente, métaphore de la mort ou de la renaissance, et peut-être de la violence inhérente à la vie, que Jean Genet opposait à la brutalité de l’État dans une tribune publiée en 1977 en soutien à la Fraction armée rouge. Genet a souvent répété que le théâtre se rapproche du cimetière, qu’on se rend au théâtre comme on se promène entre les tombes. La mort est omniprésente. Parmi les défunts, seuls Said et Leila, présentés comme des traîtres en raison de leur désir de rejoindre l’Europe, ne réapparaissent pas dans la région des morts.
Les Paravents sont une pièce en seize tableaux où, en guise de distanciation, les métalepses se succèdent, références à la narration ou adresses au public. Aujourd’hui, soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, sa mise en scène par Nauzyciel passe de l’implicite à l’explicite. Après l’entracte, dans une vidéo projetée à l’intérieur du cadre, nous voyons un ancien appelé en Algérie lire les lettres qu’il écrivait à l’époque. Le jeune homme découvrait un climat, des paysages, une culture. Il explicitait l’objectif militaire de terrifier la population, et racontait les exécutions sommaires, nombreuses.
Pourtant, le texte de la pièce renvoie au caractère atemporel de la narration, et l’impérialisme dénoncé est autant français que romain. Jean Genet ne voulait pas que le jeu des acteurs colle au réel. Il préférait le maquillage et l’outrance à l’emploi de comédiens arabes. Aujourd’hui, Arthur Nauzyciel fait incarner les colons et les colonisés sans prendre en compte l’origine véritable des comédiens. En 1983, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, les personnages étaient séparés dans les trois derniers tableaux de la pièce. Trente ans plus tard, dans la version de Nauzyciel, ils sont tous rassemblés, dans un symbole de réconciliation, ou un fantasme d’indiscernabilité.
Vivian Petit