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François Taillandier et l’attention aux mots qui nous abîment

Ces jours-ci est paru un excellent petit livre de l’écrivain François Taillandier : La parole altérée, Considérations inquiètes sur l’expression publique, aux éditions de l’Observatoire. L’auteur s’intéresse aux valeurs en vogue à la bourse des mots : crise, mondialisation, territoires, valeurs, stigmatiser, patriarcat… Et nous offre une leçon de choses à la fois passionnante, pertinente et hilarante.

Identité – sensibiliser – complotisme – invisibiliser – mobilités – genre… Ces mots employés quotidiennement sur les chaînes d’information, dans nos journaux, par le marketing, les institutions publiques ou les militants, que veulent-ils vraiment dire, quelle est leur besogne ? L’écrivain nous invite à interroger nos réflexes lexicaux et ceux des autres, et d’abord et avant tout ceux utilisés par les hommes politiques, notamment en meeting. Le pauvre Éric Zemmour, qui se croit savant, en prend particulièrement pour son grade, mais chacun y a droit, et la gauche tout autant que la droite et que le macronisme.

« La langue d’inox nous parle aussi de la vertu, du bien, du respect, des « valeurs ». Responsabilité. Solidarité. Citoyenneté. Concertation. Écoute. Pédagogie. Elle nous murmure à l’oreille les bonnes recommandations, recourant à ce jejoiement joliment épinglé naguère par la sociologue Marilia Amorim : « Je monte, je valide », disent les autobus ; « je trie mes déchets », proclament les poubelles ; « je fais ma déclaration en ligne », affirme le fisc ; et son symétrique « ensemble » (« ensemble, partageons la rue », « ensemble, combattons le virus »), incitation à un généreux élan collectif. »

Comment ne pas penser ici à la dernière trouvaille du gouvernement s’agissant des difficultés d’approvisionnement en énergie et de la nécessité de faire des économies : « Je baisse, j’éteins, je décale » ? Un slogan qui a également provoqué l’ironie d’Olivier Barbarant : « Notre temps a grand besoin de nouvelles catilinaires ». Et Taillandier de s’intéresser aux nouvelles dénominations des partis politiques, comme le poète dans Commune qui dénonçait une forme de « branding » : en 2022, « On en est à « Renaissance », à « Ensemble », à « Horizons », à « Agir ». » « Le record de l’insignifiance, cependant, me paraît établi par le mouvement baptisé Génération.s. Celui-là, on peut le triturer dans tous les sens, on ne trouvera rien. »

À la lecture de cet essai, on se prendrait presque à vouloir défendre ces pauvres hommes politiques si universellement détestés. Moquer les facilités de langage, les tics, les petites phrases ou les grotesques envolées lyriques des meetings, certes, mais n’est-ce pas encore une fois choisir pour cible ces responsables politiques que les Français adorent détester ? Au fond, n’est-ce pas tirer sur la vieille corde presque burlesque du « ministre qui ne sait rien faire », tel Louis de Funès dans « La folie des grandeurs », avec ce que cette manie a, elle aussi, de démagogique ? Nos ministres et nos députés sont-ils fondamentalement pires, s’expriment-ils vraiment plus scandaleusement que les petits chefs, les hauts cadres ou les grands patrons dans les entreprises, ou que n’importe quel être humain invité à débiter tous les jours des avis sur n’importe quel sujet ?

Mais Taillandier, c’est la force de son texte, taille aussi bien en pièces les élucubrations militantes et sociétales du moment (féminisme et antiracisme woke) que les pathétiques cours d’histoire de France pour ignorants de Zemmour ou que le dépliant édité par son Conseil départemental : « Votre département se réinvente. Forger ensemble la réussite de notre territoire ; organiser les solidarités ; veiller à un développement durable et respectueux de l’environnement ; développer les proximités en zone rurales ; multiplier les actions innovantes ; élargir ensemble le champ des possibles ; constituer un département exemplaire et responsable ; faire de notre département un révélateur de citoyenneté. »

Et là où l’auteur fait particulièrement mouche, c’est dans les dernières pages de son livre, intitulées Petit glossaire des mots qui passent tout seuls. Un recueil flaubertien des perles du parler ridicule d’aujourd’hui, impossible à lire sans éclater de rire. La forme courte, lapidaire, sans le moindre verbe, a décidément des mérites qu’aucune prose joliment chantournée ne lui ravira.

François Taillandier, La parole altérée, Considérations inquiètes sur l’expression publique, Éditions de l’Observatoire, 2022

Maxime Cochard

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