Les éditions La Fabrique publient Faire justice, Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes de la militante Elsa Deck Marsault : « Là où il est admis que le recours à la police en cas de violence n’est pas la solution mais plutôt un problème supplémentaire, la tentation est de s’y substituer. »
L’ouvrage est courageux et l’autrice, elle-même militante féministe, a longuement hésité avant de l’écrire. Les milieux queers qu’elle fréquente l’ont aidée à se construire et à s’émanciper. Les squats, les réseaux d’entraide, les collectifs féministes, sont autant de ressources et d’espaces qui aident des personnes marginalisées ou discriminées à exister. Aussi, l’époque est à la critique réactionnaire du « wokisme ». Dans la presse de droite ou d’extrême-droite, cela consiste le plus souvent à exhiber les traits les plus caricaturaux du moralisme qui peut toucher certains militants progressistes afin de discréditer par avance toute dénonciation des inégalités. Dans ce contexte, développer une critique des dérives qui peuvent toucher des milieux féministes et queers n’est pas aisé.

L’ouvrage, écrit par celle qui se définit comme une « militante gouine », s’appuie sur une grille de lecture queer et féministe antiautoritaire, dont l’autrice du livre a adopté de nombreux codes langagiers (parmi lesquels l’usage du point médian et du pronom « iels »). Elsa Deck Marsault comprend le refus de nombreuses personnes qui ont subi des violences de se tourner vers l’institution judiciaire, soit en raison des défaillances de l’État dans la prise en charge des victimes, soit par opposition de principe à l’existence de la prison et de la justice pénale. Pourtant, explique-t-elle, le plus souvent, les pratiques développées en milieu militant pour se substituer à la police et à la justice se confondent avec les pires dérives punitives. Si nombre de dénonciations sont légitimes, d’autres fois, fleurissent des accusations approximatives ou des rumeurs, quand le droit à la défense est nié et les peines sans limite.
Il ne s’agit pas de minimiser l’ampleur des violences qui peuvent, en l’absence de perspective, pousser à avoir recours aux solutions les plus simplistes. Avec une certaine honnêteté, Elsa Deck Marsault raconte qu’elle a elle-même parfois ressenti l’envie de se venger. Le problème intervient lorsque des personnes prétendent faire justice en suivant leurs pulsions de vengeance. Il est dès lors nécessaire de comprendre les conditions de développement de nouvelles pratiques punitives dans la sphère militante. L’autrice l’explique par la faiblesse des luttes, conjuguée à l’influence du néo-libéralisme sur les attitudes et les imaginaires militants. L’incapacité d’instaurer un rapport de force avec l’État, le fait de passer d’une mise en cause des structures sociale à de simples demandes de reconnaissance, pousse à développer des espaces supposément safe et à chercher l’ennemi au plus proche de soi.
Souhaitant répondre à l’insatisfaction souvent ressentie par des parties civiles dans le cadre de procédures pénales, certains milieux militants tombent parfois en réponse, dans une diabolisation des mis en cause et une sanctification de l’identité de victime. Plusieurs exemples aberrants sont cités dans l’ouvrage, qui peuvent faire écho à des dizaines d’autres. Des personnes s’auto-incriminent ou avouent des faits qu’elles n’ont pas commis. Un homme présente des excuses pour avoir été trop insistant lorsqu’il demandait à son ancienne colocataire de déménager ses affaires. Il se voit stigmatisé comme « harceleur » avant d’être tabassé. Le lynchage devient possible quand une personne est désignée comme l’incarnation de l’oppression et que le premier coup a été donné puis approuvé par le groupe. Souvent, la figure du bouc émissaire permet de ressouder le collectif, l’exclusion ne connaît pas de limite dans le temps et dans l’espace, et aucune possibilité de se défendre ou de s’amender n’est octroyée. Aussi, nous constatons que si les victimes n’adoptent pas le comportement attendu, elles peuvent être elles-mêmes prises pour cible par les militants et les militantes. Elsa Deck Marsault cite notamment l’exemple d’une femme qui a confronté son violeur et souhaité dialoguer avec lui pour lui faire reconnaître les faits, qui finit par être elle-même diabolisée et exclue en tant que « complice des violeurs ».
Comme l’écrit Elsa Deck Marsault : « Il est d’ailleurs intéressant de noter un glissement dans ce qu’on nomme les pratiques féministes abolitionnistes. Dans les années 1970, en France, une partie des féministes abolitionnistes les plus révolutionnaires et radicales revendiquaient des procès sans peine. Elles se rendaient dans les tribunaux pour demander de libérer certains violeurs après procès, considérant que la « répression contre [un] violeur en particulier » ne permettrait pas de mettre fin aux violences sexistes et sexuelles. Si la reconnaissance de ces violences par l’État français et la justice était essentielle et stratégique, cela n’empêchait pas que le système carcéral et punitif dût être aboli – et qu’il fallait arrêter d’envoyer des personnes en prison. Au regard des pratiques punitives en cours au nom du féminisme abolitionniste, il semble que nous sommes passé·es de procès sans peine à des peines sans procès – renversement caractéristique de la société néolibérale. »
Ces pratiques sont favorisées par le repli de nombreux collectifs sur les réseaux sociaux, où les dénonciations publiques s’enchaînent et tiennent lieu de ligne éditoriale. L’autrice cite notamment les propos d’une personne la contactant, en demande de conseils pour « réussir son premier call out ». Elsa Deck Marsault analyse cette attitude : « les réseaux sociaux favorisent la ‟starification” de personnes et de profils dont il s’agit de suivre les gestes et les idées. Ce militantisme de l’influence, qu’il soit antispéciste, queer ou autre, se nourrit de logiques néolibérales où l’individu·e devient l’alpha et l’oméga des luttes : la personne qui dicte et la personne qui s’éduque, se conscientise, se déconstruit et se responsabilise – la source et la fin de tout. Le politique se résume alors à une ‟pratique de développement personnel”. »
Aussi, Elsa Deck Marsault constate que certains activistes travaillent souvent, volontairement ou non, main dans la main avec la police, soit en développant des attitudes qui n’ont rien à envier aux pires pratiques répressives, soit en diffamant ou fournissant de nombreuses informations relatives à d’autres activistes. Récemment, dans le récit de sa garde à vue publié dans la revue Lundimatin, un membre des Soulèvements de la terre, cible de procès d’intention l’accusant d’ « autoritarisme », expliquait que ce sont ces « pamphlets, publiés sur certains sites militants, que le ministère de l’Intérieur reprend avec application pour fournir des ‟preuves” de l’existence et de l’identité de certains soi-disant ‟dirigeants”, et alimenter, dans son argumentaire sur la dissolution, l’idée d’un mouvement ‟en réalité vertical”. »
En conclusion, Elsa Deck Marsault insiste sur la nécessité de développer des formes de justice qui n’essentialisent pas les victimes et les agresseurs. Elle s’inspire notamment des pratiques de justice transformatrice inventées par des Afro-américains, qui, dans le contexte états-unien, ne pouvaient faire autrement que de se tenir à distance d‘une justice raciste. Elsa Deck Marsault est la co-fondatrice du collectif Fracas, créé en 2019 dans une perspective d’entraide queer et féministe. Cette structure accompagne des collectifs en proie à des situations de conflit et de violence. Dans un premier temps, l’objectif est d’identifier les besoins des personnes qui ont subi des violence. Le collectif Fracas renvoie souvent vers des thérapeutes ou des associations d’aide aux victimes.
Dans un second temps, trois groupes de suivi sont généralement mis en place, l’un auprès de la victime, l’autre autour du collectif, le troisième en lien avec la personne mise en cause. Ce suivi des personnes accusées de violence part de plusieurs constats. D’abord, il s‘agit de considérer qu’elles ont aussi des choses à apprendre aux autres quant au déroulé des faits ou à l’environnement pathogène qui peut les produire. En s’appuyant sur les outils de la socio-analyse, le collectif tentera de comprendre comment la commission de certains actes a été possible dans un contexte donné. La dénonciation de faits de violence peut ainsi être perçue comme une occasion pour le collectif de réfléchir à ses dysfonctionnements et de se transformer. Ensuite, il s‘agit de penser ensemble, après avoir identifié les besoins des victimes, la possibilité d’une réparation. Enfin, le but est de prévenir la récidive. Dans ces processus, les désaccords doivent pouvoir être affirmés sans que toute voix dissonante soit sujette à des procès d’intention. Ces différentes pratiques, qui ne sont à aucun moment présentées comme des solutions miracles, tentent de répondre aux situations et aux besoins sans reproduire ce qui est rejeté des pratiques de l’État. En fin d’ouvrage, deux textes sont joints en annexe. Généalogie et initiatives récentes de la justice transformatrice et La socianalyse et son usage du collectif.
Comme en témoignent le succès du livre en librairie, sa réception positive et le nombre important d’invitations adressées à son autrice1, l’ouvrage répond à un réel malaise partagé dans de nombreux collectifs. Si l’on prend au sérieux les analyses d’Elsa Deck Marsault qui portent sur les causes matérielles du développement en milieu militant d’une nouvelle justice punitive alignée sur les principes du néolibéralisme, il est peu probable que la simple publication d’un ouvrage puisse répondre à ce problème structurel. Pour autant, nous pouvons espérer que les discussions qui ont commencé à avoir lieu permettront l’essor d’autres pratiques, à égale distance de la minimisation des violences sexistes qui a encore souvent cours dans la société, et des nouvelles pratiques punitives qui entendent y répondre.
[1] La liste des événements prévus est disponible sur la page consacrée à l’ouvrage, sur le site des éditions La Fabrique
Vivian Petit